Page images
PDF
EPUB

BODLEIAN

1 MAR 1933

LIBRARY

OEUVRES CHOISIES

DE

J. J. ROUSSEAU

DISCOURS

SI LE RÉTABLISSEMENT DES SCIENCES ET DES ARTS

A CONTRIBUÉ A ÉPURER LES MŒURS 1

« Barbarus hic ego sum, quia non intelligor illis. » OVID. Trist. V, Eleg. x, v. 57.

AVERTISSEMENT

Qu'est-ce que la célébrité! Voici le malheureux ouvrage à qui je dois la mienne. Il est certain que cette pièce, qui m'a valu un prix, et qui m'a fait un nom, est tout au plus médiocre, et j'ose ajouter qu'elle est une des moindres de tout ce recueil. Quel gouffre de misères n'eût point évité l'auteur, si ce premier écrit n'eût été reçu que comme il méritoit de l'être ! Mais il falloit qu'une faveur d'abord injuste m'attirât par degrés une rigueur qui l'est encore plus.

PRÉFACE

Voici une des grandes et belles questions qui aient jamais été agitées. Il ne s'agit point dans ce discours de ces subtilités méta

'Discours qui a remporté le prix à l'Académie de Dijon en 1750. (ÉD.)

Le recueil des Euvres de Rousseau contenoit alors, outre les deux discours,la Lelire sur les spectacles, l'Emile, la Nouvelle Héloïse et le Contra: social, (Ép.)

ROUSSEAU.

physiques qui ont gagné toutes les parties de la littérature, et dont les programmes d'académie ne sont pas toujours exempts; mais il s'agit d'une de ces vérités qui tiennent au bonheur du genre humain.

Je prévois qu'on me pardonnera difficilement le parti que j'ai osé prendre. Heurtant de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes, je ne puis m'attendre qu'à un blâme universel; et ce n'est pas pour avoir été honoré de l'approbation de quelques sages, que je dois compter sur celle du public: aussi mon parti est-il pris: je ne me soucie de plaire ni aux beaux esprits ni aux gens à la mode. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siècle, de leur pays et de leur société. Tel fait aujourd'hui l'esprit fort et le philosophe, qui, par la même raison, n'eût été qu'un fanatique du temps de la Ligue. Il ne faut point écrire pour de tels lecteurs, quand on veut vivre au delà de son siècle.

Un mot encore, et je finis. Comptant peu sur l'honneur que j'ai reçu, j'avois, depuis l'envoi, refondu et augmenté ce discours, au point d'en faire, en quelque manière, un autre ouvrage. Aujourd'hui je me suis cru obligé de le rétablir dans l'état où il a été couronné. J'y ai seulement jeté quelques notes, et laissé deux additions faciles à reconnoître, et que l'Académie n'auroit peut-être pas approuvées. J'ai pensé que l'équité, le respect et la reconnoissance exigeoient de moi cet avertissement.

[blocks in formation]

Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer ou à corrompre les mœurs? Voilà ce qu'il s'agit d'examiner. Quel parti dois-je prendre dans cette question? Celui, messieurs, qui convient à un honnête homme qui ne sait rien, et qui ne s'en estime pas moins.

Il sera difficile, je le sens, d'approprier ce que j'ai à dire au tribunal où je comparois. Comment oser blâmer les sciences devant une des plus savantes compagnies de l'Europe, louer l'ignorance dans une célèbre Académie, et concilier le mépris pour l'étude avec le respect pour les vrais savants? J'ai vu ces contrariétés, et elles ne m'ont point rebuté. Ce n'est point la science que je maltraite, me

suis-je dit, c'est la vertu que je défends devant les hommes vertueux. La probité est encore plus chère aux gens de bien que l'érudition aux doctes. Qu'ai-je donc à redouter? Les lumières de l'assemblée qui m'écoute? Je l'avoue; mais c'est pour la constitution du discours, et non pour le sentiment de l'orateur. Les souverains équitables n'ont jamais balancé à se condamner eux-mêmes dans les discussions douteuses; et la position la plus avantageuse au bon droit est d'avoir à se défendre contre une partie intègre et éclairée, juge en sa propre

cause.

A ce motif qui m'encourage, ir s'en joint un autre qui me détermine: c'est qu'après avoir soutenu, selon ma lumière naturelle, le parti de la vérité, quel que soit mon succès, il est un prix qui ne peut me manquer: je le trouverai dans le fond de mon cœur.

PREMIÈRE PARTIE

C'est un grand et beau spectacle de voir l'homme sortir en quelque manière du néant par ses propres efforts; dissiper, par les lumières de sa raison, les ténèbres dans lesquelles la nature l'avoit enveloppé ; s'élever au-dessus de lui-même; s'élancer par l'esprit jusque dans les régions célestes; parcourir à pas de géant, ainsi que le soleil, la vaste étendue de l'univers; et, ce qui est encore plus grand et plus difficile, rentrer en soi pour y étudier l'homme et connoître sa nature, ses devoirs et sa fin. Toutes ces merveilles se sont renouvelées depuis peu de générations.

L'Europe étoit retombée dans la barbarie des premiers âges. Les peuples de cette partie du monde aujourd'hui si éclairée vivoient, il y a quelques siècles, dans un état pire que l'ignorance. Je ne sais quel jargon scientifique, encore plus méprisable que l'ignorance, avoit usurpé le nom du savoir, et opposait à son retour un obstacle presque invincible. Il falloit une révolution pour ramener les hommes au sens commun; elle vint enfin du côté d'où on l'auroit le moins attendue. Ce fut le stupide musulman, ce fut l'éternel fléau des lettres qui les fit renaître parmi nous. La chute du trône de Constantin porta dans l'Italie les débris de l'ancienne Grèce. La France s'enrichit à son tour de ces précieuses dépouilles. Bientôt les sciences suivirent les lettres à l'art d'écrire se joignit l'art de penser; gra-dation qui paroit étrange, et qui n'est peut-être que trop naturelle : et l'on commença à sentir le principal avantage du commerce des muses, celui de rendre les hommes plus sociables en leur inspirant

le désir de se plaire les uns aux autres par des ouvrages dignes de leur approbation mutuelle.

L'esprit a ses besoins, ainsi que le corps. Ceux-ci sont les fondements de la société, les autres en font l'agrément. Tandis que le gouvernement et les lois pourvoient à la sûreté et au bien-être des hommes assemblés, les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils sembloient être nés, leur font aimer leur esclavage, et en forment ce qu'on appelle des peuples policés. Le besoin éleva les trônes, les sciences et les arts les ont affermis. Puissances de la terre, aimez les talents, et protégez ceux qui les cultivent'. Peuples policés, cultivez-les : heureux esclaves, vous leur devez ce goût délicat et fin dont vous vous piquez, cette douceur de caractère et cette urbanité de mœurs qui rendent parmi vous le commerce si liant et si facile; en un mot, les apparences de toutes les vertus sans en avoir aucune.

C'est par cette sorte de politesse, d'autant plus aimable qu'elle affecte moins de se montrer, que se distinguèrent autrefois Athènes et Rome dans les jours si vantés de leur magnificence et de leur éclat; c'est par elle, sans doute, que notre siècle et notre nation l'emporteront sur tous les temps et sur tous les peuples. Un ton philosophe sans pédanterie, des manières naturelles et pourtant prévenantes, également éloignées de la rusticité tudesque et de la pantomime ultramontaine: voilà les fruits du goût acquis par de bonnes études et perfectionné dans le commerce du monde.

Qu'il seroit doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure étoit toujours l'image des dispositions du cœur, si la décence étoit la vertu, si nos maximes nous servoient de règle, si la véritable philo

Les princes voient toujours avec plaisir le goût des arts agréables et des superfluités, dont l'exportation de l'argent re résulte pas, s'étendre parmi leurs sujets car, outre qu'ils les nourrisseut ainsi dans cette petitesse d'âme si propre à la servitude, ils savent très-bien que tous les besoins que le peuple se donne sont autant de chaînes dont il se charge. Alexandre, voulant maintenir les Ichthyophages dans sa dépendance, les contraignit de renoncer à la pêche, et de se nourrir des aliments communs aux autres peuples; et les sauvages de l'Amérique, qui vont tout nus, et qui ne vivent que du produit de leur chasse, n'ont jamais pu être domptés en effet, quel joug imposeroit-on à des hommes qui n'ont besoin de rien "?

Ce qui est rapporté ici d'Alexandre n'a d'autre fondement qu'un passage de Pline l'Ancien, copié depuis par Solin (chap. LIV): « Ichthyophagos omnes Alexander vetuit piscibus a vivere.» (Ilist. nat., lib. VI, cap. xxv.)

« PreviousContinue »