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Je n'entreprends pas de difcuter cette queftion, elle n'eft point de mon fujet. Mais je me permettrai d'obferver que la vie heureuse, dont tant de Philofophes nous ont bercés, eft fi peu poffible qu'elle répugne à tout ce que nous connoiffons jufqu'ici de l'homme.

Si j'avois entre mes mains toutes les qualités qui conftituent la nature humaine, & que je puffe en difpofer, comme le potier difpofe de la molle argille, je vois clairement que je pourrois les arranger de façon à produire une créature complettement malheureufe, & dont tous les inftans fuffent marqués par le mal-aife. Mais fi l'on me propofoit de tirer de ces mêmes matériaux une vie toute tiffue de fentimens agréables, je ne faurois, en vérité, comment m'y prendre.

Vous me demandez des plaifirs, mais il n'en eft point qui à la longue ne vous laffe & ne vous excede. Il en feroit de même de la chaîne de plaifirs dont il faudroit compofer votre vie. D'ailleurs, pour vous faire paffer d'un plaifir à l'autre, ne voyez-vous pas qu'il faut que je vous donne des Défirs? Il faut donc que je vous rende mécontens de toutes les fituations par où vous paffez, je dis de chacune à fon tour. Il faut donc que je vous donne des averfions, Il faut donc que je vous donne des peines.

En faut-il davantage pour mettre dans tout fon jour la chimere de la vie heureuse, pour faire évanouir au flambeau de la raifon, tous ces plans de parfaite félicité qui ne font que de beaux fonges, & pour nous infpirer de la défiance contre ces nouveaux adeptes qui prétendent refondre la nature humaine, & tranfmuer les élémens de la vie. Ils nous promettent des jours filés d'or & de foie; mais au lieu d'or, ils nous donnent des fcories & de la fumée.

J'aime à me perfuader que la conjecture par où je vais finir eft mieux fondée. Lorfque j'embraffe d'un coup-d'œil cette foule de Défirs qui se fuccedent de fi près dans notre ame, je fuis tenté, en les raffemblant fous un feul point de vue, de confidérer la vie entiere comme un Défir continu, comme un Défir unique, comme un long Défir. Ne diroit-on pas en effet que nous cherchons fans ceffe un bien inconnu, & dont nous n'avons qu'une idée confufe? Pour le trouver, on erre d'objets en objets; on goûte de tout, on fe dégoûte de tout, tandis que le but où nous tendons fuit devant nous, & fe perd dans un lointain obscur. Ne feroit-ce pas que nous fentirions, à chaque inftant, que nous ne fommes pas encore ce que nous devons être, que notre exiftence n'eft qu'ébauchée, & qu'il nous manque, je ne fai quoi, pour la completter?

Tome XV,

PPP

DESPOTE, f. m.

L'état malheureux des Defpotes mis en parallele avec la condition heureufe des Princes qui gouvernent par des loix établies; & comment les premiers en abufant de l'autorité qui leur eft confiée, peuvent perdre

leur couronne.

LES Defpotes les meilleurs, les plus fages & les plus courageux, ont

déploré bien des fois la condition malheureuse à laquelle leur grandeur les aftreignoit. Nés pour l'ordinaire fur la pourpre, élevés dans l'orgueil & dans le luxe, rarement ils fentent les calamités qui accablent le refte du monde. Environnés prefque de toutes parts d'hommes vils, foux & ambitieux, ils font obligés de tout voir par les yeux, & de tout entendre par les oreilles de ces ames ferviles.

Et en vérité je ne vois pas que cela puiffe être autrement dans la nature des chofes; car les baffes flatteries, les correfpondances trompeuses, la noire ingratitude envers fes anciens bienfaiteurs, les complaifances ferviles à l'égard de nouveaux amis, & généralement toutes ces fourberies & tous ces artifices néceffaires à un homme pour s'élever dans les cours du defpotifme, ou pour fe rendre chef de parti dans les gouvernemens libres, rendent les premieres charges inacceffibles à un homme vraiment grand & vertueux.

L'homme de bien préférera de vivre dans une obfcurité innocente; il aimera mieux jouir de cette fatisfaction intérieure qui résulte naturellement d'un jufte fentiment de fon propre mérite & de fa vertu, plutôt que de rechercher les grandeurs par une fuite d'artifices indignes & d'actions déshonorantes. Au contraire les hommes ambitieux, cruels, faux, traitres & orgueilleux mettront tout en œuvre pour parvenir à ces emplois, pour briller dans les cours & aux yeux d'une multitude évaporée ; & pour fe rendre néceffaires, ils flatteront fans ceffe le Prince, où le jetteront dans l'embarras.

On ne doit pas s'attendre que des perfonnes ainfi parvenues, faffent fervir leur pouvoir à l'avantage & au bien-être des peuples. Il eft bien plus vraisemblable que de tels Miniftres continueront comme ils ont commencé; je veux dire, que pour maintenir leur grandeur ils employeront les mêmes moyens dont ils ont fait ufage pour l'obtenir, jufqu'à ce qu'enfin ils aient facrifié à leur ambition, toute chofe au ciel & fur la terre.

On trouve dans l'hiftoire de l'Empereur Aurélien par Vopifcus, un beau paffage à cette occafion : le voici. Et queritur quidem quæ res malos principes faciat : jam primum, licentia, deindè rerum copia, amici improbi, Satellites deteftandi, Eunuchi avariffimi, aulici vel ftulti, vel deteftabiles,

ego à patre

&(quod negari non poteft) rerum publicarum ignorantia. Sed meo audivi, Diocletianum principem, jam privatum, dixiffe, nihil effe difficilius quàm bene imperare. Colligunt fe quatuor vel quinque, atque unum confilium ad decipiendum principem capiunt : dicunt quod probandum fit. Imperator qui domi claufus eft, vera non novit. Cogitur hoc tantùm fcire quod illi loquuntur : facit judices quos fieri non oportet; amovet à Republica quos debebat obtinere. Quid multa? Ut Diocletianus ipfe dicebat, bonus, cautus, optimus venditur Imperator. Hift. Auguft. Scriptor. tome II. pag. 531, 532.

» Mes amis, difoit l'Empereur Dioclétien, à ceux qui lui confeilloient » de reprendre l'Empire, vous ne favez guere combien il eft difficile de » bien régner & de remplir les devoirs d'un Empereur Romain. Le peu » de gens qui ont accès auprès de fa perfonne cabalent, prennent confeil » les uns des autres & confpirent enfemble pour le tromper & le trahir. » Sans ceffe ils étudient l'art de lui plaire. Jamais ils ne lui parlent de ce » qu'il eft de leur devoir de l'inftruire, & de fon intérêt de connoître. Ils » ne lui difent que ce qu'ils croient devoir lui faire plus de plaifir. Ils » l'enferment & le tiennent, pour ainfi dire, prifonnier dans fon palais. » Perfonne ne fauroit approcher du Souverain, que de leur confentement, » ou en leur préfence. Par conféquent jamais il ne lui fera poffible de » connoître la véritable fituation des affaires; jamais les cris de fon peuple » pe parviendront jufqu'à fon trône. Il ne faura que ce que fes courtisans » jugeront à propos de lui dire. De cette maniere il élevera aux pre»mieres charges de l'empire des perfonnes fans mérite, il bannira de fa >> cour fes plus dignes fujets & les plus dévoués à fon fervice. Or, pourquoi » m'aller replonger dans tous ces embarras puifque les bons, puifque les » meilleurs & les plus habiles Empereurs font continuellement vendus & > achetés. «

Cependant Dioclétien étoit un Defpote, dont les volontés étoient des loix pour fes fujets. Mais c'eft bien différent dans les monarchies limitées, où le Souverain gouverne fes peuples par des regles fixes & par des loix connues; où les Etats, outre le droit de faire des représentations humbles & libres, ont celui d'employer l'autorité du Monarque à faire rendre compte & à punir cette race d'hommes que nous avons dépeints plus haut.

Un tel Prince ne peut donc être que très-heureux; heureux dans l'amour de fes fujets, heureux dans les juftes applaudiffemens & dans les fentimens flatteurs de reconnoiffance d'un million de créatures dont il fait le bonheur. Heureux, trois fois heureux ce peuple dont la conftitution eft fi bien tempérée, dont l'administration eft tellement difpofée & fi bien divifée, que les paffions, ou les foibleffes du Souverain ne fauroient en aucune forte influer fur les affaires du gouvernement; heureux le royaume où le Prince a en fon pouvoir tous les moyens de faire le bien, fans

en avoir aucun de faire le mal; où toutes les actions de bienfaifance & de générofité prennent leur fource dans fa clémence & dans fa bonté; en un mot où toutes les machines inférieures font refponfables de tout ce qui fe fait au préjudice du public.

Un pareil gouvernement reffemble en quelque façon à celui du ciel mêmé, où le Souverain difpenfateur de toutes chofes ne peut ni vouloir ni faire que ce qui eft bon & jufte. L'excellence de fa nature s'oppose à ce qu'il foit l'auteur du mal. Juge terrible & impartial, il fera rendre un compte févere à tous ceux qui ofent imputer leurs iniquités à fes ordres ou à fes infpirations.

Telle eft la monarchie d'Angleterre. Par fon autorité le Souverain met le dernier sceau à tous les actes de gouvernement, fans avoir la peine & les foucis de les énoncer lui-même, comme émanans du trône. C'eft fon Parlement qui choifit les loix, & qui le prie de les approuver; ensuite fes Juges & fes autres Miniftres de la juftice fe chargent de les faire exécuter. Son grand fceau eft entre les mains de fon Chancelier; fa puiffance navale fous la direction de fon Grand-Amiral. Il n'eft aucun édit, aucun acte de gouvernement qui puiffe être publié fans l'avis & le confentement de fon Confeil. Tous ces Officiers répondent de leur mauvaise adminiftration, & généralement de tout ce qui fe paffe dans leurs divers départemens, foit quand ils l'ont confeillé, foit quand ils auroient dû le prévenir en donnant leur avis, ou en faifant d'humbles remontrances dans le temps. Tous font tenus à rendre compte de ce qu'ils ont fait. L'office principal du Souverain en Angleterre confifte à approuver les loix choifies d'un commun confentement; à faire mettre ces loix en exécution, & à fe rendre le dépofitaire de la fureté publique. Toutes les ordonnances particulieres, qui ne font pas conformes à ces devoirs importans, ne font pas réputées des ordonnances de la couronne; & ce qui se fait en conféquence n'eft pas regardé comme les actions du Roi; mais comme les actions de ceux qui ont fait ces ordonnances. Le Roi ne peut ni commettre ni donner le pouvoir de commettre une injuftice. Chacun de fes actes doit être felon la justice, autrement ce ne font plus les actes du Roi. Il ne fauroit, comme homme, donner des ordres contraires à ceux qu'il donne comme Roi. Sa volonté particuliere ne peut contredire sa volonté publique. En qualité de Roi, il commande à fon Chancelier & aux Juges d'agir conformément aux loix établies; & les ordres particuliers qu'il donneroit pour faire le contraire ne feroient pas valides.

C'eft d'après ces maximes que la nation a toujours agi, c'eft de là que vient fon profond refpect pour la Majefté Royale, refpect qui ne lui permet pas de fouffrir qu'on rende le Souverain refponfable d'aucune faute. Mais elle a toujours puni doublement ces Miniftres audacieux qui, pour juftifier leurs fautes, ofoient faire entendre qu'ils avoient des ordres ou l'approbation de leur maître.

Telles font en peu de mots les précautions que peut prendre la fageffe humaine pour rendre le Prince & le peuple heureux. L'autorité du premier n'eft limitée, qu'en ce qu'il ne peut faire du mal à fes fujets, & par conféquent à lui-même, puifque leurs véritables intérêts font les mêmes. Les peuples n'auront pas de motifs de refuser de juftes fecours au Prince, tant que les liens de leur conftitution feront confervés en leur entier; c'est-àdire, tant qu'on permettra aux parlemens de s'affembler, tant que les cours de juftice resteront ouvertes, & qu'on n'employera pas la force pour diffoudre toute communication entre elles. Un tel Prince deviendra l'objet du respect, je dirois prefque, de l'adoration de ses sujets, qui lui accorderont volontiers des revenus immenfes pour foutenir l'éclat & la magnificence de fa cour dans le pays, & la dignité de fa couronne chez l'étranger. Toutes les charges font en fa difpofition. Tous les honneurs émanent de fon trône. Sa perfonne eft facrée. Il n'eft refponfable d'aucun événement, d'aucune injustice, parce qu'il n'eft pas en fon pouvoir d'en commettre. Ceux au contraire qui en commettroient feroient punis par fon autorité, quand bien même ils viendroient à bout, fuppofé que la chofe fût poffible, de le tromper par de fauffes réprésentations jufqu'au point de lui faire approuver leur conduite.

L'exemple de Richard II, qui, comme on le lit dans notre hiftoire, fut déposé par les Etats du Royaume, & celui du Roi Jacques ne coutrebalancent aucunement la vérité de cette affertion. Ni l'un ni l'autre ne

fut déposé par le peuple, avant qu'il fe fût dépofé lui-même. Néanmoins certains partifans de la tyrannie & d'une autorité fans bornes ont prétendu qu'un Roi ne pouvoit pas réfigner fa couronne du confentement du peuple, quand il refufoit de la garder plus long-temps aux conditions auxquelles il l'avoit d'abord acceptée.

Mais fuppofons qu'un Prince, dans une monarchie limitée, faffe cette déclaration publique aux Etats de fon Royaume.,, Quoique la couronne » m'ait été transmise en vertu des loix de ce pays, & qu'elles m'aient » conféré toute la puiffance dont je fuis revêtu, je fais très-bien que je ne » faurois jouir de ma dignité qu'en maintenant ces mêmes loix que j'ai » juré d'observer, & en faisant le bonheur de mon peuple. Cependant il » m'eft impoffible de garder plus long-temps la couronne aux conditions » auxquelles je l'ai d'abord acceptée. J'y renonce donc dès ce moment, » fi l'on ne me permet dorénavant de gouverner felon ma volonté & mon » bon plaifir." Dans cette fuppofition, je demande aux partifans d'un pouvoir illegitime, fi le Prince ne donneroit pas une renonciation, une réfignation auffi formelle, auffi effective, comme s'il remettoit fa couronne par dégoût ou pour jouir plus librement des aifances de la vie. S'ils difent que dans ce dernier cas, exprimant fes intentions par paroles, il eft en droit de le faire; je voudrois bien qu'ils m'appriffent ces gens diftingués, pourquoi cela lui feroit moins permis, quand par une fuite d'actions, il dé

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