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LE PRINCIPE DE LA SÉPARATION DES AUTORITÉS.

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jugement. Dès que cet arrêt a été rendu, nous avons dit qu'inspirée par la sage pensée de sauvegarder, en le distinguant de celui de la garantie administrative, le principe ébranlé de la séparation de l'autorité administrative et de l'autorité judiciaire, cette décision, si elle faisait jurisprudence, laisserait peu de place au décret du 19 septembre 1870; qu'on ne pouvait même pas dire, avec l'arrêt de la chambre des requêtes du 3 juin 1872, qu'elle se bornerait « à faire revivre sous une autre forme la garantie stipulée par » l'article 75 »; car, l'appréciation du conseil d'État étant désormais supprimée, il n'y aurait plus, d'après cette décision, aucune autorité ni administrative ni judiciaire compétente pour connaître des poursuites dirigées contre les agents du gouvernement pour des faits relatifs à leurs fonctions. Ce serait sans doute un effet bien imprévu de l'abrogation de cet article 75 de la Constitution de l'an VIII, dont on prouve d'autant mieux le lien étroit avec le principe de séparation des deux autorités, que l'on cherche davantage à les distinguer; c'est ce que nous paraissent démontrer les louables efforts faits pour sauver ce principe de la destruction imprudente de son corollaire.

689 bis. Le numéro qui précède est textuellement reproduit de la quatrième édition de cet ouvrage. Au moment où le premier volume venait d'en être publié, le journal le Droit du 14 novembre 4873 donnait le compte-rendu de l'audience de la chambre des requêtes du 11 août 1873, dans laquelle le rapporteur et l'avocat

conflit d'attributions; considérant que le décret, rendu par le gouvernement de la défense nationale, qui abroge l'article 75 de la Constitution de l'an VIII, ainsi que toutes les autres dispositions des lois générales et spéciales ayant pour objet d'entraver les poursuites dirigées contre les fonctionnaires publics de tout ordre, n'a eu d'autre effet que de supprimer la fin de non-recevoir résultant du défaut d'autorisation, avec toutes ses conséquences légales, et de rendre ainsi aux tribunaux judiciaires toute leur liberté d'action dans les limites de leur compétence; mais qu'il n'a pu avoir également pour conséquence d'étendre les limites de leur juridiction, de supprimer la prohibition qui leur est faite, par d'autres dispositions que celles spécialement abrogées par le décret, de connaître des actes administratifs, et d'interdire, dans ce cas, à l'autorité administrative le droit de proposer le déclinatoire et d'élever le conflit d'attributions; qu'une telle interprétation serait inconciliable avec la loi du 24 mai 1872 qui, en instituant le tribunal des conflits, consacre à nouveau le principe de la séparation des pouvoirs et les règles de compétence qui en découlent. »>

« M. le conseiller Dagallier, rapporteur, s'est pleinement associé sur le » fond à la doctrine consacrée par l'arrêt attaqué; mais il a pensé que celui

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EFFETS DU DÉCRET DU 19 SEPTEMBRE 1870 SUR

général, tout en justifiant la doctrine de l'arrêt attaqué, concluaient, par déférence pour le tribunal des conflits, au renvoi devant la chambre civile du pourvoi formé contre l'arrêt de la cour de Lyon du 23 juillet 1872 (Valentin c. Haas) qui a condamné l'ancien préfet du Rhône à 4,000 francs de dommages-intérêts pour avoir prolongé une détention au-delà des conditions légales. Dans ses conclusions, qui s'y trouvent entièrement reproduites, M. l'avocat général Reverchon a présenté, au moment où nous la faisions également, la critique' de la décision du tribunal des conflits de 26 juillet 1873.

Depuis cette grave décision, le tribunal des conflits, nonobstant les décisions fort exactes des 7 juin 1873 (Godart), 4 juillet 4874 (Bertrand), et du 34 juillet 1875 (Pradines), a persévéré dans cett? jurisprudence de l'arrêt du 26 juillet 1873; d'abord par une décision, conçue en termes presque indentiques, du 28 novembre 1874 (Plasson c. général Lapasset); ensuite par de nombreux arrêts rendus en 1877 sur des actions en dommages-intérêts intentées contre des préfets en raison d'arrêts relatifs au colportage des journaux et que l'on soutenait illégaux (Trib. confl. 8 déc. 1877, Souquières; 15 déc. 1877, de Roussen; id., Lasserre; 29 déc. 1877. Camoin; id., de Roussen et About c. préfet de l'Allier; 12 janvier 1878, de Roussen et About c. préfet du Cantal); enfin et surtout par la décision qu'il a rendue à l'occasion d'actions en diffamation pour articles insérés dans le Bulletin des communes (Tril confl. 29 déc. 1877, Viette et autres).

» du tribunal des conflits, quelque erroné qu'il parût, devait déterminer h » chambre des requêtes à renvoyer le pourvoi devant la chambre civile (Le Droit du 14 novembre 1873). »

1 « On comprend à merveille, dit M. Reverchon, qu'un journal judiciaire 4» avait vivement critiqué le décret du 19 septembre 1870 ait reconnu, depue » lors, que la décision rendue le 30 juillet dernier par le tribunal des cr » atténue singulièrement la portée de ce décret (Gazette des tribunaux . » 8 août 1873); elle l'atténue à ce point qu'elle le supprime ».

M. l'avocat général, qui faisait à la quatrième édition du présent ouvrag l'honneur de la citer en note comme conforme à sa doctrine, terminait ses conclusions de la manière suivante: « Il nous est arrivé dernièrement d'assiste » à un débat dans lequel un ancien administrateur, sous l'impression de l'efr >> que lui causait l'abrogation de l'article 75, exprimait le désir de voir preva » cette solution, et, lorsque son interlocuteur lui fit remarquer que, dans coto » hypothèse, il ne resterait rien du décret du 19 septembre 1870, il réponds » Moins il en restera, mieux cela vaudra. A notre sens, ce commentaire a »cipé de la décision du tribunal des conflits en révèle tout à la fois l'inspire » tion instinctive et le vice juridique (Le Droit du 14 novembre 1873) ».

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Jusqu'à ce jour, bien qu'une interprétation contraire ait été donnée à un arrêt de la chambre civile du 3 août 1874, la cour de cassation n'est pas entrée dans cette voie, et ses décisions ultérieures n'ont porté aucune atteinte à l'autorité de l'arrêt en sens contraire de la chambre des requêtes du 3 juin 1872. Cet arrêt de la chambre civile du 3 août 1874 (Bulletin des arrêts de la cour de cassation, chambre civile, année 1874, page 224) n'est qu'une décision d'espèce; il rejette le pourvoi, formé par l'ancien préfet du Rhône, contre l'arrêt de la cour de Lyon ci-dessus cité (Valentin c. Haas), et se fonde sur ce que, des circonstances de la cause «< il résulte qu'il n'a été fait obstacle à aucun acte adminis»tratif, et que le moyen tiré de la violation du principe de la » séparation des pouvoirs publics manque en fait ». Or, notre doctrine, qui est celle de la chambre des requêtes, ne consiste pas à dire que le décret du 19 septembre 1870 permet à l'autorité judiciaire de faire obstacle à aucun acte administratif, mais seulement d'apprécier ces actes au point de vue de leurs conséquences dommageables. Ce pouvoir est moindre, mais il est également contraire au principe de la séparation des deux autorités [no 650 3°]; le tribunal des conflits le refuse aux tribunaux nonobstant le décret du 19 septembre 1870, la chambre des requêtes le leur reconnaît en vertu de ce décret. Avant le décret, ce pouvoir, alors interdit aux tribunaux en principe, par suite de la défense de juger les agents du gouvernement en raison de faits relatifs à leurs fonctions, leur appartenait exceptionnellement lorsque le conseil d'État, en permettant les poursuites, leur donnait par là même la liberté d'appréciation des actes de la fonction. Ce qui était l'exception est devenu la règle par l'effet du décret du 19 septembre 1870. Il a donné aux tribunaux ce pouvoir d'appréciation dans tous les cas; ou bien il faut reconnaître, non-seulement qu'il ne leur a rien donné, mais même qu'il leur a enlevé la faculté d'en user dans les hypothèses où le conseil d'État accordait l'autorisation de poursuivre.

Non-seulement, la chambre civile, par cet arrêt du 3 août 1874, rejetant d'ailleurs le pourvoi du préfet, n'a pas pris parti pour la doctrine du tribunal des conflits, mais en outre, dans des arrêts postérieurs du 15 décembre 1874 (Verlaguet c. Cazanova Roch) et du 8 février 1876 (Labadie), elle se range implicitement à la doctrine de la chambre des requêtes, en admettant que les jugements attaqués aient pu faire et en faisant elle-même l'appréciation permise, suivant nous, à l'autorité judiciaire par le décret du 19 septembre 1870.

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SUITE DE LA CONTROVERSE SUR LES EFFETS DU

Quel que puisse être d'ailleurs, sur cette grave question, l'avenir de la jurisprudence, non armée par nos lois des mêmes attributs que le préteur romain, ayant mission de les appliquer, sans pouvoir comme lui les corriger, nous persistons. Nous croyons, sans nous en plaindre autrement que comme interprète d'une loi existante, que l'abrogation de l'article 75 de la Constitution de l'an VIII est un leurre pour le public et devient même, pour les agents du gouvernement, l'occasion d'une situation plus entièrement protégée que par le passé, si cette abrogation ne livre pas aux tribunaux jcdiciaires l'appréciation, si dangereuse qu'elle puisse être, des actes des administrateurs dont se plaignent les administrés.

689 ter. Les lignes qui précèdent et le numéro 689 bis qu'elles terminent sont reproduits de la 5me édition de cet ouvrage (4877). comme le numéro 689 l'a été de la 4me (1874); depuis lors, nos convictions n'ont pas changé, malgré d'importantes adhésions obtenues par la jurisprudence du tribunal des conflits. Nous persons toujours que le décret du 19 septembre 1870 a eu le tort de découvrir, en un point, l'indépendance de l'administration, mais que ce tort il l'a consommé. Il est toutefois une manière de voir et de faire qui nous paraîtrait bien plus critiquable que cette jurisprudence; ce serait celle qui consisterait à proclamer ou non l'incompétence de l'autorité judiciaire en cette matière, suivant les temps, les personnes et les choses. En 1873, en 1877, en octobre 488% (au moment où s'impriment ces lignes), à ces trois époques, la li est la même; elle n'a pas changé ; le décret du 19 septembre 1870 et les lois de 1790, 1791 et de l'an III [nos 649 et 680] sont toujours en présence; il n'est que juste, logique et naturel que la jurisprudence demeure la même à ces trois dates; elle ne peut, sous pein: d'arbitraire, varier avec les sujets en litige, puisqu'il s'agit d'une question de principe et de prescriptions invariables. Nous pensons toujours que son abandon complet, absolu, définitif, brisant entièrement avec les arrêts de 1873 et de 1877, serait plus conform au texte du décret du 19 septembre 4870, tant qu'il ne sera pas modifié. Mais ce qui serait inadmissible au premier chef, ce serait l'application intermittente de cette jurisprudence, alors que s fixité peut seule la mettre à l'abri de la supposition d'influence des courants politiques, et empêcher l'esprit de parti d'y voir alternativement un moyen de gouvernement et un instrument d'opposition.

Il résulte de tout ce que nous avons dit depuis le commence

DÉCRET DE 1870; PROJETS DE LOI de 1879.

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nent de ce chapitre, que l'action du législateur est vraiment néessaire pour tempérer ce qui est trop absolu dans le décret du 9 septembre 1870, pour faire disparaître ces graves sujets de ontroverses, pour sauvegarder le principe indispensable à l'ordre ublic de la séparation des autorités administrative et judiciaire. Il était naturel enfin que la situation que nous avons décrite et ppréciée produisit une certaine émotion au sein des Chambres. Aussi le Sénat a été saisi, le 26 mai 1879, par deux de ses membres, lont l'un est appelé, par le document que nous allons citer, l'inspirateur du décret du 19 septembre 1870 », d'une proposition de loi qui a été, le 34 juillet suivant, l'objet d'un rapport avorable d'une commission d'initiative parlementaire (Journal officiel du 10 octobre 1879, page 9555). Cette proposition de loi est ainsi conçue : « L'article 4er du décret du 19 septembre 1870 est » complété comme il suit: Lorsque les tribunaux seront saisis » d'actions dirigées contre des fonctionnaires à raison d'actes illé» gaux accomplis par eux dans l'exercice ou à l'occasion de leurs » fonctions, si le caractère administratif de ces actes est allégué, » les parties seront renvoyées à se pourvoir, au préalable, devant >> le conseil d'État. La section du contentieux de ce conseil appré» ciera le caractère de ces actes. Lorsque ces actes auront été >> reconnus constituer des actes administratifs et auront été dé» clarés illégaux ou arbitraires, l'action reprendra son cours con» formément au droit commun. » Cette proposition de loi est du plus haut intérêt, et nous ne dissimulons pas que, pour la sauvegarde du principe de la séparation des deux autorités, nous faisons des vœux pour qu'elle soit bientôt transformée en loi, en regrettant qu'elle ne l'ait pas été plus tôt '.

La Chambre des députés a été également saisie par deux de ses membres de deux propositions différentes. L'une d'elles, renvoyée à une commission spéciale, est relative à la responsabilité civile des fonctionnaires (no 640) et se met directement en contradiction avec le principe de la séparation des deux autorités, en disposant que, « lorsque, dans les cas prévus par l'article 1382 » du Code civil, le préjudice résulte d'un acte administratif, le tribunal exami» nera s'il y a eu abus de pouvoir ou faute, et, en cas d'affirmative, condamnera » le fonctionnaire à le réparer ». - - L'autre (no 1516 — Jour. off. 9 juillet 1879, p. 6393), plus étendue, est à la fois relative aux poursuites intentées contre les fonctionnaires administratifs, les ministres des cultes et les magistrats; elle cherche à sauvegarder le principe des deux autorités, mais d'une manière absolument insuffisante et qui donnerait lieu à des difficultés incessantes, par son article 2, ainsi conçu : « Les fonctionnaires de l'ordre administratif n'encourent » aucune responsabilité civile lorsque l'acte a été accompli par eux dans la

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