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homme que je croyois non-feulement mon ami, mais encore zélé pour le bien du public.

Amafis me difoit fouvent avec des regrets qui paroiffoient finceres : Je ne goûte point le plaifir de la faveur du Prince, puifque vous en êtes privé. N'importe, lui difois-je, par qui le bien fe faffe, pourvu qu'il foit fait.

Ce fut alors que les villes principales de la haute Egypte m'adrefferent leurs plaintes, fur les fubfides extraordinaires que le Roi exigeoit. J'écrivis des lettres circulaires, pour adoucir les efprits: Amafis fit faifir ces lettres, & contrefit exactement mon caractere; il manda dans celles qu'il envoya en mon nom aux habitans de Diofpolis, ma patrie, que fi je ne pouvois pas gagner le Roi par la perfuafion, j'irois moi-même me mettre à leur tête pour le forcer à les traiter avec moins de rigueur.

Ce peuple étoit naturellement porté à la révolte, & s'imaginant que j'étois auteur de ces lettres, il crut entrer avec moi dans un traité fecret : Amafis entretint cette correfpondance fous mon nom, pendant plufieurs mois. Croyant enfin avoir des preuves fuffifantes de mon infidélité, il alla fe jetter aux pieds du Prince, lui découvrit toute la prétendue conspiration, & lui montra les lettres fuppofées.

Je fus arrêté fur le champ, & mis dans une étroite prifon; le jour fut fixé pour me faire mourir avec éclat, Amafis me vint voir; il parut d'abord chancelant dans fes idées, incertain de ce qu'il devoit croire, arrêté par la connoiffance qu'il avoit de ma vertu, ébranlé par la force des preuves, attendri fur mon fort.

Après l'avoir entretenu quelque temps, il fembla convaincu de mon innocence, me promit de parler au Prince & de travailler à découvrir les auteurs de la perfidie.

Pour mieux cacher fes noirs projets, il alla trouver le Roi, & tâchant foiblement de l'engager à me pardonner, il lui fit entrevoir qu'il n'agiffoit que par reconnoiffance, & par compaffion pour un homme à qui il devoit fa fortune il le confirma ainfi adroitement dans la perfuafion où il étoit de mon crime; le Roi naturellement foupçonneux & défiant fut

inexorable.

Le bruit de ma trahison se répandit par toute l'Egypte; les peuples des différentes Provinces accoururent à Saïs, pour voir le fpectacle inhumain qu'on préparoit enfin le jour fatal étant arrivé, plufieurs de mes amis parurent à la tête d'une foule nombreuse, & m'arracherent au fupplice qui m'étoit deftiné. Les troupes du Roi firent d'abord quelque réfiftance, mais la multitude fe déclara pour moi. J'étois maître alors de faire la même révolution dans l'Egypte, qu'Amafis fit depuis; mais je ne profitai de cette conjoncture heureuse, que pour me justifier auprès d'Apriès: je lui envoyai un de mes libérateurs pour l'affurer que fon injuftice ne me faifoit pas oublier mon devoir, & que je ne voulois que le convaincre de mon innocence. Tome XV.

F

Il m'ordonna de l'aller trouver dans fon palais; (ce que je pouvois faire fans rifque, le peuple étant fous les armes, & l'ayant entouré. ) Amafis étoit avec lui, ce perfide, en continuant toujours fa diffimulation, courut au-devant de moi avec empreffement, & me préfentant lui-même au Roi que j'ai de joie, lui dit-il, de voir que la conduite d'Amenophis ne vous laiffe plus aucun prétexte de douter de fa fidélité. Je vois bien, répondit froidement Apriès, qu'Amenophis n'afpire point à la Royauté, & je lui pardonne d'avoir voulu borner mon autorité pour plaire à fes concitoyens. Je répondis au Roi que je n'étois point coupable des crimes qu'on avoit voulu m'imputer & que j'en ignorois l'auteur. Amafis chercha alors à faire tomber les foupçons de fa trahifon, fur les meilleurs amis & les plus fideles ferviteurs du Roi.

Je fentis que l'efprit du Prince n'étoit point guéri de fes défiances, & pour prévenir de nouvelles accufations (après avoir difpofé le peuple à fe féparer,) je me retirai de Saïs, je retournai dans ma premiere folitude, & je ne rapportai de la Cour que mon innocence & ma pauvreté.

ment,

Apriès envoya des troupes à Diofpolis, pour en empêcher le fouleve& ordonna de veiller fur ma conduite; il s'imaginoit fans doute que je ne pourrois jamais me borner à une vie tranquille, après avoir vécu dans les emplois les plus éclatans.

Cependant Amafis devint maître abfolu de l'efprit du Roi; Apriès fe livra aveuglément à lui; ce favori lui rendit fufpe& fes meilleurs fujets & les fit exiler, afin d'écarter du trône ceux qui pouvoient empêcher l'ufurpation qu'il méditoit. Uné occafion fe préfenta bientôt pour exécuter fes projets.

Les Cyrénéens, Colonie des Grecs, qui s'étoient établis en Afrique, ayant pris aux Lybiens une grande partie de leurs terres, les Lybiens se donnerent à Apriès, pour obtenir fa protection. Le Roi d'Egypte envoya une grande armée dans la Lybie, pour faire la guerre aux Cyrénéens; cette armée où il y avoit beaucoup de mécontens qu'Amafis avoit eu foin d'éloigner, fut taillée en pieces; les Egyptiens s'imaginerent qu'Apriès avoit eu deffein de la faire périr, afin de régner plus defpotiquement; cette pensée les irrita, il fe forma une ligue dans l'Egypte inférieure, le peuple fe fouleva & prit les armes.

Le Roi leur envoya Amafis pour les appaifer, & les faire rentrer dans le devoir; c'eft alors qu'éclaterent les deffeins de ce perfide. Loin de calmer les efprits, il les échauffa de plus en plus, il fe mit à la tête des féditieux, & fe fit proclamer Roi; la révolte devint bientôt univerfelle. Apriès fut obligé de quitter Saïs & de fe fauver dans la haute Egypte.

Il fe retira à Diofpolis; j'engageai les habitans de cette ville à oublier fes injuftices, & à le fecourir dans fes malheurs. Pendant tout le temps qu'il y demeura, j'avois un accès libre auprès de lui, mais j'évitois avec

foin tout ce qui pouvoit lui rappeller le fouvenir des difgraces qu'il m'avoit fait effuyer.

Apriès tomba bientôt dans une mélancolie profonde; cet efprit fi fier dans la profpérité, qui s'étoit vanté qu'il n'étoit pas au pouvoir des Dieux mêmes de le détrôner, ne put foutenir l'adverfité; ce Prince d'une valeur fi renommée, n'avoit point le vrai courage d'efprit; il avoit mille & mille fois méprifé la mort, il ne favoit pas méprifer la fortune. Je tâchai de le calmer, de le foutenir, & d'éloigner de fon efprit toutes les funeftes idées qui l'accabloient; je lui lifois fouvent les livres d'Hermès, il étoit frappé fur-tout de ce paffage, » lorsque les Dieux aiment les Princes, ils » verfent dans la coupe du fort un mêlange de biens & de maux, afin » qu'ils n'oublient point qu'ils font hommes. «

Ĉes réflexions le tranquilliferent, & adoucirent peu à peu fes chagrins; je fentois un plaifir infini de voir que le Prince commençoit à goûter la vertu, & qu'elle le rendoit paifible au milieu des malheurs.

Apriès n'oublia rien pour se retirer de la trifte fituation où il étoit ; il ramaffa trente mille Cariens & Ioniens, qui s'étoient établis en Egypte fous fon regne. Je fortis avec lui de Diofpolis; nous marchâmes contre l'ufurpateur, & nous lui donnâmes bataille près de Memphis. Comme nous n'avions que des troupes étrangeres, nous fûmes entiérement défaits.

Amafis me fit chercher par-tout, mais le bruit de ma mort s'étoit répandu, & vingt années s'étant écoulées depuis ma retraite de la Cour fus confondu avec les autres prifonniers, & mis dans une haute tour à Memphis.

Le Roi fut amené à Saïs: Amafis lui rendit de grands honneurs pendant les premiers jours. Pour mieux fonder les inclinations du peuple, il proposa de le rétablir; mais en fecret il formoit le deffein de lui ôter la vie. Tous les Egyptiens demanderent la mort du Prince, Amafis le leur abandonna. Il fut étranglé dans fon propre palais, & l'ufurpateur fut couronné folemnellement.

A peine le peuple fut-il calmé, qu'il fe livra à cette inconftance natu relle qui agite toujours la multitude; on commença à méprifer la baffe naiffance d'Amafis, & à murmurer contre lui; ce politique fe fervit heureufement de fon adreffe pour adoucir les efprits irrités, & prévenir la révolte.

Les Rois d'Egypte ont coûtume de donner des feftins folemnels à leurs courtifans; les conviés lavoient leurs mains avec le Roi dans une cuvette d'or, deftinée de tout temps à cet ufage; Amafis fit faire de cette cuvette une ftatue de Serapis, qu'il expofa à la vénération des peuples, il vit avec joie les hommages empreffés qu'on rendoit à fa nouvelle divinité; il affembla les Egyptiens & leur fit cette harangue.

Citoyens, écoutez-moi; cette ftatue que vous adorez aujourd'hui, vous fervoit autrefois pour les ufages les plus vils; c'eft ainfi que tout dépend

*

de votre choix, & de votre opinion; toute autorité réfide originairement dans le peuple; arbitre abfolu de la religion & de la Royauté, vous créez également vos Dieux, & vos Souverains. Je yous affranchis des craintes frivoles des uns & des autres, en vous inftruifant de vos véritables intérêts: tous les hommes naiffent égaux, votre volonté feule les diftingue; quand il vous plait d'élever quelqu'un au rang fuprême, il ne doit y demeurer que parce que vous le voulez je ne tiens mon autorité que de vous, pouvez la reprendre pour la donner à un autre qui vous rendra plus heureux que moi; montrez-moi cet homme, je defcends du trône avec plaifir & me confonds dans la multitude.

vous

Par ce difcours impie, mais flatteur pour le peuple, Amafis affermit folidement fon autorité; on le conjura de refter fur le trône; il parut accepter la Royauté comme une grace qu'il faifoit au peuple: il eft adoré par les Egyptiens qu'il gouverne avec douceur & modération; la politique le demande & fon ambition eft fatisfaite; il vit à Saïs dans un éclat qui éblouit ceux qui l'approchent, rien ne paroît manquer à fon bonheur; mais on m'affure que le dedans eft bien différent de ce qui paroît au dehors; il croit que tous les hommes qui l'entourent lui reffemblent, & qu'ils veulent le trahir comme il a trahi fon maître; ces défiances continuelles l'empêchent de jouir du fruit de fon crime, c'eft par là que les Dieux l'ont puni de fon ufurpation : les cruels remords déchirent fans ceffe fon cœur, & les noirs foucis fe répandent fouvent fur fon front; la colere du grand Ofiris le pourfuit par-tout; la fplendeur de la Royauté ne fauroit le rendre heureux, parce qu'il ne goûte ni la paix du cœur ni l'amitié des hommes, ni la douce confiance qui fait le principal charme de la vie.

Amenophis alloit continuer fon hiftoire, mais Cyrus l'interrompit pour lui demander comment Amafis avoit pris un tel afcendant fur l'efprit d'Apriès.

Le Roi, reprit Amenophis, ne manquoit ni de talens, ni de vertus, mais il n'aimoit point à être contredit; il ordonnoit fouvent à fes Miniftres de lui dire la vérité, cependant il ne pardonnoit jamais à ceux qui lui obéiffoient; il aimoit la flatterie, en affectant de la haïr. Amafis s'apperçut de cette foibleffe, & le ménagea avec art. Lorfqu'Apriès réfiftoit aux maximes defpotiques que fon Miniftre lui infpiroit, ce perfide infinuoit au Roi que la multitude incapable de raifonner, doit être menée par l'autorité abfolue, & que les Princes étant dépofitaires du pouvoir des Dieux, peuvent agir comme eux, fans rendre raifon de leur conduite; il affaifonnoit fes confeils de tant de principes apparens de vertu, & de tant de louanges délicates, que le Prince féduit s'étoit rendu haïffable à fes fujets fans s'en appercevoir.

Alors Cyrus attendri fur le fort du Roi d'Egypte dit à Amenophis: il me femble qu'Apriès eft plus à plaindre qu'à blâmer; comment les

Princes peuvent-ils reconnoître la perfidie, quand elle se cache avec tant d'art?

Le bonheur du peuple, répondit Amenophis, fait celui du Prince; leurs véritables intérêts fe réuniffent néceffairement, quelque effort qu'on faffe pour les féparer. Quiconque infpire aux Princes des maximes contraires doit être regardé comme ennemi de l'Etat.

De plus, les Rois doivent toujours craindre un homme qui ne les contredit jamais, & qui ne leur dit que des vérités agréables. Il ne faut point d'autres preuves de la corruption d'un Miniftre que de voir qu'il préfere la faveur, à la gloire de fon Maître.

Enfin, un Prince habile doit favoir mettre à profit les talens de fes Miniftres; mais il ne doit point s'abandonner aveuglément à leurs conseils; il peut fe prêter aux hommes, mais il ne doit jamais s'y livrer.

Ah! S'écria Cyrus, que la condition des Rois eft malheureufe! Ils ne peuvent, dites-vous, que fe prêter aux hommes, ils ne doivent jamais s'y livrer; ils ne connoîtront donc jamais les charmes de l'amitié. Que je fuis à plaindre, fi la Royauté eft incompatible avec le plus grand de tous les biens.

Quand un Prince bien né, répondit Amenophis, n'oublie point qu'il eft homme, il peut trouver des amis qui n'oublieront point qu'il eft Roi; mais fon amitié ne doit jamais le faire agir par goût, ni par inclination dans les affaires de l'Etat. Comme particulier, il peut jouir des plaifirs d'une tendre amitié, mais comme Prince il doit reffembler aux immortels qui n'ont aucune paffion.

Amenophis raconta enfuite à Cyrus comment il étoit forti d'Egypte avec Arobal, prifonnier comme lui, qui avoit fervi Apriès dans les troupes des Cariens. Cyrus conçut la plus haute eftime pour le Philosophe Egyptien, & ne s'en fépara qu'avec peine. Mais le Ciel le deftinoit aux travaux pénibles de la Royauté. Allez, Cyrus, allez rendre la Perfide heureuse, lui dit Amenophis, il n'eft permis de goûter le repos qu'après avoir travaillé long-temps pour la patrie.

Cyrus & Arafpe reprirent leur chemin, traverferent le pays des Sabéens & arriverent fur les bords du Golphe Arabique, où ils s'embarquerent pour paffer en Egypte. Le jeune Prince fut furpris de trouver en Egypte un genre des beautés qu'il n'avoit pas vu dans l'Arabie heureuse. Là tout étoit l'effet de la fimple nature; ici l'art avoit tout perfectionné. Après avoir admiré les merveilles que lui offrirent de grandes villes, bien peuplées, & pleines de temples magnifiques & de palais fuperbes ornés de colonnes & de ftatues, il s'appliqua à connoître l'hiftoire, la politique & les loix de l'ancienne Egypte. Car cette Monarchie étoit bien déchue du temps de Cyrus, & quand il la compara à ce qu'elle avoit été, il ne trouva plus que l'ombre d'elle-même. Les conquêtes de Séfoftris l'avoient perdue, & Cyrus eut lieu de comprendre que les Princes infatiables de

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