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de fens, ne fait pas s'il doit être content ou mécontent des hommes qu'il emploie; fes fentimens d'affection ou de haine ne font pas même à lui, Comment des maîtres de cette trempe feroient-ils fidélement fervis? Leurs miniftres chancelans vivent à la journée; lorfque la faveur les abandonne, ils rentrent dans l'oubli; leur ambition eft alors foiblement dédommagée par la jouiffance des richeffes d'une nation épuisée, dont ils fe font attiré le mépris & la haine; leur pouvoir eft remis en des mains tout auffi peu capables. La fociété eft fucceffivement la proie de miniftres ignorans & pervers qui, en se l'arrachant tour-à-tour, lui font des plaies profondes. Un Defpote n'eft pas fait pour avoir des miniftres zélés & vertueux. La vertu, les talens, le mérite n'approchent point de fon trône; la baffeffe l'intrigue, le vice conduifent feuls à fa faveur incapable lui-même, il ne choifit que des hommes avilis; la grandeur d'ame, la fierté noble, compagne du mérite, feroient des titres d'exclufion & des crimes dans des efclaves deftinés également à ramper.

Q

S. X VI

ll anéantit toute juftice.

UELLE juftice peut-on attendre d'un pouvoir fondé lui-même fur l'injuftice, la violence & la déraifon ! Les loix font fans ceffe, ou éludées par adreffe, ou violées ouvertement elles font obfcures, pour que la fantaisie puiffe toujours les interpréter: elles font contradictoires & multipliées, parce que chaque circonftance momentanée, chaque caprice du maître ou de fes puiffans miniftres, chaque intérêt en fait naître de nouvelles. Ces loix inventées par la paffion d'un feul ou d'un petit nombre font communément deftructives pour la nation contraires à la nature, elles multiplient les infracteurs; dictées par l'intérêt, elles puniffent avec atrocité & fans proportion. Les formes que l'habitude & l'ufage rendent refpectables aux peuples font les feules barrieres qui leur reftent: mais fouvent elles difparoiffent à la volonté du Souverain pour qui rien n'eft fsacré. Les droits, les prérogatives, les privileges des corps, des grands, des particuliers ne peuvent être ftables; tout ce qui feroit immobile deviendroit un embarras; le Defpotifme toujours changeant veut des êtres mobiles qui fe prêtent à tous fes mouvemens : femblable à ces enfans volontaires que la contrainte irrite, il veut tout brifer à fon gré; les juges qu'il choifit pour perdre ceux qui lui déplaisent, vendus à la faveur ou tremblans à la voix du crédit, ne prononcent que les arrêts qui leur ont été dictés. La majefté des loix & la vénération due à leurs organes ne font point faites pour des pays où la force feule eft respectée. La nobleffe, le rang, les titres n'y font que de vains noms dont le maître flatte la vanité puérile de quelques-uns de fes efclaves, fans leur procurer ni fureté ni

prérogatives réelles. Le pouvoir abfolu fait rentrer à chaque inftant dans la pouffiere les têtes les plus orgueilleufes. Tant que leur faveur fubfifte, les Grands éblouiffent une nation fervile par leur éclat paffager; dès qu'elle les abandonne, on fuit, on foule aux pieds, on tourne en ridicule les objets que l'on avoit révérés. Il n'eft point de corps qui ne foit avili fous un maître dont la volonté fuprême décide du fort, du rang, des droits de tous fes fujets. Les Grands, fous le Defpotifme, n'ont que le funeste avantage d'être plus près de la foudre, & d'éprouver plus rudement fes coups. Le citoyen le plus obfcur d'une nation libre, jouit de plus de fureté, de privileges, de grandeur véritable, que tous ces hommes décorés & titrés qu'un Monarque abfolu peut à volonté plonger dans le néant. S. XVII.

Les grands Etats font exposés au Despotisme.

PLUS un Empire eft vafte, plus ses sujets font nombreux; plus il est opulent, & plus il eft expofé à tomber dans les fers du Defpotifme. Dans un Etat étendu, la réunion des volontés qui voudroient s'oppofer à l'oppreffion, devient prefqu'impoffible. Bien plus, quand même le Souverain feroit difpofé à contenter fes peuples, les cris des provinces éloignées peuvent rarement fe faire entendre jufqu'au trône; leurs befoins ne font prefque jamais connus du maître. D'ailleurs les forces de l'autorité publique doivent augmenter en raifon de la multiplicité des paffions qu'elles ont à contenir. Il est très-difficile qu'un pays étendu puiffe être bien gouverné. Si les Souverains n'avoient fous leurs loix que le nombre de fujets dont il leur eft poffible de s'occuper, il n'y auroit point tant de defpotes & de tyrans fur la terre. L'on néglige communément les chofes que l'on trouve au-deffus de fes forces: l'expérience nous montre que le génie des Rois n'eft pas, pour l'ordinaire, plus étendu que celui des autres hommes : la terreur & la force fuppléent à la capacité du maître.

S. XVIII.

Le Gouvernement militaire y conduit.

UN Gouvernement militaire doit tôt ou tard dégénérer en Despotisme.

Toute nation que fa pofition ou les volontés de fon chef obligeront de tenir de grandes armées fur pied, finira bientôt par être totalement affervie. Tout Etat qui fait des conquêtes, n'eft pas loin de fa chûte. Une foldatefque étourdie s'attache au fort de fon maître; elle ne connoît point d'ordres que les fiens. Le Defpotifme eft une confpiration contre les peuples, tramée par le Souverain avec une partie de fes fujets pour enchaîner tous

les

les autres. Soumis à une difcipline rigoureufe, le foldat eft lui-même façonné à l'esclavage & par conféquent l'ennemi de la liberté des autres. Il ne connoît d'ailleurs que l'autorité vifible qui lui commande, & méprife la loi, cette volonté cachée qui commande aux autres citoyens. Des hommes que l'habitude familiarife avec le carnage & la violence, s'accoutument à regarder la force comme un droit. Ainfi la milice, foumife au defpote, oblige la fociété à porter fes fers fans murmure. Mais le Defpotifme toujours inconféquent, dégoûte fouvent ceux-mêmes que fon intérêt devroit l'engager à ménager; ne connoiffant jamais de regles que fon caprice, il fait quelquefois éprouver fon ingratitude à ceux mêmes qui affermiffent fa puiffance des injuftices, des paffe-droits, des préférences injuftes, des récompenfes dont la faveur décide feule, abattent le courage du guerrier. Le pouvoir abfolu fe croiroit limité, s'il fe faifoit un devoir d'être jufte, même à l'égard de fes complices. Inconfidéré dans fa marche, le defpote ne voit pas que bien loin d'être indépendant lui-même ou vẻritablement abfolu, il dépend réellement de fes Janiffaires, d'une foldatefque fougueufe & prompte à s'enflammer. Il ne voit pas fouvent que les brigands devroient au moins être équitables entr'eux.

Ainfi, fous un defpote, l'efclave ftipendié qui fert à enchaîner fes concitoyens, n'eft pas fûr lui-même d'obtenir les récompenfes qu'il a cru mériter en trahiffant fon pays; il eft lui-même la victime du pouvoir capricieux & injufte qu'il foutient; fon maître, fans égard pour fes fervices le punit de l'avoir fervi. Il peut bien y avoir une fureur aveugle dans les foldats d'un maître abfolu, on peut trouver dans leurs chefs une fougue infenfée, un honneur de convention; mais la vraie valeur est un sentiment raisonné qui ne peut avoir pour objet que le bien réel de la patrie. Le citoyen d'un pays libre, fe défend lui-même, en combattant fous fes chefs; le foldat d'un defpote n'eft qu'un vil mercenaire qui ne combat que pour la vanité de fon maître, & pour fe procurer à lui-même des objets futiles, & vains, & des récompenfes précaires.

LES

S. XIX.

La Religion corrompue par le Defpotifme, le favorife.

Es defpotes ont fouvent employé avec fuccès le crédit du Sacerdoce pour affervir les peuples & les retenir dans leurs chaînes. C'eft que le Defpotifme corrompt tout, même la religion & fes miniftres.

Mais ici le Calife alliant le Sacerdoce à l'Empire, il fortifie fa puiffance par la crainte de la Divinité. Ailleurs le defpote fit croire au Prêtre que leurs intérêts étoient communs; il joua la dévotion, prodigua au miniftre des autels des honneurs, des richeffes, & celui-ci lâchement complaifant fournit à l'autorité des moyens furnaturels d'affervir de plus en plus la fociété.

Tome XV.

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TELLE

§. xx.

Defpotifme des opinions.

ELLE eft l'origine de ces profcriptions & de ces perfécutions fanglantes ordonnées par les Defpotes. Les tyrans voulurent toujours exercer leur tyrannie, même fur la pensée; ceux qui ne penferent pas comme eux, leur parurent des rebelles indignes de vivre. Par cette politique insensée, les Princes ébranlerent fouvent leurs Etats, ils fe firent à eux-mêmes des plaies incurables. Mais un tyran dévot ne compte point avoir de fujets s'il n'a des esclaves ftupides, ou de vrais automates: il aime mieux régner fur des animaux abrutis, que fur des êtres raisonnables. Toute liberté de penfer fait horreur au Defpotifme qui l'étouffe avec fureur des hommęs deftinés au malheur ne font faits ni pour connoître ni pour chercher la vérité.

S. X X I.

Influence du Defpotifme fur les fciences.

Ous un Defpote, les fciences, les arts, l'induftrie, les talens, enfans de la liberté, uniquement tournés vers des objets frivoles, s'énervent & fe dégradent; ils ne prêtent leurs fecours qu'aux monumens méprifables de l'orgueil du maître, de la vanité de fes favoris, & au luxe infolent de quelques hommes engraiffés de la fubftance des peuples. Lorfque l'oppreffion a dépouillé les Etats, les arts & l'induftrie font obligés de fuir. La fageffe & la raison, faites pour guider les Souverains & les peuples, font des objets déplaifans pour tous ceux dont le pouvoir n'eft fondé que fur le menfonge & le preftige accablées fous le poids de la tyrannie & de la fuperftition, oferoient-elles faire entendre leurs voix plaintives dans l'Empire des Tyrans? La vérité fut toujours profcrite par des hommes qui n'en connoiffent pas le prix, qui la déteftent, qui craignent qu'elle ne réveille les efprits & qu'elle ne rappelle les hommes à la nobleffe de leur être. Les lumieres font inutiles ou dangereufes à des malheureux dont on n'a nulle envie de foulager les peines. La Poéfie dégradée ne proftitue fes accens qu'à la flatterie, à la frivolité; elle ignore cet enthoufiafme propre à embrafer les peuples pour la patrie, pour la gloire, pour la vertu ; langage feroit inintelligible pour des ames énervées & rétrécies par la crainte & par une longue pufillanimité. Le génie retenu dans des entraves perpétuelles, ne peut prendre un libre effor; fes ailes font attachées à la terre. Bien plus, une nation affervie eft tyrannisée jufques dans fes plaifirs; il ne lui eft permis de s'amufer que d'après les regles que lui prefcrivent les caprices de l'autorité; ce qui déplaît au Sultan, aux Sultanes, aux Vifirs n'eft point fait pour plaire à des fujets, dont les goûts même doivent être

fon

fubordonnés. Tout languit & fe dégrade fous un pouvoir abfolu; tout prend du nerf & de la vigueur par-tout où regne la liberté.

QUELLE

§. XXII.

Sur les mœurs.

UELLE peut être enfin la morale dans des pays foumis à des tyrans injuftes, inhumains, avides, & fans mœurs, entourés d'une foule de courtifans, de fycophantes, de délateurs qui partagent leurs paffions, & dont l'intérêt veut que leurs maîtres croupiffent dans les vices & dans le crime? Infpirera-t-on dans un tel pays à la jeuneffe l'amour de la patrie? Hélas! les mots de patriotifme & de révolte feroient des fynonymes. Qui eft-ce qui auroit l'audace de diftinguer la nation ou la patrie du Prince? Sa cour eft le centre commun auquel tout doit aboutir; ce n'eft que par des mœurs corrompues que l'on peut plaire à des hommes corrompus; de bonnes mœurs feroient la fatyre des perfonnages les plus puiffans. Un defpote & fes fuppôts s'embarraffent fort peu des mœurs de leurs efclaves; ils ne leur demandent que de la complaifance, de la baffeffe, une foumiffion fans bornes à leurs volontés déréglées. Que dis-je! ils préferent en eux des mœurs très-corrompues qui tiennent ceux qui les ont dans la plus grande dépendance. Des fujets vicieux, frivoles, diffipés qui ne penfent à rien, conviennent bien mieux à un defpote, que des citoyens réglés & qui fongent à leurs devoirs. Tout homme honnête eft une plante étrangere dans un pays defpotique; il eft fait pour y végéter dans la retraite, il y paroîtroit ridicule & méprifable; des mœurs aufteres, des vertus utiles, l'amour du bien public le rendroient haïffable ou fufpe&t. L'activité, l'énergie, la grandeur d'ame feroient des crimes en lui. Plaire aux defpotes & à ceux qui difpofent de tout; leur facrifier fon honneur, fes fentimens, fes talens; tâcher par des intrigues & des baffeffes de s'élever affez haut pour pouvoir foi-même fuivre fes paffions fans crainte; s'efforcer de s'enrichir, afin d'acheter des protecteurs & des complices, telle eft la feule morale qui convienne à des efclaves dont l'effence eft d'être vils & méchans.

§. XXIII.

Indolence des Defpotes.

UN Souverain abfolu devient néceffairement indolent. Il faut aux Prin

ces, ainfi qu'aux autres hommes, des motifs pour agir un intérêt pour faire le bien, un aiguillon qui les pouffe à la gloire. En eft-il pour un defpote accoutumé à dédaigner fon peuple, à mépriser fa colere, à fe mettre au-deffus de l'opinion publique, ou qui peut la forcer à fe taire? Une

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