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POUVOIR EXÉCUTIF ET NON TROISIÈME POUVOIR. Suivant nous, le pouvoir exécutif, par sa nature même, quelle que puisse être la loi positive à ce sujet, se compose nécessairement des trois branches que nous avons indiquées. L'esprit ne peut concevoir que deux puissances: celle qui crée la loi, et celle qui la fait exécuter; de sorte qu'il n'y a pas de place pour une troisième puissance à côté des deux premières. Or l'autorité judiciaire est chargée de l'exécution des lois de droit privé et d'ordre pénal, de même que l'autorité administrative est chargée de l'exécution des lois d'intérêt général [nos 4 à 3] ; dans un cas comme dans l'autre, il s'agit au même titre d'appliquer la loi et d'assurer son exécution, ce qui est la mission du pouvoir exécutif.

L'autorité administrative et l'autorité judiciaire, tout en demeurant séparées, sont donc des autorités parallèles, chargées l'une et l'autre, dans une sphère déterminée, de concourir à l'application et à l'exécution des lois; il n'est pas au pouvoir des constitutions de faire violence, à cet égard, à la nature des choses, et même celles qui ont à tort conféré à la hiérarchie judiciaire le titre ambitieux de pouvoir judiciaire, n'ont pas pu faire que sa mission ne fût pas une partie de celle de la puissance exécutive.

La théorie des trois pouvoirs s'appuie sur l'autorité de Montesquieu, qui commence effectivement son célèbre chapitre sur la Constitution de l'Angleterre (De l'Esprit des lois, liv. XI, ch. iv) par ces mots : « Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs » il conserve cette locution des trois pouvoirs; mais il en donne immédiatement l'énumération suivante: « la puissance législative, » la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit » civil ». De sorte que, d'après Montesquieu lui-même, c'est une partie distincte de la puissance exécutrice qu'il appelle plus loin la puissance de juger, et il reconnaît que ce prétendu troisième pouvoir n'est qu'une portion de l'exécutif. Ainsi l'illustre magistrat établit lui-même que l'autorité judiciaire n'est bien qu'une branche distincte de l'exécutif, et l'appellation de pouvoir judiciaire n'engage pas, d'après lui, une question de principe, mais une question de mots'; aussi dit-il plus loin dans le même cha

'Plusieurs auteurs, tout en employant l'expression si répandue de pouvoir judiciaire, ne considèrent pas plus que nous l'autorité judiciaire comme un troisième pouvoir principal, et sont d'accord avec nous pour n'y voir qu'une branche du pouvoir exécutif. Ainsi M. Blanche (Dict. général d'administration, vo autorité judiciaire) dit : « La partie du pouvoir exécutif dont la mission est » de rendre la justice, est ordinairement déléguée à des fonctionnaires inamo

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L'AUTORITÉ JUDICIAIRE BRANCHE DISTINCTE DU

pitre : « Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger » est en quelque façon nulle ».

Mably (Des Droits et des Devoirs du citoyen, lettre 7o) nous paraît avoir été mieux inspiré lorsqu'il traite « De la puissance » législative et du partage de la puissance exécutrice en différentes >> branches ».

Un passage du discours de Mirabeau à l'Assemblée constituante sur le renvoi des ministres, est tout particulièrement digne d'être cité dans cette controverse, si retentissante et si peu utile, sans que nous voulions dire que ce grand orateur ait toujours été, sur ce point, conséquent avec lui-même: « Nous aurons bientôt occa>>sion, dit-il, d'examiner cette théorie des trois pouvoirs, laquelle, > exactement examinée, montrera peut-être la facilité de l'esprit » humain à prendre des mots pour des choses, des formules pour » des arguments, et à se routiner vers un certain ordre idées, sans >> revenir jamais à examiner l'inintelligible définition qu'il a prise » pour un axiome. Les valeureux champions des trois pouvoirs >> tâcheront alors de nous faire comprendre ce qu'ils entendent >> par cette grande locution « des trois pouvoirs », et, par exemple, » comment ils conçoivent le pouvoir judiciaire distinct du pouvoir » exécutif, ou même le pouvoir législatif sans aucune participation >> au pouvoir exécutif. »

35. On a tiré argument, dans le sens de la qualification de pouvoir judiciaire, de l'inamovibilité des magistrats de l'ordre judiciaire. Ce privilége consacré par la loi, non dans l'intérêt du juge, mais dans celui du justiciable, est impuissant à élever les juridictions inamovibles au rang de troisième pouvoir dans l'État; il ne peut modifier la nature de leur mission, qui reste la même que celle des autres juridictions; et, d'ailleurs, si ce privilége pouvait être la cause efficiente de ce troisième pouvoir, on serait condamné

» vibles et prend le nom de pouvoir judiciaire ». Trolley (La Hiérarchie administrative, t. I, p. 6 et suiv.): « Le pouvoir judiciaire est une branche, » une division du pouvoir exécutif... Le pouvoir judiciaire n'est donc pas, » comme on l'a soutenu, un troisième pouvoir dans l'État... Au surplus, le » pouvoir judiciaire a une organisation séparée, distincte du pouvoir adminis»tratif... Le pouvoir administratif se divise encore en pouvoir militaire et pou» voir civil. » — ·Sic Serrigny (Traité de la compétence et de la procédure adm., 2o éd., t. I, p. 17). C'est dans le même sens que Dufour (Traité de droit adm., 2o éd., t. I, p. 97, et t. VII [table], p. 578) parle du pouvoir administratif. Les mots autorité administrative et autorité judiciaire ont l'avantage de ne donner prise à aucune équivoque.

POUVOIR EXÉCUTIF ET NON TROISIÈME POUVOIR.

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non seulement à distinguer entre les diverses sortes de juridictions, mais même à exclure de ce pouvoir les nombreux magistrats de l'ordre judiciaire qui ne participent pas de l'inamovibilité, [voir

et à y placer au contraire l'un des tribunaux administratif

nos 258 et 453], à qui cette garantie a été également donnée par la loi.

Si l'on recherche les données de l'histoire, on reconnaît que l'ancienne maxime: « Toute justice émane du roi », née, sous l'ancien régime, des luttes de la justice royale contre les justices féodales, dans sa reproduction par les Chartes de 1844 (art. 57) et de 1830 (art. 48), sous la monarchie constitutionnelle, sous le régime de la séparation des pouvoirs, y consacrait cette vérité : que l'autorité judiciaire est une branche du pouvoir exécutif.

En outre, toutes les constitutions républicaines ou monarchiques, même celles qui ont appelé l'autorité judiciaire un pouvoir, ont été obligées par la force des choses de rattacher cette autorité au pouvoir exécutif, par la nomination des magistrats ou par leur institution, lorsqu'elle ne l'est pas par la formule exécutoire destinée à revêtir leurs décisions.

Le droit d'accorder les amnisties dans les nombreuses constitutions qui l'ont laissé au pouvoir exécutif, celui de faire grâce que même les autres lui reconnaissent, celui de délivrer les lettres de réhabilitation, sont dans notre droit public autant d'hommages, volontaires ou involontaires, du législateur, à la vérité du principe que nous avons posé et à la réalité du lien qui rattache la justice au pouvoir exécutif. Il en est de même des articles 127 4 et 130 24 du Code pénal punissant également de la dégradation civique, le premier les juges, le second les administrateurs, qui viendraient s'immiscer dans l'exercice du pouvoir législatif; ces textes, en souvenir des anciennes usurpations des parlements, dont la doctrine que nous combattons semble être un dernier écho, protégent ainsi le pouvoir législatif contre les empiétements des divers éléments de la puissance exécutive, et les assimilent dans la qualification du fait incriminé comme dans la répression.

L'esprit et l'ensemble de la législation, l'histoire et la nature des choses, refusent donc à l'autorité judiciaire le rang et la qualification de troisième pouvoir; et la théorie constitutionnelle, qui n'admet que deux pouvoirs dans l'État, en divisant le second en trois branches séparées, nous paraît seule exacte.

36. Nous achevons ici notre analyse du pouvoir exécutif, et avec

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SÉPARATION DES POUVOIRS LÉGISLATIF ET EXÉCUTIF

elle la partie rationnelle et la partie historique de notre étude du principe de la séparation des pouvoirs.

Toutefois, pour compléter la partie historique de ces développements, nous allons présenter ici un tableau d'ensemble, commun au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif, considérés au point de vue des applications multiples et variées qui ont été faites en France du principe de la séparation des pouvoirs par les onze Constitutions ou Chartes ci-dessus énumérées [no 13] et que nous n'indiquerons dans ce tableau synthétique que par le millésime de leur date. Ce tableau ne contient et ne doit rien contenir se référant à l'analyse des trois branches [nos 23, 24, 32 à 36] qui, suivant nous, constituent le pouvoir exécutif en dehors de toutes dispositions de lois positives, et sont également de son essence sous des conditions de fonctionnement diverses.

Voici ce tableau :

Formes du gouvernement. - De ces onze constitutions, 7 sont monarchiques (1791, 1804, 1814, 1815, 1830, 1852, 1870), 4 sont républicaines (1793, an III, an VIII, 1848). Sauf les Chartes de 4844 et 1830, les 9 autres ont prévu et réglé les conditions de leur révision; 6 ont été faites en vertu d'une délégation du pouvoir constituant (1791, 1793, an III, 1848, 1852, 1870); 5 ont été soumises à la ratification nationale (1793, an III, an VIII, 1802-1804, 1870); une (1830) a particulièrement présenté la forme d'un contrat intervenu entre les Chambres et le Roi; une (1844) fut l'œuvre exclusive de la Royauté.

Organisation du pouvoir législatif.-8 constitutions se sont prononcées pour le système de pluralité des assemblées législatives (an III, an VIII, 1802-1804, 1844, 1815, 1830, 1852, 1870); 3 pour le système d'unité d'assemblée législative (1791, 1793, 1848); 5 ont appliqué à la formation des assemblées électives le système du suffrage à deux degrés (1794, 1793, an III, an VIII, 1802-1804); 6 le suffrage direct (1814, 1845, 1830, 1848, 1852, 1870). — La Constitution de l'an III soumettait les assemblées électives au renouvellement partiel; les autres au renouvellement intégral. Les 8 premières constitutions dans l'ordre des dates, jusqu'en 1848, ont toutes exigé comme condition du droit de suffrage un cens électoral plus ou moins élevé; les trois dernières (1848, 1852, 1870) ont admis le suffrage universel, la première avec le scrutin de liste et le vote au chef-lieu de canton, les deux autres sans scrutin de liste et avec le vote à la commune.

Organisation du pouvoir exécutif. -9 constitutions ont consacré

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PAR LES CONSTITUTIONS ANTÉRIEURES DE LA FRANCE. l'unité du pouvoir exécutif : les 7 constitutions monarchiques et 2 constitutions républicaines (an VIII, 1848); les deux autres constitutions républicaines (1793, an III) ont appliqué le système de la pluralité au pouvoir exécutif. 7 ont admis, avec l'intervention des ministres dans les assemblées et leur responsabilité vis àvis d'elles, le système parlementaire (1794, an III, 1844, 1815, 1830, 1848, 1870); 3 ont fait dépendre les ministres du pouvoir exécutif seul (an VIII, 1802-1804, 1852).

Confection des lois.-Sur ces onze constitutions, 2 seulement (1802-1804, 1852) ont divisé les actes du pouvoir législatif en deux classes soumises à des règles différentes, les lois proprement dites et les sénatus-consultes; les autres n'ont admis qu'une seule et même classe de lois. Elles ont toutes pourvu aux diverses opérations de l'œuvre législative ci-dessus décrites [no 45 à 24], de la manière suivante : -1° Initiative législative. 3 l'ont donnée au pouvoir législatif seul (1794, 1793, an III), cette dernière au seul Conseil des Cinq-Cents; 5 au pouvoir exécutif seul (an VIII, 18021804, 1814, 1815, 1852); 3 au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif (1830, 4848, 1870). -2° et 3° Discussion et vote des lois. Par une seule assemblée (1794, 1793, 1848); par plusieurs assemblées dans les 8 autres constitutions, suivant le système admis sur la question d'unité ou de dualité des assemblées législatives. Encore faut-il faire les observations suivantes : 4° l'une des trois premières (1793) appelait les électeurs eux-mêmes, réunis en assemblées primaires, à discuter et à voter la loi; 2° d'après l'une des 8 autres (an III), une des assemblées (Conseil des Cinq-Cents) avait l'initiative, la discussion et le vote de la loi, et l'autre assemblée (Conseil des Anciens) en avait la sanction; 3o deux autres constitutions (an VIII, 1802-1804) ont divisé la discussion et le vote entre deux assemblées, le Tribunat et le Corps législatif; 4o enfin il faut ajouter à ce qui vient d'être dit, au point de vue de la discussion et du vote des lois par une ou plusieurs assemblées, ce qui va être dit de l'examen de la constitutionnalité des lois. 4° Examen de la constitutionnalité de la loi. Par une troisième assemblée appelée le Sénat, pouvant être saisie de cet examen par le recours du gouvernement ou du Tribunat, et même, après 1807, des citoyens, des législateurs et des sénateurs (an VIII, 1802-1804); par une seconde assemblée également appelée Sénat, nécessairement saisie, sans recours, de l'examen de la constitutionnalité de toutes les lois (1852). Cette phase de la confection des lois n'existe pas dans les autres constitutions. 5o Sanction de la loi. Donnée au pouvoir

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