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DE L'HOMME-D'ÉTAT,

E T

DUCITO Y E N.

C Y.

CYNISME, OU PHILOSOPHIE CYNIQUE. NTISTHENE, dégoûté des hypothefes fublimes que Platon & les autres Philofophes de la même fecte fe glorifioient d'avoir apprises de leur divin maître, fe tourna tout-à-fait du côté de l'étude des mœurs & de la pratique de la vertu, & il ne donna pas en cela une preuve médiocre de la bonté de fon jugement. Il falloit plus de courage pour fouler aux pieds ce qu'il pouvoit y avoir de faftueux & d'impofant dans les idées Socratiques, que pour marcher fur la pourpre du manteau de Platon. Antifthene, moins connu que Diogene fon disciple, avoit fait le pas difficile.

Il y avoit au midi d'Athenes, hors des murs de cette ville, non loin du Lycée, un lieu un peu plus élevé, dans le voifinage d'un petit bois. Ce lieu s'appelloit Cynofarge. La fuperftition d'un citoyen alarmé de ce qu'un chien s'étoit emparé des viandes qu'il avoit offertes à fes dieux domeftiques, & les avoit portées dans cet endroit, y avoit élevé un temple Tome XV.

A

à Hercule, à l'inftigation d'un oracle qu'il avoit interrogé fur ce prodige. La fuperftition des anciens transformoit tout en prodiges, & leurs oracles ordonnoient toujours ou des autels ou des facrifices. On facrifioit auffi dans ce temple à Hébé, à Alcmene, & à Iolas. Il y avoit aux environs un gymnafe particulier pour les étrangers & pour les enfans illégitimes. On donnoit ce nom, dans Athenes, à ceux qui étoient nés d'un pere Athénien & d'une mere étrangere. C'étoit-là qu'on accordoit aux efclaves la liberté, & que des Juges examinoient & décidoient les conteftations occafionnées entre les citoyens par des naiffances fufpe&tes; & ce fut auffi dans ce lieu qu'Antifthene, fondateur de la fecte Cynique, s'établit & donna fes premieres leçons. On prétend que fes difciples en furent appellés Cyniques, nom qui leur fut confirmé dans la fuite, par la fingularité de leurs mœurs & de leurs fentimens, & par la hardieffe de leurs actions & de leurs difcours. Quand on examine de près la bifarrerie des Cyniques,

trouve qu'elle confiftoit principalement à tranfporter au milieu de la fociété les mœurs de l'état de nature. Ou ils ne s'apperçurent point, ou ils fe foucierent peu du ridicule qu'il y avoit à affecter parmi des hommes corrompus & délicats, la conduite & les difcours de l'innocence des premiers temps & la rufticité des fiecles de l'animalité.

Les Cyniques ne demeurerent pas long-temps renfermés dans le Cynofarge. Ils fe répandirent dans toutes les Provinces de la Grece, bravant les préjugés, prêchant la vertu, & attaquant le vice fous quelque forme qu'il fe préfentât. Ils fe montrerent particuliérement dans les lieux facrés & fur les places publiques. Il n'y avoit en effet que la publicité qui pût pallier la licence apparente de leur philofophie. L'ombre la plus légere de fecret, de honte, & de ténébres, leur auroit attiré dès le commencement des dénominations injurieuses & de la perfécution. Le grand jour les en garantit. Comment imaginer, en effet, que des hommes penfent du mal à faire & à dire ce qu'ils font & difent fans aucun mystere ?

Antifthene apprit l'art oratoire de Georgias le Sophifte, qu'il abandonna pour s'attacher à Socrate, entraînant avec lui une partie de fes condifciples. Il fépara de la doctrine du philofophe ce qu'elle avoit de folide & de fubftantiel, comme il avoit démêlé des préceptes du rhéteur ce qu'ils avoient de frappant & de vrai. C'eft ainfi qu'il fe prépara à la pratique ouverte de la vertu & à la profeffion publique de la philofophie. On le vit alors fe promenant dans les rues l'épaule chargée d'une beface, le dos couvert d'un mauvais manteau, le menton hériffé d'une longue barbe, & la main appuyée fur un bâton, mettant dans le mépris des chofes extérieures un peu plus d'oftentation peut-être qu'elles n'en méritoient. C'eft du moins la conjecture qu'on peut tirer d'un mot de Socrate qui voyant fon ancien difciple trop fier d'un mauvais habit, lui difoit avec fa fineffe ordinaire: Antifthene, je t'apperçois à travers un trou de ta robe. Du refte, il rejetta loin de lui toutes les commodités de la

vie: il s'affranchit de la tyrannie du luxe & des richeffes, & de la paffion des femmes, de la réputation & des dignités, en un mot, de tout ce qui fubjugue & tourmente les hommes; & ce fut en s'immolant luimême fans réferve qu'il crut acquérir le droit de pourfuivre les autres fans ménagement. Il commença par venger la mort de Socrate ; celle de Mélite & l'exil d'Anyte furent les fuites de l'amertume de fon ironie. La dureté de fon caractere, la févérité de fes mœurs, & les épreuves auxquelles il foumettoit fes difciples, n'empêcherent point qu'il n'en eût mais il étoit d'un commerce trop difficile pour les conferver: bientôt il éloigna les uns, les autres fe retirerent, & Diogene fut prefque le feul qui lui refta.

La fecte Cynique ne fut jamais fi peu nombreufe & fi refpe&table que fous Antifthene. Il ne fuffifoit pas, pour être Cynique, de porter une lanterne à fa main, de coucher dans les rues ou dans un tonneau, & d'accabler les paffans de vérités injurieuses. » Veux-tu que je fois ton mal» tre, & mériter le nom de mon difciple, difoit Antifthene à celui » qui fe préfentoit à la porte de fon école commence par ne » reffembler en rien, & par ne plus rien faire de ce que tu faifois. » N'accufe de ce qui t'arrivera ni les hommes ni les dieux. Ne porte » ton défir & ton averfion que fur ce qu'il eft en ta puiffance d'ap »procher ou d'éloigner de toi. Songe que la colere, l'envie, l'indigna» tion, la pitié, font des foibleffes indignes d'un philofophe. Si tu es » tel que tu dois être, tu n'auras jamais lieu de rougir. Tu laifferas » donc la honte à celui qui fe reprochant quelque vice fecret, n'ose se » montrer à découvert. Sache que la volonté de Jupiter fur le Cynique, > eft qu'il annonce aux hommes le bien & le mal fans flatterie, & qu'il » leur mette fans ceffe fous les yeux les erreurs dans lesquelles ils fe > précipitent; & fur-tout ne crains point la mort, quand il s'agira de D dire la vérité. «

Il faut convenir que ces leçons ne pouvoient guere germer que dans des ames d'une trempe bien forte. Mais auffi les Cyniques demandoient peutêtre trop aux hommes, dans la crainte de n'en pas obtenir affez. Peut-être feroit-il aufli ridicule d'attaquer leur philofophie par cet excès apparent de févérité, que de leur reprocher le motif vraiment fublime fur lequel ils en avoient embraffé la pratique. Les hommes marchent avec tant d'indolence dans le chemin de la vertu, que l'aiguillon dont on les preffe ne peut être trop vif; & ce chemin eft fi laborieux à fuivre, qu'il n'y a point d'ambition plus louable que celle qui foutient l'homme & le transporte à travers les épines dont il eft femé. En un mot ces anciens philofophes étoient outrés dans leurs préceptes, parce qu'ils favoient par expérience qu'on fe relâche toujours affez dans la pratique; & ils pratiquoient euxmêmes la vertu, parce qu'ils la regardoient comme la feule véritable grandeur de l'homme; & voilà ce qu'il a plu à leurs détracteurs d'appel

ler vanité; reproche vuide de fens & imaginé par des hommes en qui la fuperftition avoit corrompu l'idée naturelle & fimple de la bonté morale.

Les Cyniques avoient pris en averfion la culture des beaux-arts. Ils comptoient tous les momens qu'on y employoit comme un temps dérobé à la pratique de la vertu & à l'étude de la morale. Ils rejettoient en conféquence des mêmes principes, & la connoiffance des mathématiques & celle de la phyfique, & l'histoire de la nature; ils affectoient fur-tout un mépris fouverain pour cette élégance particuliere aux Athéniens, qui se faifoit remarquer & fentir dans leurs mœurs, leurs écrits, leurs difcours leurs ajuftemens, la décoration de leurs maifons; en un mot dans tout ce qui appartenoit à la vie civile. D'où l'on voit que s'il étoit très-difficile d'être auffi vertueux qu'un Cynique, rien n'étoit plus facile que d'être auffi ignorant & auffi groffier.

L'ignorance des beaux-arts & le mépris des décences furent l'origine du difcrédit où la fecte tomba dans les fiecles fuivans. Tout ce qu'il y avoit dans les villes de la Grece & de l'Italie de bouffons, d'impudens, de mendians, de parafites, de gloutons, & de fainéans, (& il y avoit beaucoup de ces gens-là fous les Empereurs) prit effrontément le nom de Cyniques. Les Magiftrats, les Prêtres, les Sophiftes, les Poëtes, les Orateurs, tous ceux qui avoient été auparavant les victimes de cette efpece de philofophie, crurent qu'il étoit temps de prendre leur revanche; tous fentirent le moment; tous éleverent leurs cris à la fois; on ne fit aucune diftinction dans les invectives, & le nom de Cynique fut universellement abhorré. On va juger par les principales maximes de la morale d'Antifthene, qui avoit encore dans ces derniers temps quelques véritables difciples, fi cette condamnation des Cyniques fut auffi jufte qu'elle fut générale.

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Antifthene difoit la vertu fuffit pour le bonheur. Celui qui la poffede n'a plus rien à défirer, que la perfévérance & la fin de Socrate.

L'exercice a quelquefois élevé l'homme à la vertu la plus fublime. Elle peut donc être d'inftitution & le fruit de la difcipline. Celui qui pense autrement ne connoît pas la force d'un précepte, d'une idée.

C'eft aux actions qu'on reconnoît l'homme vertueux. La vertu ornera fon ame affez pour qu'il puiffe négliger la fauffe parure de la science, des arts, & de l'éloquence.

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Celui qui fait être vertueux n'a plus rien à apprendre, & toute la philofophie fe refout dans la pratique de la vertu.

La perte de ce qu'on appelle gloire eft un bonheur, ce font de longs travaux abrégés.

Le fage doit être content d'un état qui lui donne la tranquille jouiffance d'une infinité de chofes, dont les autres n'ont qu'une contentieuse propriété. Les biens font moins à ceux qui les poffedent, qu'à ceux qui favent s'en paffer.

C'eft moins felon les loix des hommes que felon les maximes de la vertu, que le fage doit vivre dans la république.

Si le fage fe marie, il prendra une femme qui foit belle, afin de faire des enfans à fa femme.

Il n'y a, à proprement parler, rien d'étranger ni d'impoffible à l'homme fage.

L'honnête homme eft l'homme vraiment aimable.

Il n'y a d'amitié réelle qu'entre ceux qui font unis par la vertu.

La vertu folide eft un bouclier qu'on ne peut ni enlever, ni rompre. C'eft la vertu feule qui répare la différence & l'inégalité des fexes.

La guerre fait plus de malheureux qu'elle n'en emporte. Confulte l'œil de ton ennemi; car il appercevra le premier ton défaut.

Il n'y a de bien réel que la vertu, de mal réel que le vice.

Ce que le vulgaire appelle des biens & des maux, font toutes chofes qui ne nous concernent en rien.

Un des arts les plus importans & les plus difficiles, c'eft celui de defapprendre le mal.

On peut tout fouhaiter au méchant excepté la valeur.

La meilleure provision à porter dans un vaiffeau qui doit périr, c'eft celle qu'on fauve toujours avec foi du naufrage.

Ces maximes fuffifent pour donner une idée de la fageffe d'Antifthene; ajoutons-y quelques-uns de fes difcours fur lefquels on puiffe s'en former une de fon caractere. Il difoit à celui qui lui demandoit par quel motif il avoit embraffé la philofophie, c'eft pour vivre bien avec moi; à un prêtre qui l'initioit aux myfteres d'Orphée, & qui lui vantoit le bonheur de l'autre vie, pourquoi ne meurs-tu donc pas? aux Thébains enorgueillis de la victoire de Leuctres, qu'ils reffembloient à des écoliers tout fiers d'avoir battu leur maître d'un certain Ifmenias dont on parloit comme d'un bon flûteur, que pour cela méme il ne valoit rien; car s'il valoit quelque chofe, il ne feroit pas fi bon flúteur.

D'où l'on voit que la vertu d'Antifthene étoit chagrine. Ce qui arrivera toujours, lorsqu'on s'opiniâtrera à fe former un caractere artificiel & des mœurs factices. Je voudrois bien être Caton; mais je crois qu'il m'en coúteroit beaucoup à moi & aux autres, avant que je le fuffe devenu. Les fréquens facrifices que je ferois obligé de faire au perfonnage fublime que j'aurois pris pour modele, me rempliroient d'une bile âcre & cauftique qui s'épancheroit à chaque inftant au-dehors. Et c'eft-là peut-être la raifon pour laquelle quelques fages & certains dévots aufteres font fi fujets à la mauvaise humeur. Ils reffentent fans ceffe la contrainte d'un rôle qu'ils fe font impofé, & pour lequel la nature ne les a point faits; & ils s'en prennent aux autres du tourment qu'ils fe donnent à eux-mêmes. Cependant il n'appartient pas à tout le monde de fe proposer Caton pour modele,

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