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S. III.

Signes de la tyrannie.

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QUELS font donc les caracteres auxquels la fociété reconnoîtra la ty

rannie? D'après quoi jugera-t-elle fi fes chefs abufent de leur pouvoir? C'est une tyrannie de fubftituer fes paffions aux loix de la nature & aux intérêts de la fociété : c'eft une tyrannie d'affervir une nation avec les forces qu'elle n'a confiées que pour fa propre fureté c'eft une tyrannie de vouloir fans la loi fe rendre l'arbitre de la vie, de la perfonne, de la liberté, des biens de fes fujets : c'eft une tyrannie de prodiguer fans néceffité réelle le fang & les tréfors des peuples : c'eft une tyrannie de troubler les confciences des hommes & de les forcer à fe conformer à fes propres opinions, à fon culte, à fes préjugés : c'eft une tyrannie de faire taire les loix pour les uns, & de s'en fervir pour égorger les autres : c'eft une tyrannie de priver le mérite & la vertu des récompenfes qui leur font dues, pour les accorder à l'inutilité & au crime : enfin c'eft une tyrannie de vouloir commander à une nation contre fon gré.

Tels font les traits généraux fur lefquels la raison & l'équité veulent que la fociété regle fes jugemens. Voyons maintenant d'où peut naître cette paffion fi générale qui porte tous les Souverains à défirer l'exercice d'un pouvoir dont le nom les effraie, & dont les effets, quoique toujours funeftes pour eux-mêmes, leur paroiffent fi dignes d'envie.

LE

§. IV.

Du défir de dominer.

E défir de dominer & d'être préféré aux autres, eft une paffion naturelle à tous les hommes : elle eft fondée fur l'amour de foi fi effentiel à notre espece, qui fait que nous voudrions fans ceffe obliger nos femblables de travailler à notre bien-être, de contenter nos défirs, de nous procurer des plaifirs. La plupart des hommes veulent exercer un empire absolu dans la fphere qui les environne. Un pere de famille ne fait-il pas fouvent éprouver à fa femme, à fes enfans, à fes domeftiques, à ceux qui dépendent de lui, les effets de fes caprices les plus injuftes? Tout homme que la raifon n'éclaire & ne retient pas, eft ennemi de la liberté des autres; il craint que l'indépendance dont il les voit jouir, ne le prive lui-même des fervices & des fecours qu'il voudroit en tirer: il fe flatte que la force les obligera bien mieux à concourir à fes vues. L'homme le plus amoureux de fa propre liberté, eft fouvent le tyran de celle des êtres qui lui font fubordonnés. La moitié du genre-humain eft réduite à gémir fous l'oppreffion de l'autre.

Néanmoins ce défir que chaque homme a de dominer, l'oblige de lutter contre l'amour de la liberté ou de l'indépendance qui anime fes femblables, & qui leur eft également naturel. Il fubfifte donc un conflict perpétuel entre les différens membres de la fociété. Perfonne ne consent à fe foumettre à un autre, s'il n'y trouve de l'avantage, c'eft-à-dire, s'il n'efpere recueillir les fruits de fa foumiffion. Ainfi l'efpoir du bonheur fait que l'on sacrifie fous condition l'amour de l'indépendance perfonne ne renonce gratuitement aux droits de fa nature; perfonne ne confent à fe voir affervir fans profit. Tout homme voudroit conferver la liberté; tout homme oppose une volonté permanente, à celle qui veut le fubjuguer; la force ou la ruse décident le combat entre la paffion de dominer & celle d'être libre, qui font également naturelles aux hommes.

Le même combat qui fe livre entre des individus de l'efpece humaine, fubfifte entre les nations & ceux qui les gouvernent. Chaque membre veut être libre, c'eft le vœu général de la fociété; mais les intérêts, les paffions, les idées de fes membres, rarement d'accord entre eux, les empêchent de fe réunir pour agir de concert & pour oppofer une digue affez puiffante aux volontés d'un Souverain qui marche conftamment à fon but, ou qui les divife pour les faire fervir à fes projets. Le combat eft donc toujours très-inégal entre les peuples & ceux qui les gouvernent. En effet les Souverains, dépofitaires des forces de l'Etat & diftributeurs de fes bienfaits, trouvent fans peine les moyens de faire entrer dans leurs complots des hommes féduits ou intimidés, dont les fecours mercénaires les aident à fubjuguer le refte de leurs concitoyens; l'intérêt particulier met ceux-ci aux prifes, leur fait perdre de vue l'intérêt général, & rend inutiles les efforts qu'ils pourroient faire pour arrêter les entreprises de leurs chefs. Par une fuite de cette divifion, il n'eft que très-peu de contrées dans le monde où l'homme le plus vertueux jouiffe tranquillement de fa perfonne, de fon bien, & puiffe dire avec affurance que l'une & l'autre font à lui & ne deviendront jamais la proie d'un ufurpateur.

L'ID

S. V.

Origine du Defpotifme.

IDOLATRIE fit tomber le ftatuaire aux pieds de l'image que fes mains avoient formée. La fuperftition fit tomber les nations aux pieds des chefs qu'elles avoient créés.

Quels qu'aient été les efforts des Souverains & de leurs affociés pour pri ver le refte de la nation de la liberté, & pour prendre fur elle une autorité fans bornes; peut-être ne feroient-ils jamais parvenus à la faire to talement plier, fi l'opinion & l'ignorance ne fuffent venues à leur fecours. La fuperftition, fondée fur la crainte que les peuples ont des puiffances

invifibles qui gouvernent la nature, fe joignit à la force, elle engourdit l'entendement des hommes, elle les accoutuma au joug que leur raifon rejettoit; l'opinion confolida l'ouvrage de la violence. Ainfi la fuperftition produifit ce miracle; des terreurs furnaturelles redoublerent la timidité naturelle que faifoit naître la force; les nations accoutumées à trembler fous des chefs barbares, tremblerent encore plus fous des Dieux qui approuvoient la barbarie,

LES

S. VI.

Caufes de l'esclavage.

Es hommes ne font efclaves que parce qu'ils font timides, ignorans, déraisonnables. S'il eft des pays où regne la liberté, ce font ceux où la raison a le plus de pouvoir. Ceffons donc d'attribuer toujours au climat, l'efclavage fous lequel gémiffent la plupart des peuples. Les fables brûlans de la Lybie, les plaines fertiles de l'Afie, les forêts glacées du Nord obéiffent également à des defpotes révérés. Les fuperftitions des peuples, quoique très-variées entre elles, s'accordent toutes à les endormir dans l'ignorance & les fers. Comment imaginer que le climat puiffe être la cause unique de leur fervitude? Dira-t-on que le foleil qui échauffoit les Grecs & les Romains, autrefois fi jaloux de leur liberté, ne lance plus les mêmes rayons fur leurs defcendans dégénérés? Leurs mains ne cultivent-elles point aujourd'hui les champs jadis arrofés du fang de leurs ancêtres magnanimes? Ces efclaves avilis ne foulent-ils pas fous leurs pieds les monumens de leurs peres glorieux? Ce n'eft donc point le climat qui foumet au Defpotifme, il s'introduit par la force & la rufe, il s'établit & fe maintient par la violence, par l'impofture & fur-tout par la fuperftition: elle feule eft en poffeffion de priver les hommes de lumieres & de leur interdire l'ufage de la raison : elle feule leur fait méconnoître leur nature, leur dignité, leurs privileges inaliénables; après les avoir trompés au nom des Dieux, elle les fait trembler aux pieds des Rois,

IL

S. VII.

Effets de la fuperftition.

L ne fallut rien moins qu'un délire confacré par le ciel, pour faire croire à des êtres amoureux de la liberté, cherchant fans ceffe le bonheur, que les dépofitaires de l'autorité publique avoient reçu des Dieux, le droit de les affervir & de les rendre malheureux. Il fallut des religions qui peigniffent la divinité fous les traits d'un tyran, pour faire croire à des hommes que des tyrans injuftes la repréfentoient fur la terre. Il fallut l'aveuglement le plus complet, pour confondre l'abus avec le pouvoir, la

loi avec le caprice, la violence avec le droit, l'injuftice avec l'équité. Ce fut, fans doute, dans ces momens d'ivreffe, que les Rois prétendirent avoir pris avec leurs peuples des engagemens fubreptices, fi avantageux pour eux feuls, & fi nuifibles pour les infortunés avec lefquels ils difoient avoir contracté; ces Rois fe font perfuadés que ni la nature ni la raison, ni le temps, ni la volonté des peuples, ni la néceffité même des choses ne pouvoient anéantir un pacte infidieux. Ainfi ils s'arrogerent le droit d'être impunément injuftes, fans ceffer d'être les maîtres; les nations intimidéos oferent rarement contredire les puiffances céleftes, armées avec celles de la terre pour les tenir fous le joug. La voix de l'impofture avoir crié aux hommes : » Soumettez-vous fans murmure à des êtres privilé» giés que les Dieux irrités ont établis fur vos têtes; étouffez les cris » d'une nature rebelle qui vous ordonne de vous conferver, qui vous per» met de vous défendre, qui veut que vous cherchiez votre bonheur. Ab>> jurez une raison criminelle; qu'elle n'examine point des droits que le » ciel autorife. Votre fang, votre exiftence, votre vie appartiennent à un >> mortel que les puiffances d'en haut ont choifi pour vous commander; » il aura le droit de vous rendre malheureux; il fera l'exécuteur des ven» geances divines; il fera le miniftre des fureurs du Très-Haut : pour » vous, il ne vous reftera pas même le droit de vous plaindre. Si votre » audace vous faifoit douter de ces oracles, & le fer & le feu vous pour» fuivroient en ce monde, & des tourmens éternels puniroient dans un >> autre votre défobéiffance facrilege.

Accablé de fes craintes & rempli de préjugés, l'homme porta fes chalnes avec patience: il fit taire fa raison, il réfifta au défir d'améliorer fon fort; il craignit de redoubler fes maux, au lieu de les foulager; il prit fes calamités, fuites naturelles des paffions & des folies de fes injuftes maîtres , pour des châtimens du ciel auxquels il falloit humblement fe foumettre. Lorsqu'un heureux hafard lui donna des Souverains plus humains & plus raisonnables, il en rendit graces aux Dieux: lorfque le fort lui donna des tyrans, il les prit pour des fléaux du ciel juftement courroucé de fes fautes. Il devint donc de plus en plus aveugle & fuperftitieux. La tyrannie & la fuperftition fe fervent prefque toujours de fupports & d'alimens réciproques. C'eft ainfi que la plupart des peuples de la terre font tombés dans cette langueur, dans cette ftupidité, dans cette inertie qui les rend prefqu'infenfibles aux maux qu'ils ne ceffent d'éprouver.

S. VIII.

Orgueil du Defpote.

Tour homme qui fe fent du pouvoir, eft tenté de fe croire un être

privilégié. Un bonheur continuel le rend infenfible aux miferes des autres

hommes

hommes, & lui endurcit le coeur : l'impunité l'enhardit au crime; le fuccès de ses entreprises l'enorgueillit; à la fin il fe perfuade qu'il eft d'une autre efpece que le refte des mortels qu'il voit anéantis à fes pieds; il finit par les méprifer. Parvenu à regarder les femblables comme des êtres indifférens & abjects, quels motifs auroit-il pour s'occuper de leur bonheur? Comment pourroit-il fonger qu'il leur doit quelque chofe? Ces fentimens hautains font encore entretenus par l'inexpérience de la mifere. Tout mortel qui n'a jamais goûté la coupe de l'infortune, ne peut être fenfible aux peines des infortunés l'homme heureux eft communément un être fans pitié. Que deviendra donc un Prince en qui ces difpofitions font alimentées par l'éducation & fortifiées par l'habitude? Entouré, dès l'enfance, de vils flatteurs qu'il voit profternés à fes pieds, leurs leçons feroient-elles bien propres à contenir fes paffions? Depuis l'âge le plus tendre, il est environné d'empoifonneurs qui lui répetent fans ceffe qu'il eft tout, que fon peuple n'eft rien; il n'entend que des efclaves qui l'entretiennent de fa propre grandeur & du néant des autres; il ne voit que des courtifans vicieux qui le corrompent, dans l'efpoir de tirer parti de fes inclinations dépravées : il n'écoute que des gens qui le tiennent dans l'ignorance de fes devoirs il ne connoît d'autres vertus que celles que lui infpirent des fanatiques qui n'en ont euxmêmes aucune idée. Ses yeux ne rencontrent que des hommes engraiffés du fang des peuples, qui lui dérobent le fpectacle des infortunes qu'ils caufent. Quelles difpofitions affez heureufes réfifteroient aux impreffions de tant de gens, ligués pour dépraver un Souverain! Il feroit un prodige, s'il ne devenoit un monftre d'orgueil & d'infenfibilité. Sans les flatteurs, exifteroit-il tant de tyrans fur la terre?

Elevés dans la licence & retenus dans l'ignorance de tous devoirs, les defpotes devinrent les ennemis nés & les fléaux de leurs fujets. Renfermés dans leurs palais, afin d'être plus refpectables, ils fe rendirent invisibles comme les Dieux. Endormis dans la molleffe, ils ne fongerent nullement à s'occuper des foins pénibles de l'administration; ils fe livrerent à l'oifiveté, à l'indolence, à la débauche. Les nations furent épuifées pour fournir aux plaifirs fantafques de leurs tyrans ennuyés, à l'avidité de leurs Miniftres & au luxe infultant de leurs cours. De tous les attributs de la Divinité que ces indignes Souverains prétendirent représenter, la bienfaifance, l'humanité, la juftice furent les feuls qu'ils oublierent de montrer. Accoutumés dès l'enfance à dédaigner les hommes, à fe croire des êtres furnaturels, ils ne laifferent plus tomber leurs regards fur une foule méprifée. Il n'y eut plus qu'un feul homme dans chaque fociété, elle ne travailla que pour lui, il ne fit rien pour elle; lorfqu'il s'en fouvint, ce ne fut que pour aggraver fes maux, pour appefantir fes chaînes, pour imaginer des moyens ingénieux d'augmenter fes miferes.

Devenu féroce à force d'orgueil & de flatteries, le defpote ne ménagea pas plus la vie de ses sujets que leurs propriétés: ufurpateur d'un pouvoir Tome XV.

Sff

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