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que rien ne put contenir, il ne regarda les hommes que comme des marchepieds, faits pour le conduire où fon ambition le guidoit. Sous les prétextes les plus légers, on lui vit entreprendre fans remords des guerres auffi inutiles que cruelles. Les fujets d'un maître abfolu ne connoiffent rien de facré, que fes volontés les plus folles. Ils fe font un honneur de périr par fes ordres; ils mettent toute leur gloire à fe dévouer pour lui; contenter fes defirs eft l'objet unique de toutes les actions : dans une nation dégradée, les citoyens ne fe diftinguent que par l'empreffement qu'ils montrent de plaire ou d'obéir à leur maître. L'unique reffource qui reste à la vanité d'un peuple avili, est de s'approprier la vaine gloire de fon tyran. Celui-ci, couronné de lauriers, également couverts du fang de fes ennemis & de fes fujets, commande encore plus infolemment à fes Etats dépeuplés, épuifés, malheureux même de leurs victoires.

LA

S. IX.

Foibleffe du Defpote

A bonté d'un Defpote eft fouvent plus funefte à fes peuples que fa méchanceté. Dans les mains d'un Prince indolent & privé de fermeté, quand par lui-même il feroit équitable, doux & fenfible, le pouvoir abfolu ne rend point fes fujets plus heureux. La nation, à l'infçu de fon chef, gémit fous l'oppreffion de tous les tyrans fubalternes chargés des détails de l'admi nistration. La foibleffe & l'incurie que l'éducation fait communément contracter aux Princes, les livrent à la conduite de quelques favoris qui rendent leurs vertus inutiles, & qui feuls favent mettre leurs foiblefes à profit. Egalement attentifs à s'affurer de la faveur, à foumettre leurs maîtres, & à tenir les peuples fous le joug, ces Miniftres ne font occupés que d'euxmêmes, la nation eft la victime de complots & d'intrigues qui n'ont que leur propre crédit pour objet. Sous un tel Defpotifme, la vérité, les cris de l'infortune, la vertu font écartés du trône; les tréfors de la fociété ne fervent qu'à raffafier l'avidité des courtifans, & à récompenfer les flatteurs, les parafites, les maîtreffes de ceux qui diftribuent les graces. Les forces de P'Etat font fucceffivement épuifées par des hommes frivoles & fans vues, que la faveur éleve & détruit à chaque inftant. Qui eft-ce qui s'occuperoit péni blement du foin d'acquérir des talens, lorfque l'intrigue & l'ignorance décident feules du mérite, & difpofent des places? Les guerres ne font entreprises que pour fatisfaire le caprice & la vanité de quelques Grands; nul fyftême dans l'adminiftration; nulle fuite dans les projets; nul plan dans la conduite; la nation devient à tout moment le jouet des cabales des Miniftres & de l'indolence du Souverain. A quoi fervent les vertus du maître, quand l'injuftice ou le délire de fes représentans ne connoiffent aucun frein ?

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S. X.

Maximes abfurdes du Defpotifme.

C'EST EST une maxime adoptée par le Defpotifme que, non-feulement fes ordres ne doivent jamais trouver de réfiftance, mais encore que l'autorité ne doit jamais reculer. Y a-t-il donc de la foibleffe ou de la honte à céder à la raison? N'eft-il pas plus noble & plus glorieux de reconnoître fes erreurs, que de perfifter fottement dans des folies avérées? Eft-il un Prince que l'aveu ingénu des fautes caufées par la furprise ne rendît cent fois plus refpectable à fon peuple que fon opiniâtreté à foutenir une injuftice? Mais les defpotes, par la crainte d'être méprifés, fe rendent déteftables; ils ne veulent jamais avouer qu'ils ont pu fe tromper; ils craindroient que leurs décrets ne perdiffent le ton fublime des oracles.

S'ils confentoient à les changer; comme ces oracles ne font communément que l'ouvrage de la paffion, de l'intrigue, de la faveur, quelques conféquences qu'ils aient, quelqu'onéreux & révoltans qu'ils foient pour les peuples, quelque contradictoires qu'ils paroiffent, ils deviennent irrévocables & font toujours exécutés. L'autorité d'un defpote n'est point faite pour plier ou reculer devant l'équité; tout homme qui parle en fon nom doit être foutenu; tous ceux qui le repréfentent font cenfés illuminés comme lui; les fujets deviennent criminels & féditieux, dès qu'ils ofent murmurer. Par cette affreufe politique, les peuples gémiffent fans ceffe fous la tyrannie de tous ceux qui font revêtus du pouvoir: ceux-ci font toujours fûrs d'être appuyés dans leurs oppreffions. Les foibles & les opprimés ont toujours tort fous un gouvernement inique. Une nation entiere eft traitée en rebelle pour foutenir le crime ou la folie d'un tyran'subalterne.

TELS

S. XI.

Folies du Defpotifme.

ELS font les effets que produit le Defpotifme; telles font les fuites d'un pouvoir qui n'eft point tempéré par des Loix. Que fera-ce fi le Souverain est un tyran féroce, qui, dépourvu d'humanité, écrafe fciemment fes peuples fous le poids de fes paffions, s'il confent à être détesté pourvu qu'il infpire de la crainte, en un mot, s'il s'eft fait un front qui ne rougit d'aucun forfait ? Que fera-ce fi le pouvoir fuprême fe trouve dans les mains de ces tyrans fyftématiques qui prennent pour maximes de rendre leurs fujets malheureux, afin de les rendre plus fouples & plus foumis! Que fera-ce fi ce pouvoir eft échu en partage à un conquérant ambitieux, qui ne regarde le fang de fes efclaves que comme une vile monnoie,

pour lui acquérir des triomphes & de nouveaux Etats! Ces effets font bien plus funeftes encore, lorsque l'inertie & une longue fervitude ont énervé les Etats. Car, ne nous y trompons pas, il ne peut y avoir de forces réelles, de puiffance, d'uniformité dans la marche du Defpotifme; l'impétuofité, le caprice, l'ignorance guident communément fes confeils. Tout se fait avec violence, fous un gouvernement violent. Les loix, les mœurs, les ufages changent en un inftant. Rien de fixe & de permanent fous une volonté toujours mobile & toujours obéie. Sans ceffe elle eft occupée à élever pour détruire, à réparer enfuite ce que fon imprudence avoit détruit. Des Princes qui fe fuccedent ne font jamais animés d'un même efprit; la mort d'un Souverain abfolu change en un inftant la forme de fa nation; par des fecouffes fubites & réitérées dont la fantaisie feule est le mobile, elle eft force de prendre le ton que le maître lui donne. Sous un Monarque guerrier tout fe porte vers la guerre; eft-il efclave de la fuperftition Tout devient dévot ou feint de l'être. A-t-il des goûts faftueux? Le peuple eft forcé de les payer de fa fueur. Eft-il par hafard éclairé ou fecondé par des Miniftres habiles? Un fucceffeur ignorant, des Miniftres jaloux ou incapables fe piqueront de rendre inutiles fes travaux, & prendront en tout le contre-pied de leurs prédéceffeurs. Eft-il impérieux? Tout tremble. Eft-il foible? Tout tombe dans l'anarchie. En un mot, une contrée foumise au Defpotifme ne prendra jamais l'affette que des loix ftables peuvent feules donner à un gouvernement,

S. XII

Sa force eft précaire,

QUELQUE reculées que foient les limites d'un Etat defpotique, quelque

nombreufes que foient fes cohortes, quels que foient fes tréfors & la fertilité de fon fol, l'expérience de tous les temps prouve que tous ces avantages font rendus inutiles par le délire de l'administration; fes fuccès momentanés ne font que des météores paffagers, & le defpote finit par échouer dans toutes fes entreprises. Des armées compofées d'efclaves font commandées par des favoris incapables. Une milice inconfidérée ne connoît d'autre mobile qu'un honneur chimérique qui n'eft réellement fondé que fur la vanité : les richeffes de l'Etat font diffipées par des miniftres prodigues, & ne font employées qu'à fatisfaire le luxe, la molleffe & la frivolité de quelques fultanes ou de quelques courtifans. Les récompenfes font arrachées au mérite & fervent à payer les hommages honteux que la baffeffe rend aux vices du maître & de fes Vifirs. Les talens, la fcience, la vertu négligés, écartés ou punis, font des objets incommodes ou incon nus au defpote & à fes appuis. Comment l'incapacité jaloufe favoriferoitelle le mérite qui lui fait toujours ombrage? Comment l'imposture in

quiete chercheroit-elle la vérité qui dévoileroit fes complots? Comment des ames abjectes & des cœurs endurcis dans le crime rendroient - ils juftice à la grandeur d'ame & à la vertu qui les forceroient de rougir? Les vrais talens ne trouvent accès qu'auprès des Souverains qui, ayant eux-mêmes des talens, favent les démêler, les encourager & les forcer par leurs bienfaits à s'approcher du trône.

IL

S. XIII.

Le Patriotisme eft incompatible avec le Despotisme.

L ne peut y avoir de patrie fous les volontés d'un Defpote. Un tel maître eft fait pour étouffer l'énergie, la grandeur d'ame, la paffion pour la vraie gloire, l'amour du bien public. Les cœurs des peuples affervis ne font point fufceptibles de ce beau feu qui embrafe le citoyen généreux. Quel intérêt peut animer les fujets du Defpotifme? Combattront-ils pour leurs poffeffions? Rien n'eft à eux, tout appartient au maître? Défendrontils leur bonheur? En eft-il fous la tyrannie? La gloire fera-t-elle leur mobile? Il n'en eft point pour des efclaves. S'armeront-ils pour leur fureté? Il n'en eft point fous des tyrans. L'efclave, qui n'a jamais qu'une existence précaire, enfeigne dès l'enfance la baffeffe à fa poftérité méprisée; il est faifi de crainte à la vue de tout homme qui jouit du crédit & du pouvoir. Il fait que les loix elles-mêmes font forcées de fe taire devant l'autorité; il fait que la juftice eft fans pouvoir pour protéger le foible; il fait que le bon droit a tort dans un pays où la volonté du maître décide à tout moment du jufte ou de l'injufte & peut anéantir les loix. Ainfi, dès fa naiffance, accoutumé à s'avilir, l'efclave du Defpotifme ne fentira jamais les mouvemens de cette noble fierté qui, répandue chez les Citoyens, rend une nation grande, puiffante & redoutable à fes ennemis.

S. XIV.

Ses effets fur l'agriculture & le commerce.

VAINEMENT fe flatteroit-on de voir l'agriculture fleurir dans des con

trées foumises à des maîtres abfolus. Les campagnes rendues défertes par la rigueur des impôts font encore plus dépeuplées, lorfque des guerres réitérées arrachent l'élite des cultivateurs à la charrue. La mifere force le laboureur à fuir fon champ, il cherche dans les villes, un afyle contre l'oppreffion & la pauvreté! il y trouve une fubfiftance plus facile & des reffources contre une oifiveté que la tyrannie rend néceffaire. Le fujet du Defpote chercheroit-il à fe multiplier? Hélas! il prévoit que fes enfans feroient comme lui deftinés à des malheurs fans fin. Borné à une chétive

fubfiftance que le travail le plus rude ne lui procure qu'à peine, en augmentant fa famille, il augmenteroit des befoins qu'il ne pourroit fatisfaire. Son industrie lui deviendroit funefte parce qu'elle feroit bientôt retomber sur sa tête des vexations nouvelles.,, Les Pays, dit l'Auteur de l'Esprit des loix, » ne font point cultivés en raifon de leur fertilité, mais en raifon de leur >> liberté : l'on ne fait rien mieux que ce que l'on fait librement."

Le commerce, enfant de la liberté, pourroit-il profpérer fous la tyrannie? Tout y devient monopole ou exaction. Le négoce eft méprifé fous des Souverains partiaux qui ne diftinguent que ceux de leurs efclaves dont le bras fert à enchaîner tous les autres. Dans un pays où le hafard, l'intrigue & la faveur décident de tout, où le crédit & le pouvoir font les feuls objets révérés, quel mobile encourageroit un commerce dédaigné par les grands, opprimé, limité, circonfcrit par le gouvernement, expofé aux extorfions de fes publicains? Si par une faveur du fort, le commerçant s'eft enrichi, il s'empreffe de fortir d'un Etat peu confidéré; féduit par le préjugé, il renonce bientôt à la profeffion de ses peres, pour paffer à une condition dans laquelle il efpere jouir d'une oifiveté orgueilleuse qui le rende inutile à l'Etat fi le Defpotifme déploie toute fa rigueur, fi l'oppreffion eft exceffive, l'homme enrichi enfouira fon or, il ne jouira de rien, il fe gardera bien de montrer de l'aifance & des richeffes qui tenteroient l'avidité des fuppôts d'un pouvoir à qui tout eft permis.

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S. X V.

De la Nobleffe fous le Defpotifme.

QU'EST-CE que la nobleffe dans un Etat defpotique? Peut-il y avoir

quelque avantage, quelque prérogative, quelque rang dans une nation où le Sultan eft tout, & où les fujets ne font que ce qu'il lui plaît? Il n'exifte de grandeur, que pour ceux que le Defpote éleve : il n'eft de prérogatives, que pour les ames baffes qu'il favorife; il n'eft de protection, que pour ceux qui confentent à ramper & à s'avilir. Choifis eux-mêmes par la cabale ou l'intrigue, les hommes revêtus du pouvoir ont rarement les talens de l'adminiftration. Occupés uniquement d'intrigues, du foin de se maintenir dans la faveur, ils s'embarrafflent très-peu de mériter les fuffrages d'une nation qui ne peut rien & dont ils peuvent étouffer les foupirs. L'émulation de bien faire n'exifte point pour eux; il ne s'agit que de plaire à un maître indolent, indifférent, toujours facile à tromper, ou bien à ceux qui ont du crédit fur lui. Ce n'eft communément ni l'incapacité, ni les plaintes publiques, ni les crimes qui font déplacer les miniftres d'un Defpote, ou qui font tomber fes favoris en difgrace; c'eft le caprice du maître, ce font les cabales de ceux dont ce maître eft le jouet, qui font & défont les Vifirs & les Satrapes; un Sultan dépourvu de raison &

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