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grande étendue au commerce: mais aujourd'hui les mêmes motifs ne fubfiftent plus; les villes ne font que trop peuplées, au préjudice évident de l'agriculture; le luxe eft parvenu à l'excès, & notre commerce s'eft étendu autant que nos facultés ont pu nous le permettre; ainfi il faut envisager ces chofes fous un autre point de vue que dans ces premiers temps, où la politique avoit des raifons toutes différentes de celles qu'elle a maintenant. Il eft inconteftable que c'étoit alors un bien de rapprocher les hommes les uns des autres, & de réunir dans un petit efpace beaucoup de familles qui étoient éparfes dans les campagnes, & qui ne trouvoient pas une occupation fuffifante dans les champs, pour les inftruire à quelque chofe de plus grand que les foins & la manutention de la campagne. Il falloit donc leur propofer une pofition avantageufe pour cela, & les villes ont été d'une grande utilité pour l'exécution de ce deffein au moyen des privileges que nos Rois leur ont accordés, ils y ont trouvé des commodités & des agrémens que le commerce & les beaux-arts y ont apportés. Il n'en a pas fallu davantage pour y attirer les peuples de toutes parts: ils y font venus en foule; & actuellement le nombre en eft fi grand, & nos villes font fi remplies d'habitans, en comparaifon de nos campagnes, que la balance n'eft plus obfervée. Cette trop grande quantité de monde qui afflue, loin de contribuer à l'augmentation de nos richeffes & à la force de l'Etat, qui réfide dans une population nombreuse, laiffe dans les campagnes un vuide confidérable, qui fait que les terres en font bien moins culrivées, & qu'ainfi les récoltes font plus maigres & beaucoup moins abon?dantes qu'elles ne devroient l'être; car nos richeffes, fi on y fait bien attention, tiennent plus à l'agriculture & à l'induftrie des peuples qu'à tout autre moyen. Or rien n'eft plus contraire à l'un & à l'autre, que de permettre aux villes de s'étendre, & de fe remplir d'une trop grande quantité de personnes qui ne peuvent être toutes occupées, & qui dès-lors deviennent inutiles & défœuvrées. Voilà la premiere origine de la mifere des peuples, voilà le premier principe du mal dont on fe plaint à préfent, mais inutilement : nos Rois ont très-bien reconnu cet inconvénient, lorfqu'ils ont établi depuis aux portes des grandes villes, des droits d'entrée fur les Denrées & fur certaines marchandifes, à proportion du plus ou moins d'utilité dont elles font pour l'utilité de la vie; c'eft ce qui a fait renchérir les vivres dans les villes, & a procuré une augmentation dans la perception des deniers Royaux, même cette précaution n'a pas remédié au mal; au contraire, elle a diminué la consommation dans les matieres premieres qui proviennent des fruits de la terre, ce qui a déterminé les habitans des villes à fe retrancher fur le vêtement & le logement, & même en quelque forte fur l'effentiel de la nourriture afin de pouvoir fupporter les charges des villes, & n'être point obligé de les quitter & de changer de demeure: ainfi les moyens qui d'abord avoient paru les plus propres à ramener tout dans l'ordre, n'ont point contribué, comme on

se l'étoit imaginé, à animer l'agriculture: au contraire les gens de la campagne en ont trouvé moins de débit de leurs Denrées ; & les habitans des villes confommant moins de toutes les manieres, il en eft résulté un vuide immenfe dans tout le commerce. La population s'eft trouvée diminuée, & la puiffance de l'Etat en a fouffert à proportion. Il eft donc d'une néceffité bien grande & prefque effentielle pour le gouvernement, de prendre une autre tournure plus avantageufe pour le public, fans que les finances en fouffrent de diminution; car il feroit à fouhaiter plutôt qu'elles s'augmentaffent, fans que les peuples en fuffent furchargés. Or je ne vois aucun moyen de produire tous ces effets, que l'établiffement de la Compagnie d'agriculture au fujet des grains, des vins & des fourrages; mais comme la viande de boucherie eft précisément dans le même cas, je ne ferai point de difficulté de charger pareillement cette Compagnie du foin d'en fournir dans toute l'étendue du Royaume, à toutes les villes, bourgs & villages. La viande de boucherie eft un aliment de feconde néceffité; c'eft après le pain une des Denrées les plus effentielles à la nourriture de l'homme; & on ne peut s'en paffer que très-difficilement, quand les bef tiaux ont fervi à cultiver & à engraiffer les terres, & qu'on en a tiré tout le fervice dont ils font capables; ils font encore un revenu confidérable aux propriétaires des biens de campagne qui les vendent; fi on ne facilite pas la confommation de ces beftiaux, il eft certain que les villes en fouffriront, & que les campagnes fe verront privées d'une bonne partie de leur revenu. Il y a des Provinces en France où la viande de boucherie eft à très-bon compte, tandis que d'autres font obligées de la payer fort cher; ce font les marchands de la feconde main qui, par les grands profits qu'ils exigent, caufent cette cherté, ainsi que les droits d'entrée & de caiffe, qui font des droits très-onéreux pour le peuple, & qui cependant ne rapportent pas au Souverain un revenu affez confidérable pour tout le mal qu'ils caufent aux particuliers, comme je me propofe de le faire connoître dans ce Mémoire.

Pour appuyer mes fpéculations, &, autant qu'il eft poffible, les fortifier par des preuves, je me fervirai des connoiffances que la Province de Guienne & la ville de Paris peuvent me fournir: on peut juger par la comparaifon que j'en ferai, de ce qui arrive dans le refte du Royaume. En Guienne le bœuf ne vaut communément que trois fols la livre de seize onces, ou neuf fols celle de quarante-huit. Le veau & le mouton s'y vendent à proportion; les bœufs font fort communs dans ce pays, puifque Paris en tire beaucoup de cette Province, par la médiation des marchands Limoufins. Ils valent communément dans les foires 300 livres la paire; mais pour cela il faut qu'ils foient bien gros & bien gras, de maniere à pefer fept à huit cents livres de viande, quand toute la dépouille en eft ôtée. Les frais de voyage pour les amener de la Province aux marchés de Sceaux ou de Poifly, ne font pas extrêmement confidérables; car

de bons bouchers de Paris m'ont affuré que cela n'alloit pas à dix livres par bœuf. Le fol pour livre que la caiffe de Poiffy perçoit fur le prix de la vente, fait un objet d'environ 10 livres, & les droits d'entrée aux barrieres de Paris, vont à environ 15 livres, ainfi chaque bœuf rendu à la boucherie revient à environ 185 livres. Un boucher fameux que j'ai confulté fur tout ce qui concerne fon métier, m'a fait connoître que toute la dépouille d'un pareil bœuf, qui confifte dans le fuif, le cuir, la tête, les pieds & le ventre, vaut pour l'ordinaire 80 livres, qui étant déduits du prix de l'achat, il ne refte plus que 105 livres pour la valeur de 700 pefant, en fuppofant même qu'il n'y en ait point d'avantage. D'après cette obfervation fondée fur le fait même, la viande ne devroit coûter au boucher que 3 fols la livre l'un dans l'autre, fi le marchand oublioit fon gain; cependant la viande fe vend à Paris 8 fols la livre, & malgré cela. on voit fort peu de bouchers devenir riches, ni de marchands de bœufs faire fortune. D'où cela peut-il venir? ce ne font point les droits du Roi qui ont pu caufer directement une pareille cherté fur la viande de boucherie; difons plutôt que les bouchers font de gros crédits fur lefquels ils perdent beaucoup; qu'ils font chez eux de grandes dépenfes pour leur famille, & dans leur commerce; que la plupart font trompés par leurs garçons, & qu'en général il y a parmi les gens de cet état peu de conduite & d'économie; tout cela influe confidérablement fur le commerce. S'ils ne font pas payés exactement par les particuliers à qui ils ont fait des crédits, & qu'on leur faffe perdre ce qu'on leur doit, comme il arrive affez fouvent, ils en font autant de leur part aux marchands de bœufs; de forte que les uns & les autres perdent prefque toujours le fruit de leurs peines & de leur travail : cependant il n'en réfulte rien d'avantageux pour la confommation. Au contraire, les pauvres à qui on ne fait ni crédit ni grace quand ils doivent, & qui font les plus nombreux, n'étant pas en état de payer la viande fi cher, en confomment peu, & les agriculteurs ou propriétaires des beftiaux, n'en font pas un débit proportionné à celui qu'il conviendroit de faire, eu égard à la quantité de beftiaux qu'il faus pour cultiver les terres & les améliorer; en conféquence on ne s'appli que pas à augmenter le nombre des prairies, ni celui des beftiaux.

Ce que nous venons d'observer par rapport aux bœufs, peut s'appliquer auffi aux veaux & aux moutons; car c'eft précisément la même chofe pour le commerce: cela cause un préjudice des plus grands dans l'Etat; les cultivateurs en font découragés, ils n'ont plus affez d'aifance pour travailler comme il faut, & améliorer leurs terres; au lieu que s'ils avoient un débit certain dans leurs beftiaux à un prix raisonnable, cela les engageroit à en élever une plus grande quantité, dont ils tireroient un profit confidérable : les habitans des villes qui auroient la viande de boucherie à meilleur compte, confommeroient le double ou le triple de ce qu'ils font actuellement, dès que le prix s'en trouveroit en quelque proportion

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avec celui du pain. Il eft d'expérience que la livre de viande équivaut pour la nourriture au moins à deux livres de pain. Or il n'y a point de doute que fi le petit peuple dans les grandes villes pouvoit avoir de la viande commune fur le pied de 3 fols la livre, il en mangeroit beaucoup plus, & confommeroit bien moins de pain; c'eft l'abondance & le prix modique des nourritures qui occafionnent la confommation des Denrées, & font briller & fleurir le commerce. Entrons un peu dans le détail de ce point de vue politique. Si le peuple qui journellement fait une confommation des Denrées, au lieu de les payer auffi cher qu'il les paie dans les années de difette, actuellement à Paris, où le pain vaut 3 fols la livre, & la viande 8 fols, ou 6 fols au moins la baffe viande, ne payoit le pain que fur le pied de 18 deniers, & la viande commune 3 fols, ce qui pourroit fort bien fe faire fans changer en aucune forte l'état des choses; alors, quand on fuppoferoit qu'il ne faut que cinq quarterons de pain & un quarteron de viande par jour par chaque tête, (ce qui eft fort modéré, & peut-être une eftimation trop baffe) ce feroit une épargne de 2 fols 7 deniers pour chacun, favoir, 9 deniers fur la viande & 22 deniers fur le pain de plus, en fuppofant comme nous l'avons dit, le vin ordinaire à 4 fols la bouteille dans Paris, & un demi-feptier pour l'usage de chacun, il n'en coûteroit qu'un fol pour cet article au lieu de deux, joignez ce fol d'épargne fur le vin aux 31 deniers d'économifés fur le pain & fur la viande, cela feroit pour chaque tête d'habitant une épargne de 3 fols 7 deniers par jour, en comprenant également les grands & les petits, les pauvres & les riches, & obfervant la proportion entre les habitans des villes & ceux des campagnes. Cet objet qui ne paroît d'abord qu'une bagatelle, en le confidérant dans le particulier, devient d'une conféquence immenfe pour le général; car quand on fuppoferoit que le nombre du peuple de tout le Royaume ne monte qu'à 20 millions, cela feroit de moins pour une feule journée une dépenfe de 3 millions 875,000 livres fur la nourriture du peuple, & par année un milliard 414 millions 375,000 livres; on peut entrevoir par ce feul expofé, que dans un Etat auffi vafte & auffi peuplé que la France, il n'y a point de petit objet, & qu'il est de la derniere conféquence de favorifer, autant que faire fe peut, la confommation des Denrées du crû du Royaume, & d'entretenir en mêmetemps une balance exacte dans le prix & dans le débit des marchandises, de maniere qu'elles foient toujours à peu de chofe près de la même valeur, & que les peuples ne paffent pas d'une extrémité à l'autre, d'un prix vil & trop bas à un autre exceffif, & qui excede leurs facultés : fi cependant le peuple, après avoir fuffifamment fourni à la fubfiftance néceffaire, fe trouvoit avoir tous les jours en réserve 3 millions 875,000 livres d'argent de plus qu'il n'a à préfent, ou par an un milliard 414 millions 375,000 livres, il répandroit cet argent dans le commerce, qui en recevroit un accroiffement confidérable: or il ne peut y avoir qu'une Com

pagnie

pagnie telle que celle que j'ai propofée dans les articles qu'on a lu précédemment, qui puiffe faire une femblable entreprise, & procurer un pareil changement dans le commerce, dans l'agriculture & dans la finance. Nous l'avons déjà prouvé par rapport aux grains, aux vins & aux fourrages; nous allons tâcher d'en faire de même par rapport aux viandes de boucherie, qui avec les trois précédentes Denrées, font les quatre principaux objets de premiere néceffité.

Réglement que la Compagnie d'agriculture obferveroit pour les viandes de boucherie.

Nous avons déjà dit que jamais la compagnie ne pourroit faire com

merce exclufivement aux autres particuliers, & que les marchands auroient à cet égard la même liberté dont ils jouiffent actuellement; ainfi elle ne pourroit rien faire qui ne fût à l'avantage du public. 1. Elle acheteroit dans les foires tous les beftiaux qui y feroient expofés en vente, à un prix fixé fuivant leur poids & leur qualité, & on peferoit ces beftiaux tout vivans avec des balances faites exprès, qu'il y auroit dans les marchés publics; les gros bœufs bien gras feroient taxés à environ 150 livres chacun pourvu qu'étant pefés tout vivans fuivant un certain poids, ils puffent fournir de net, & la dépouille ôtée, 700 livres de viande, & on les payeroit plus ou moins, fuivant leur pefanteur. Une ou deux expériences fuffiroient pour régler cette proportion; les bœufs maigres payeroient par cent livres pefant fix livres de moins que les bœufs gras, les vaches graffes moitié des bœufs, & les maigres moitié des bœufs maigres : les moutons, les veaux, &c. feroient auffi taxés à raifon de la pefanteur qu'ils auroient tout vivans; les gras fe payeroient à proportion plus que les maigres, & les veaux auroient auffi un prix proportionnément plus haut que les bœufs & moutons, afin que ce prix empêchât une trop grande confommation, qui nuiroit à coup für à la multiplication de l'efpece: or comme les payfans pourroient être tentés d'en abufer, il y auroit un réglement qui défendroit de vendre des veaux, que dans le cas où l'on en auroit plus d'un pour deux vaches, c'est-à-dire, que pour faire le remplacement des vieilles vaches & des bœufs qui feroient vendus, il feroit enjoint de garder toujours de jeunes veaux ou geniffes, un de deux en deux vaches, jufqu'à ce qu'ils euffent été employés au remplacement de quelques bœufs ou vaches; enfin on pourroit vendre ces beftiaux réfervés, à condition qu'il y eût toujours dans l'étable le nombre complet & fuffifant pour les remplacer; ainfi il n'arriveroit jamais, comme on le voit quelquefois à préfent, que l'efpece manquât. C'eft un point effentiel que la compagnie auroit foin de faire obferver dans chaque diftrict. Par ces précautions les foins étant toujours à un certain prix, les beftiaux fe trouveroient toujours de la même valeur, fi les marchands ordinaires faifoient quelque difficulté d'az Tome XV. Hhh

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