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vertus de l'homme qu'elle pleure, un seul mot lui suffit; et ce mot est l'explosion du sentiment. C'est un éclair; c'est enfin l'épanchement sublime de M. le Gendre sur la tombe de Loustalot.

Un éloge est rarement l'hommage de l'amitié; le cœur ne se soumet point au joug de l'esprit, ét dans tout éloge d'apprêt, c'est l'art qui dicte, c'est l'indifférence qui parle, c'est même souvent la malice qui inspire.

Mais si l'amitié ne peut jamais s'acquitter de cet emploi, faut-il donc que les orateurs renoncent à la gloire de louer les grands hommes? Non, sans doute. Mais qu'il est difficile, qu'il est rare d'être digne d'un tel'honneur!

Cet emploi est le seul peut-être où l'oubli de soimême se revête d'un caractère sacré. Il faut que l'orateur qui se charge de l'éloge public d'un grand homme, mette entre son auditoire et lui la vie de celui qu'il célèbre; que caché derrière, se dérobant à ceux même qui l'écoutent, le colosse de son héros le mette à l'abri de tous les regards; et tandis que la mort semble le lui prêter un moment pour instruire les humains par le récit de ses vertus, qu'il reste, pour ainsi dire en otage dans le cercueil de celui que son éloquence ressuscite.

C'est à ces traits que l'on reconnoîtroit dans l'orateur, sinon l'ami de l'homme dont il honore la cendre, du moins le citoyen généreux et modeste; mais si dans la tribune il fait asseoir à ses côtés l'ombre de son héros, si cette ombre ne lui sert qu'à mettre en lumière ses propres qualités, si lorsque son art provoque les larmes par le souvenir de la perte qu'il déplore, son adresse les dessèche en se désignant comme l'unique dédommagement de cette perte, on peut dire alors que le deuil de cet orateur ressemble à celui des rois qui montent sur le trône. La sensibilité n'est plus où la joie de succéder est tout.

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Lonstalot fut notre ami, notre frère, notre compagnon dans nos travaux. L'amour de la vérité étoit le premier anneau de la chaîne qui nous unissoit; c'est cet amour de la vérité qui survit à tous les hommes, qui nous apprend encore à apprécier les fleurs que l'on répand sur sa tombe. Et de même que notre haine seroit le juste partage de quiconque déchireroit sa mémoire, de même aussi ne doit-on pas écrire qu'il suffise d'encenser Loustalot pour devenir à nos yeux un être sacré. Nous savons assez qu'il est rare que le prêtre qui prône son culte, n'ait pas un intérêt secret à faire adorer son idole.

Cet intérêt secret, par exemple, perceroit dans l'orateur, si, prononçant l'éloge d'un grand homme, il restoit dans son cœur une place que les applau dissemens pussent chatouiller délicieusement; si au milieu du désordre de la douleur, il avoit le sang-froid de numérer les acclamations, et la force de les décrire. O liberté! garantis à jamais de cette foiblesse les orateurs français! Où en serions nous, si sous ton règne ils goûtoient encore les jouissances qui consoloient jadis les panégyristes des tyrans, du mensonge et de la bassese de leurs louanges?

Cet intérêt perceroit encore, par exemple, si l'on répandoit sur l'éloge de Loustalot cette teinte de flatterie qui distinguoit autrefois l'histoire de nos monarques. On ne s'occupoit que d'eux, et les peuples dont les sucurs les avoient nourris, les mortels généreux dont le bras les avoit couverts de l'égide de la sagesse, les héros qui les avoient investis de leur courage, trop souvent écrasés de leur vivant sous le despotisme de ces maîtres superbes, étoient encore condamnés à l'injure de l'oubli sous l'infidèle burin de l'historien servile. S'il existoitun éloge de Loustalot, composé dans cet esprit, il outrageroit ses manes en dégradant ses amis. L'ouvrage des Révolutions de Paris fut le gymnase où Loustalot combattit dignement contre les ennemis du bien public; mais j'ai la noble fierté de me citer

mon

ici moi-même: c'est moi dont les mains eurent la patriotique audace de bâtir les murs de ce gymnase, d'élever ce boulevard conservateur de la liberté de ma patrie; et tandis qu'au dedans, Loustalot forgeoit sans cesse des traits pour frapper les pervers, seul je me montrois au-dehors de l'édifice, nom s'imprimoit sur tous ses parois, et j'étois l'unique talisman qui conjuroit, bravoit et repoussoit les o. ages. Le destin de ces murailles étoit-il donc attaché à la perte prématurée de mon malheureuxami? Etoit-il écrit qu'elles s'écrouleroient pour lui: servir de cercueil? La mort d'un patriote éteintelle le flambeau du patriotisme? Loustalot est la preuve que je me connoissois en soldats de la liberté que je savois bien choisir mes frères d'armes. Je vis encore et parce que mon courage a pris le deuil, a t-il cessé d'être le même ?

J'ai vu Loustalot..... et ma don'eur amère peut. à peine l'écrire. J'ai vu Loustalot descendre dans. la tombe; mais je l'ai vu tel que Rome vit jadis Régulus retourner à ses fers. Mes pleurs ne m'ont. point appris à désespérer du salut de la république je perdois le bras qui tant de fois avoit terrassé les Africains; mais regardant autour de moi, je vis la ruine de Carthage écrite d'avance sur mille fronts, et je me dis avec confiance: Rome est en sureté. Loin de moi donc cette humilité d'apprêt qui me feroit dire que nous avons perdu. notre maître à tous. Franc comme la liberté, je déclare que dans la défense du patriotisme je ne. connois que des émules; et que le seul à qui j'accorderois ce titre de maître, si repoussant pour l'homme libre, seroit l'écrivain réservé à périr le dernier pour la défense des droits du peuple.

: O Loustalot! toi dont les vertus ont maintenant reçu cette couronne qui n'est point sur la terre, ton nom cher à la patrie, quelle que soit la manière dont on le loue, ton nom, dis-je, ne deviendra jamais l'arme destructive de l'ouvrage que tu m'aidas à embellir. Ta mort n'éveillera point la

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defiance contre lui; ton éloge ne sera point une loi martiale pour dissiper la foule de mes lecteurs. O mon ami! je suis le dépositaire de ta gloire! je la conserverai pure. Le ciel s'est chargé de l'immortalité de ton ame; le patriotisme a prononcé celle de ton cœur. L'immortalité de ton esprit m'echut en partage, et c'est la continuité de mon ouvrage qui la lui dispensera.

L'empire a changé de face: il est temps que la république des lettres en change à son tour. Les jours doivent être passés où l'on jugeoit les livres sur les noms; où la dictature des réputations littéraires, toujours mendiées et rarement méritées, prodiguoit les palmes à ses flatteurs et les dédains, aux vrais talens. Loin des lettres pour jamais cette aristocratie d'esprit, si meurtrière pour les sciences, si pernicieuse pour les peuples. Laissons aux nations dégradées à pâlir sur le vernis brillant du. style; laissons-les ouvrir un livre pour y chercher le rire et jamais la raison, le goût et jamais les principes, les fleurs et jamais ies fruits. Souvenons-nous que la vérité est une; que l'homine, qu'elle embrase assez pour avoir le courage d'écrire sous sa dictée, est celui-là seul qui mérite l'auguste, titre d'écrivain. Et comme cette vérité est l'éter: nelle compagne de la liberté, je te donnerai donc, ô Loustalot! des successeurs dignes de toi; des successeurs que je n'irai point choisir dans ces manufactures d'encens et de parfums dont la ré-, publiques des lettres s'honoroit tant jadis; des successeurs que je n'irai point choisir parmi les lettrés qu'on ne voit maintenant à genoux devant la patrie, que parce que la pourpre des rois, des prê-, tres et des grands est aujourd'hui trop courte pour que leur bouche esclave puisse la baiser sur les pavés des palais; mais des successeurs que je pren drai parmi ces hommes dont l'apre génie est devenu d'acier sous les marteaux du despotisme, qui, ne connurent les Sejan que par leurs injustices, les grands que par leur abandon, le peuple que

par ses larmes, et le besoin d'écrire que par humanité; ces hommes enfin, qui sont nés avec la liberté de la France, et qui ont trouvé leurs titres académiques gravés sur les marches de l'autel de la fédération.

Loin de nous, sur-tout, le vil et sordide intérêt qui met à l'encan les lumières que l'on doit au monde, qui, vraiment assassin de la liberté, oseroit se repaître de l'espoir de la décadence d'un ouvrage patriotique, et feroit un agiotage de l'attention des lecteurs! Que celui-là, s'il existoit, soit à jamais rayé de l'honorable liste où sont inscrits les noms des journalistes patriotes. Soyons beaucoup, nous ne serons jamais trop. Le champ est assez vaste pour ne pas nous heurter, les devoirs assez nombreux pour nous les partager, l'emploi trop noble pour permettre à la jalousie d'en appro cher. N'oublions pas que nous veillons autour du berceau de la liberté, et que la postérité nous demandera compte de son enfance.

Maintenant, & ma patrie! que je t'ai rendu ce que je te devois en te mettant avant mon ami; maintenant que par le tableau de mon courage et de mes ressources j'ai prémuni mes lecteurs coatre un découragement pernicieux à la chose publique; maintenant que j'ai déjoué la politique de l'aristocratie, dont la coupable adresse chargea les cent bouches de la renommée de la nouvelle de la mort de Loustalot, et se flattoit déjà d'une victoire insigne, sì par-là sa perfidie m'arrachoit un seul de mes auditeurs; maintenant, ô ma patrie! souffre que je pleure avec toi mon frère d'armes et mon ami. Hélas! il est le funèbre objet du spectacle le plus auguste pour la philosophie ! La mort d'un citoyen mise au nombre des calamités publiques, c'est le premier triomphe de la liberté sur l'antique corruption des mœurs! O Loustalot! tu vécus assez grand pour n'être pas au-dessous de l'époque!

Ce 12 octobre 1790. Signé, PRUDHOMME.

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