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conquérir, font ennemis de leur poftérité. A force de vouloir étendre leur domination, ils en fappent les fondemens. Cyrus confulta les fages vieillards qui vivoient alors; & voici ce qu'il put recueillir des anciennes loix de l'Egypte. Elles peuvent fe réduire à trois chefs qui régloient la conduite des Rois, la police & la jurisprudence.

Le Royaume étoit héréditaire, mais les Rois étoient obligés plus que les autres à vivre felon les loix. Les Egyptiens regardoient comme une ufurpation criminelle fur les droits du grand Ofiris, & comme une présomption infenfée dans un homme, de mettre fon caprice à la place de la raison. Le Roi fe levoit au point du jour, & dans ce premier moment où l'efprit eft le plus pur, & l'ame plus tranquille, on lui donnoit une idée claire & nette de ce qu'il avoit à décider pendant la journée. Mais avant que de prononcer le jugement, il alloit invoquer les Dieux par des facrifices. Là environné de toute fa Cour, & les victimes étant à l'autel, il affiftoit à une priere pleine d'inftruction, dont voici la formule.

Grand Ofiris! l'œil du monde, & la lumiere des efprits! donnez au Prince votre image, toutes les vertus Royales, afin qu'il foit religieux envers les Dieux, & doux envers les hommes, modéré, jufte, magnanime, généreux, ennemi du menfonge, maître de fes paffions, puniffant au-deffous du crime, & récompenfant au-deffus du mérite.

Le Pontife repréfentoit enfuite au Roi les fautes qu'il avoit faites contre les loix; mais on fuppofoit toujours qu'il n'y tomboit que par furprife, ou par ignorance, & l'on chargeoit d'imprécations les Miniftres qui lui avoient donné de mauvais confeils ou qui lui avoient déguifé la vérité. Après la priere & le facrifice, ils lui lifoient les actions des Héros & des grands Rois, afin que le Monarque imitât leur exemple, en maintenant les loix qui avoient rendus illuftres fes prédéceffeurs, & heureux leurs fujets.

Que ne devoit on pas espérer d'un Prince accoutumé à entendre les vérités les plus fortes & les plus falutaires, comme une partie effentielle de fa religion? Il est arrivé auffi que la plupart des anciens Rois d'Egypte ont été fi chéris de leur peuple, que chacun pleuroit leur mort comme celle d'un pere.

La feconde loi regardoit la police & la fubordination des rangs. Les terres étoient féparées en trois parties. La premiere faifoit le domaine des Rois; la feconde appartenoit aux Pontifes; & la troifieme aux gens de guerre. On regardoit comme un abus d'employer pour le falut de la patrie, des hommes qui n'euffent aucun intérêt à la défendre.

Le peuple étoit divifé en trois claffes, les laboureurs, les bergers, & les artifans. Ces trois fortes d'hommes faifoient de grands progrès dans chacune de leurs profeffions; ils profitoient des expériences de leurs ancêtres; chaque famille tranfmettoit fes connoiffances à fes enfans; il n'étoit permis à perfonne de fortir de fon rang, ni d'abandonner les emplois pa

ternels; par-là les arts étoient cultivés, & conduits à une grande perfection; & les troubles caufés par l'ambition de ceux qui veulent s'élever audeffus de leur état naturel, étoient prévenus.

les arts étoient en hon

Afin que perfonne n'eut honte de fon état neur. Dans le corps politique, comme dans le corps humain tous les membres contribuent de quelque chofe à la vie commune, il paroiffoit infenfé en Egypte, de méprifer un homme, parce qu'il fert la patrie par un travail pénible. On confervoit ainfi la fubordination des rangs, fans que les uns fuffent enviés, ni les autres méprifés.

La troifieme loi regardoit la Jurifprudence. Trente Juges tirés des principales villes, compofoient le confeil fuprême qui rendoit la juftice`dans tout le Royaume. Le Prince leur affignoit des revenus fuffifans pour les affranchir des embarras domeftiques, afin qu'ils puffent donner tout leur temps à compofer & à faire obferver les bonnes loix. Ils ne tiroient d'autre profit de leurs travaux, que la gloire & le plaifir de fervir la patrie.

Pour éviter les furprifes dans les jugemens, on défendoit les plaidoyers, la fauffe éloquence qui éblouit l'efprit, & qui anime les paffions on exposoit la vérité des faits avec une précifion claire, nerveufe, & dépouillée des faux ornemens du difcours. Le Chef du Sénat portoit un collier d'or & de pierres précieufes, d'où pendoit une figure fans yeux qu'on appelloit la Vérité, il l'appliquoit au front & au cœur de celui en faveur de qui la loi décidoit; c'étoit la maniere de prononcer les jugemens.

Il y avoit en Egypte une forme de juftice, inconnue aux autres peuples. Auffi-tôt qu'un homme avoit rendu le dernier foupir, on l'amenoit en jugement; l'accufation publique étoit écoutée. Si l'on prouvoit que la conduite du mort avoit été contraire aux loix, on condamnoit fa mémoire, & on lui refufoit la fépulture. S'il n'étoit accufé d'aucun crime contre les Dieux, ni contre la patrie, on faifoit fon éloge, & on l'enfeveliffoit honorablement.

Cyrus d'Egypte fe rend en Grece, & arrive à Sparte. Cet Etat étoit alors menacé de fa ruine par l'oppofition des deux Princes qui y régnoient, favoir, Arifton qui, étant d'un caractere aimable, doux & bienfaisant, fe confioit légèrement à tous ceux qui l'environnoient, & Anaxandride qui étoit d'un caractere fombre, soupçonneux & défiant.

Prytanis, favori d'Arifton, élevé dès fa jeuneffe à Athenes, s'étoit abandonné à toutes fortes de voluptés: comme fon efprit étoit plein de graces, il avoit le fecret de rendre fes défauts aimables; il favoit s'accommoder à tous les goûts & parler le langage de tous les caracteres. Il étoit fobre avec les Spartiates, poli avec les Athéniens, (il buvoit avec les Thraces), & favant avec les Egyptiens. Il prenoit tour-à-tour toutes les formes différentes, non pour tromper, (car il n'étoit pas méchant), mais pour flatter fa paffion dominante, qui étoit l'envie de plaire, & de devenir l'idôle des hommes. En un mot, c'étoit un compofé de ce qu'il y

avoit de plus aimable, & de plus déréglé. Arifton aimoit Prytanis & fe livroit entiérement à lui.

Le favori entraîna fon maître, les Spartiates commencerent à s'amolir. Les fages loix de Lycurgue furent violées impunément. Le Roi répandoit fes bienfaits fans diftin&tion & fans connoiffance.

Anaxandride tenoit une conduite toute différente mais auffi ruineufe l'Etat. Ne fachant difcerner les cœurs finceres & droits, il croyoit pour tous les hommes faux, & que ceux qui paroiffoient bons, ne différoient des autres que parce qu'ils ajoutoient l'hypocrifie à leur malice cachée; les meilleurs Officiers de fon armée lui devinrent fufpects, fur-tout Léonidas. C'étoit le principal de fes Généraux; il avoit une probité exacte & une valeur diftinguée. Il aimoit fincérement la vertu, mais il n'en avoit pas affez pour fupporter les défauts des autres hommes; il les méprifoit trop; il ne fe foucioit ni de leurs louanges ni de leurs bienfaits; il ne ménageoit ni les Princes ni leurs courtifans. A force de hair le vice, fes mœurs étoient devenues fauvages & féroces: il cherchoit toujours le parfait, & comme il ne le trouvoit jamais, il n'avoit de liaison intime avec perfonne, nul ne l'aimoit, tous le craignoient; c'étoit un abregé des vertus les plus refpe&tables, & les plus incommodes. Anaxandride s'en dégoûta & l'exila. C'eft ainfi que ce Prince affoibliffoit les forces de Sparte, tandis qu'Arifton en corrompoit les mœurs.

Chylon qui avoit élevé les deux jeunes Princes, les alla trouver, & leur parla ainfi mon âge & mes longs fervices, les foins que je me fuis donnés pour votre éducation, m'autorifent à vous parler avec franchise : vous vous perdez l'un & l'autre par des défauts contraires; Arifton s'expofe à être fouvent trompé par des favoris flatteurs ; & vous Anaxandride, vous vous exposez à n'avoir jamais de véritables amis.

Vouloir toujours traiter les hommes avec toute la rigueur qu'ils méritent, c'eft férocité, ce n'eft pas juftice; mais une bonté trop générale, qui ne fait pas punir le mal avec rigueur, ni récompenfer le bien avec choix, n'eft pas une vertu, c'eft une foibleffe; elle fait fouvent d'auffi grands maux que la malice même.

Pour vous, Anaxandride, votre défiance fait encore plus de mal à l'Etat que la bonté trop confiante d'Arifton. Pourquoi vous défier des hommes fur de fimples foupçons, quand leurs talens & leur capacité vous les ont rendu néceffaires? Lorfqu'un Prince a une fois donné fa confiance à un Miniftre pour de bonnes raisons, il ne doit jamais la retirer qu'après des preuves invincibles de perfidie. Il eft impoffible de tout faire par foimême; il faut avoir le courage de hafarder quelquefois d'être trompé, plutôt que de manquer les occafions d'agir; il faut favoir fe fervir fagement des hommes, fans s'y livrer aveuglément comme fait Arifton. Il y a un milieu entre la défiance outrée, & la confiance exceffive. Il faut yous corriger, autrement votre Empire ne peut être de longue durée.

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Les réflexions & l'expérience diminuerent peu à peu les défauts d'Arifton; il éloigna Pritanis; mais le naturel farouche d'Anaxandride ne fut corrigé que par les malheurs; dans fes guerres contre les Athéniens il fut fouvent défait, & fentit enfin la néceffité de rappeller Léonidas.

Cyrus fe fit connoître aux deux Rois, qui le reçurent avec une politeffe plus grande que les Spartiates n'en marquoient ordinairement aux étrangers. Il alla enfuite voir Chylon. Ce philofophe avoit acquis une grande autorité auprès des Rois, dans le Sénat, & fur le peuple. On le regardoit comme un fecond Lycurgue fans lequel rien ne fe faifoit à Lacédémone. Il inftruifit Cyrus des loix, des mœurs & du Gouvernement des Lacédé

moniens.

De Sparte Cyrus fe rend à Athenes, où il eft reçu par Pififtrate qui y régnoit. Il étoit impatient de voir Solon, & d'apprendre de lui l'état général de la Grece, & fur-tout celui d'Athenes. Solon avoit choisi fa demeure fur la coline de Mars, où fe tenoit le fameux confeil de l'Aréopage. Ce fage légiflateur fatisfit avec une forte de complaifance la curiofité de Cyrus.

Athenes dans fa naiffance eut des Rois, mais ils n'en avoient que le nom. Ils n'étoient point abfolus comme à Lacédémone. Le génie des Athéniens, fi différent de celui des Spartiates, leur rendit la royauté infupportable. Toute la puiffance des Rois prefque reftreinte au commandement des armées, s'évanouiffoit dans la paix. On en compte dix depuis Cécrops jufqu'à Théfée, & fept depuis Théfée jufqu'à Codrus, qui s'immola lui-même pour le falut de la patrie. Ses enfans, Medon & Nilée, difputerent pour la royauté. Les Athéniens en prirent occafion de l'abolir tout-à-fait, & déclarerent Jupiter feul Roi d'Athenes; fpécieux prétexte pour favorifer la révolte, & fecouer le joug de toute autorité réglée.

A la place des Rois, ils créerent fous le nom d'Archontes, des Gouverneurs perpétuels, mais cette foible image de la royauté parut encore trop odieuse. Pour en anéantir jufqu'à l'ombre, ils établirent des Archontes décennaux. Ce peuple inquiet & volage ne fe borna pas là. Il ne voulut enfin que des Archontes annuels, afin de refaifir plus fouvent l'autorité fuprême, qu'il ne transféroit qu'à regret à fes Magiftrats.

Une puiffance auffi limitée contenoit mal des efprits fi remuans. Les factions, les brigues & les cabales renaiffoient tous les jours. Chacun venoit, le livre des loix en main, difputer le fens de ces loix. Les génies les plus brillans font ordinairement les moins folides. Ils croient que tout eft dû à leurs talens fuperficiels: fous prétexte que tous les hommes naiffent égaux, ils cherchent à confondre les rangs, & ne prêchent cette égaLité chimérique que pour dominer eux-mêmes.

Le confeil de l'Areopage, inftitué par Cécrops, honoré dans toute la Grece, & fi célébre par fon intégrité, qu'on dit que les Dieux mêmes ont déféré à fon jugement, n'avoit plus d'autorité. Le peuple s'en Tome XV.

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étoit emparé; il jugeoit de tout en dernier reffort; mais fes décifions n'étoient pas fixes, parce que la multitude eft toujours bifarre & inconftante. Tout irritoit les préfomptueux; tout foulevoit les imprudens; tout armoit les furieux, corrompus par une liberté exceffive.

Athenes demeura ainfi long-temps hors d'état d'étendre fa domination, trop heureuse de fe conferver au milieu des diffentions qui la déchiroient. C'eft dans cette fituation que je trouvai ma patrie, lorfque j'entrepris de remédier à fes maux.

Dans ma jeuneffe, je m'étois abandonné au luxe, à l'intempérance, & à toutes les paffions de cet âge je n'en fus guéri que par l'amour des fciences les Dieux m'en avoient donné le goût dès mon enfance. Je m'appliquai à l'étude de la morale & de la politique, & ces connoiffances eurent pour moi des charmes qui me dégoûterent bientôt d'une vie déréglée.

L'ivreffe des paffions s'étant diffipée par les réflexions férieuses, je vis avec douleur le trifte état de ma patrie. Je formai le deffein de la fecourir, & je communiquai mes vues à Pyfiftrate qui étoit revenu comme moi des égaremens de la jeuneffe.

Vous voyez, lui dis-je, les malheurs qui nous menacent. Une licence effrénée a pris la place de la vraie liberté. Vous defcendez de Cécrops; je defcends de Codrus. Nous aurions plus de droit que les autres de prétendre à la royauté, mais gardons-nous bien d'y afpirer. Ce feroit faire un dangereux échange de paffions, que d'abandonner la volupté qui ne fait tort qu'à nous-mêmes, pour fuivre l'ambition qui pourroit ruiner la patrie. Tâchons de la fervir fans vouloir y dominer.

Une occasion se préfenta bientôt pour faciliter mes projets. Les Athéniens me choisirent pour chef d'une expédition contre les Mégariens qui s'étoient emparés de l'ifle de Salamine. Je fis armer cinq cents hommes; je débarquai dans l'Ifle, je pris la ville, & j'en chaffai les ennemis. Ils s'opiniâtrerent à foutenir leurs droits, & eurent recours aux Lacédémoniens qu'ils prirent pour juges. Je plaidai la cause commune & je la gagnai.

Ayant acquis par-là du crédit parmi mes citoyens, ils me prefferent d'accepter la royauté, mais je la refufai; je me contentai de la dignité d'Archonte, & je m'appliquai à remédier aux maux publics.

La premiere source de ces maux venoit des excès de l'autorité popu laire. La Monarchie modérée par un Sénat, eft la forme du gouvernement primitif de toutes les nations fages. J'aurois voulu imiter Lycurgue en l'établiffant; mais je connoiffois trop le naturel de mes Citoyens pour l'entreprendre. Je favois qu'ils fe laiffoient dépouiller pour un moment de la puiffance fouveraine, ils la reprendroient bientôt à force ouverte. Je me contentai donc de modérer le pouvoir exceffif du peuple.

Je fentis que nul Etat ne peut fubfifter fans fubordination. Je diftribuai le peuple en quatre claffes; je choifis cent hommes de chaque claffe que

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