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Clermont-Tonnerre semblaient se désintéresser d'un combat où l'honneur était sauvé, où la victoire était désormais impossible. De temps en temps seulement, quelques grands éclats de colère entre les partis interrompaient la monotonie habituelle des discussions théoriques. Telle fut la lutte du 10 juin, entre Cazalès et Robespierre, sur le licenciement des officiers de l'armée : « Que nous proposent les comités, » s'écria Robespierre, de nous fier aux serments, à >> l'honneur des officiers, pour défendre la consti>> tution qu'ils détestent? De quel honneur veut-on >> nous parler? Quel est cet honneur au-dessus de » la vertu et de l'amour de son pays? Je me fais gloire de ne pas croire à un pareil honneur. »> Cazalès, officier lui-même, se leva indigné : « Je » n'entendrai pas impunément ces lâches calom»> nies, » dit-il. A ces mots, de violents murmures s'élèvent à gauche; des cris (A l'ordre! A l'Abbaye! à l'Abbaye!) éclataient dans les rangs des amis de la Révolution. « Eh quoi, répond l'orateur royaliste, » n'est-ce point assez d'avoir contenu mon indigna>>tion en entendant accuser deux mille citoyens, » qui, dans toutes les crises actuelles, ont donné >> l'exemple de la patience la plus héroïque! J'ai >> entendu le préopinant, parce que je suis, je le » déclare, partisan de la liberté la plus illimitée des >> opinions; mais il est au-dessus du pouvoir hu>> main de m'empêcher de traiter ces diatribes avec

» le mépris qu'elles méritent. Si vous adoptez le >> licenciement qu'on vous propose, vous n'avez

plus d'armée, nos frontières sont livrées à l'inva>>sion de l'ennemi, et l'intérieur aux excès et au » pillage d'une soldatesque effrénée! » Ces paroles énergiques furent l'oraison funèbre de l'ancienne armée, et le projet du comité fut adopté.

La discussion sur l'abolition de la peine de mort offrit à Adrien Duport l'occasion de prononcer, en faveur de l'abolition, un de ces discours qui survivent au temps, et qui protestent au nom de la raison et de la philosophie contre l'aveuglement et l'atrocité des législations criminelles. Il démontra avec la plus profonde logique, que la société, en se réservant l'homicide, le justifiait jusqu'à un certain point dans le meurtrier, et que le moyen le plus efficace de déshonorer le meurtre et de le prévenir était d'en montrer elle-même une sainte horreur. Robespierre, qui devait tout laisser immoler plus tard, demandait qu'on désarmât la société de la peine de mort. Si les préjugés des juristes n'eussent pas prévalu sur les saines doctrines de la philosophie morale, qui peut dire combien de sang eût été épargné à la France?

Mais ces discussions, renfermées dans l'enceinte du Manége, occupaient bien moins l'attention publique que les controverses passionnées de la presse périodique. Le journalisme, ce Forum universel et quotidien des passions du peuple, s'était ouvert avec

la liberté. Tous les esprits ardents s'y étaient précipités, Mirabeau lui-même avait donné l'exemple en descendant de la tribune. Il écrivait les lettres à ses commettants ou le Courrier de Provence. Camille Desmoulins, jeune homme d'un grand talent, mais d'une raison faible, jetait dans ses feuilles l'agitation fiévreuse de ses pensées. Brissot, Gorsas, Carra, Prudhomme, Fréron, Danton, Fauchet, Condorcet rédigeaient des journaux démocratiques; on commençait à y demander l'abolition de la royauté, « le >> plus grand fléau, disaient les Révolutions de Paris,

qui ait jamais déshonoré l'espèce humaine. » Marat semblait avoir absorbé en lui toutes les haines qui fermentent dans une société en décomposition; il s'était fait l'expression permanente de la colère du peuple. En la feignant, il l'entretenait; il écrivait avec de la bile et du sang. Il s'était fait cynique pour pénétrer plus bas dans les masses. Il avait inventé la langue des forcenés. Comme le premier Brutus il contrefaisait le fou, mais ce n'était pas pour sauver sa patrie, c'était pour la pousser à tous les vertiges et pour la tyranniser par sa propre démence. Tous ses pamphlets, échos des Jacobins ou des Cordeliers, soufflaient chaque jour les inquiétudes, les soupçons, les terreurs au peuple.

«Citoyens, disait-il, veillez autour de ce pa>> lais, asile inviolable de tous les complots contre >> la nation; une reine perverse y fanatise un roi

» imbécile, elle y élève les louveteaux de la ty>> rannie. Des prêtres insermentés y bénissent les ar>> mes de l'insurrection contre le peuple. Ils y pré>> parent la Saint-Barthélemy des patriotes. Le génie » de l'Autriche s'y cache dans des comités pré» sidés par Antoinette; on y fait signe aux étran»gers, on leur fait passer par des convois secrets >> l'or et les armes de la France, pour que les tyrans, qui rassemblent leurs armées sur vos frontières, >> vous trouvent affamés et désarmés. Les émigrés, » d'Artois, Condé, y reçoivent le mot d'ordre des >>> vengeances prochaines du despotisme. Une garde

>>

étrangère de stipendiés suisses ne suffit pas aux >> projets liberticides de Capet. Chaque nuit, les >>> bons citoyens, qui rôdent autour de ce repaire, y >> voient entrer furtivement d'anciens nobles qui ca>> chent des armes sous leurs habits. Ces chevaliers >> du poignard, que sont-ils 'sinon les assassins en>> rôlés du peuple? Que fait donc La Fayette? est-il dupe ou complice? comment laisse-t-il libres les >> avenues de ce palais qui ne s'ouvriront que pour » la vengeance ou pour la fuite? Qu'attendons-nous >> pour achever la révolution dont nous laissons l'en>> nemi couronné attendre, au milieu de nous, l'heure >> de la surprendre et de l'anéantir? Ne voyez-vous » pas que le numéraire disparaît, qu'on discrédite >> les assignats? Que signifient sur vos frontières ces >> rassemblements d'émigrés et ces armées qui s'a

>> vancent pour vous étouffer dans un cercle de fer? >> Que font donc vos ministres? Comment les biens » des émigrés ne sont-ils pas confisqués? leurs mai>> sons brûlées? leurs têtes mises à prix ? Dans quelles >> mains sont les armes? Dans les mains des traîtres! >> Qui commande vos troupes? Des traîtres! Qui tient >> les clefs de vos places fortes? Des traîtres, des traî>> tres, partout des traîtres! et, dans ce palais de la >> trahison, le roi des traîtres! le traître inviolable >> et couronné, le roi! Il affecte l'amour de la constitution, vous dit-on? piége! Il vient à l'Assemblée? >> piége! c'est pour mieux voiler sa fuite! Veillez! » veillez! Un grand coup se prépare, il va éclater; » si vous ne le prévenez pas par un coup plus sou>> dain et plus terrible, c'en est fait du peuple et de >> la liberté ! »

II.

Ces déclamations n'étaient pas toutes sans fondement. Le roi, honnête et bon, ne conspirait pas contre son peuple; la reine ne songeait pas à vendre à la maison d'Autriche la couronne de son mari et de son fils. Si la constitution qui s'achevait eût pu donner l'ordre au pays et la sécurité au trône, aucun sacrifice de pouvoir n'eût coûté à Louis XVI. Jamais prince ne trouva mieux, dans son caractère, les conditions de sa modération; la résignation passive, qui est le rôle des souverains constitutionnels, était sa

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