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Montesquieu avait sondé les institutions et analysé les lois de tous les peuples. En classant les gouvernements il les avait comparés; en les comparant il les avait jugés. Ce jugement faisait ressortir et contraster à toutes les pages le droit et la force, le privilége et l'égalité, la tyrannie et la liberté.

Jean-Jacques Rousseau, moins ingénieux mais plus éloquent, avait étudié la politique non dans les lois, mais dans la nature. Ame libre, mais opprimée et souffrante, le soulèvement généreux de son cœur avait soulevé tous les cœurs ulcérés par l'inégalité odieuse des conditions sociales. C'était la révolte de l'idéal contre la réalité. Il avait été le tribun de la nature, le Gracchus des philosophes; il n'avait pas fait l'histoire des institutions, il en avait fait le rêve; mais ce rêve venait du ciel et il y remontait. On y sentait le dessein de Dieu et la chaleur de son amour; on n'y sentait pas assez l'infirmité des hommes. C'était l'utopie des gouvernements; mais par là même Rousseau séduisait davantage. Pour passionner les peuples il faut qu'un peu d'illusion se mêle à la vérité; la réalité seule est trop froide pour fanatiser l'esprit humain : il ne se passionne que pour des choses un peu plus grandes que nature; c'est ce qu'on appelle l'idéal, c'est l'attrait et la force des religions qui aspirent toujours plus haut qu'elles ne montent; c'est ce qui produit

le fanatisme, ce délire de la vertu. Rousseau était l'idéal de la politique, comme Fénelon avait été l'idéal du christianisme.

Voltaire avait eu le génie de la critique, la négation railleuse qui flétrit tout ce qu'elle renverse. Il avait fait rire le genre humain de lui-même, il l'avait abattu pour le relever, il avait étalé devant lui tous les préjugés, toutes les erreurs, toutes les iniquités, tous les crimes de l'ignorance; il l'avait poussé à l'insurrection contre les idées consacrées, non par l'idéal, mais par le mépris. La destinée lui avait donné quatre-vingts ans de vie pour décomposer lentement le vieux siècle; il avait eu le temps de combattre contre le temps, et il n'était tombé que vainqueur. Ses disciples remplissaient les cours, les académies et les salons; ceux de Rousseau s'aigrissaient et rêvaient plus bas dans les rangs inférieurs de la société. L'un avait été l'avocat heureux et élégant de l'aristocratie, l'autre était le consolateur secret et le vengeur aimé de la démocratie. Son livre était le livre des opprimés et des âmes tendres. Malheureux et religieux lui-même, il avait mis Dieu du côté du peuple; ses doctrines sanctifiaient l'esprit en insurgeant le cœur. Il y avait de la vengeance dans son accent; mais il y avait aussi de la piété : le peuple de Voltaire pouvait renverser des autels; le peuple de Rousseau pouvait les relever. L'un pouvait se passer de vertu et s'accommoder des trônes, l'autre

avait besoin d'un Dieu et ne pouvait fonder que des républiques.

Leurs nombreux disciples continuaient leur mission et possédaient tous les organes de la pensée publique depuis la géométrie jusqu'à la chaire sacrée, la philosophie du dix-huitième siècle envahissait ou altérait tout. D'Alembert, Diderot, Raynal, Buffon, Condorcet, Bernardin de Saint-Pierre, Helvétius, Saint-Lambert, La Harpe, étaient l'église du siècle nouveau. Une seule pensée animait ces esprits si divers, la rénovation des idées humaines. Le chiffre, la science, l'histoire, l'économie, la politique, le théâtre, la morale, la poésie, tout servait de véhicule à la philosophie moderne; elle coulait dans toutes les veines du temps; elle avait enrôlé tous les génies; elle parlait par toutes les langues. Le hasard ou la Providence avait voulu que ce siècle presque stérile ailleurs fût le siècle de la France. Depuis la fin du règne de Louis XIV jusqu'au commencement du règne de Louis XVI, la nature nous avait été prodigue d'hommes. L'éclat continué par tant de génies du premier ordre, de Corneille à Voltaire, de Bossuet à Rousseau, de Fénelon à Bernardin de Saint-Pierre, avait accoutumé les peuples à regarder du côté de la France. Le foyer des idées du monde répandait de là son éblouissement. L'autorité morale de l'esprit humain n'était plus à Rome. Le

bruit, la lumière, la direction partaient de Paris; l'Europe intellectuelle était française. Il y avait de plus, et il y aura toujours dans le génie français quelque chose de plus puissant que sa puissance, de plus lumineux que son éclat, c'est sa chaleur, c'est sa communicabilité pénétrante, c'est l'attrait qu'il ressent et qu'il inspire en Europe. Le génie de l'Espagne de Charles-Quint est fier et aventureux: le génie de l'Allemagne est profond et austère; le génie de l'Angleterre est habile et superbe : celui de la France est aimant, et c'est là sa force. Séductible lui-même, il séduit facilement les peuples. Les autres grandes individualités du monde des nations n'ont que leur génie. La France, pour second génie, a son cœur; elle le prodigue dans ses pensées, dans ses écrits comme dans ses actes nationaux. Quand la Providence veut qu'une idée embrase le monde, elle l'allume dans l'âme d'un Français. Cette qualité communicative du caractère de cette race, cette attraction française, non encore altérée par l'ambition de la conquête, était alors le signe précurseur du siècle. Il semble qu'un instinct providentiel tournait toute l'attention de l'Europe vers ce seul point de l'horizon, comme si le mouvement et la lumière n'avaient pu sortir que de là. Le seul point véritablement sonore du continent, c'était Paris. Les plus petites choses y faisaient un grand bruit. La littérature était le véhicule de l'influence française; la

monarchie intellectuelle avait ses livres, son théâtre, ses écrits avant d'avoir ses héros. Conquérante par l'intelligence, son imprimerie était son armée.

IX.

Les partis qui divisaient le pays après la mort de Mirabeau se décomposaient ainsi : hors de l'Assemblée, la cour et les Jacobins; dans l'Assemblée, le côté droit, le côté gauche, et entre ces deux partis extrêmes, l'un fanatique d'innovations, l'autre fanatique de résistance, un parti intermédiaire. Il se composait de ce que les deux autres avaient d'hommes de bien et de paix; leur foi molle et indécise entre la révolution et la conservation aurait voulu que l'une conquit sans violences et que l'autre concédât sans ressentiment. C'étaient les philosophes de la révolution. Mais ce n'était pas l'heure de la philosophie, c'était l'heure de la victoire. Les deux idées en présence voulaient des combattants et non des juges elles écrasaient ces hommes en s'entre-choquant. Dénombrons les principaux chefs de ces divers partis et faisons-les connaître avant de les voir agir.

Le roi Louis XVI n'avait alors que trente-sept ans; ses traits étaient ceux de sa race, un peu alourdis par le sang allemand de sa mère, princesse de la maison de Saxe. De beaux yeux bleus largement

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