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incompatible avec les attributs les plus essentiels de la nature humaine. La nature humaine, comme la nature universelle, est soumise à la grande loi de l'inégalité et de la diversité. La ressemblance qu'on chercherait en vain entre les arbres de la même forêt et entre les feuilles du même arbre, on la trouverait encore moins entre les citoyens de la même patrie, entre les habitants de la même cité, entre les membres de la même famille. Inégaux par la force, par la santé, par la beauté, les hommes le sont au moins autant par l'intelligence, par l'imagination, par le sentiment, par le courage, par la joie ou la souffrance dont leurs âmes sont capables. A cette inégalité native de leurs facultés il faut ajouter l'usage inégal qu'ils ne manquent pas d'en faire, parce qu'ils en ont le pouvoir, et le développement inégal qu'ils sont appelés à leur donner en raison de la diversité des circonstances ou des impulsions extérieures.

Repoussée par tous les instincts, par toutes les facultés, par tous les actes de la nature humaine, comment l'égalité pourrait-elle exister de fait dans l'ordre social? Comment un ordre social qui voudrait la prendre pour base pourrait-il se fonder?

Mais si l'égalité se trouve exclue du domaine des faits, le droit ne peut absolument pas s'en passer; elle fait partie de la liberté, qui, dans l'ordre civil, comme

dans l'ordre moral, est la source, le fondement, le principe de tous les droits. La seule liberté possible dans l'état de société est celle qu'on peut définir par ces mots : le droit égal pour tous d'exercer et de développer leurs facultés inégales.

L'égalité et la liberté ne peuvent, en effet, exister qu'à la condition d'être inséparables ou d'entrer, en quelque sorte, l'une dans l'autre. La liberté sans égalité ou qui ne serait pas la même pour tous les citoyens, dont tous les citoyens ne pourraient faire usage sous une responsabilité et dans une étendue égales; une telle liberté ne serait qu'un privilége, c'est-à-dire un instrument de domination pour les uns, un état de servitude pour les autres. L'égalité sans liberté, ou plus exaclement l'égalité hors de la liberté, serait pour tous, sans distinction, la servitude. Ne pouvant élever les buissons à la hauteur des chênes, il faudra bien abaisser les chênes à la taille des plus humbles buissons. Il sera défendu de dépasser un certain niveau d'instruction, de moralité, d'intelligence, d'activité, de bien-être, sinon l'égalité est détruite et avec elle toute espérance de communauté. On n'imagine pas un esclavage plus dégradant que celui-là.

Et qu'est-ce que les faibles, les ignorants, les incapables (car en dépit de l'instruction intégrale, réclaméc avec tant d'instance par les organes de la Société internationale, il y aura toujours une ignorance au moins

relative et des incapacités absolues); qu'est-ce que les cœurs étroits, les âmes basses et vulgaires, les infirmes de toute espèce auront à gagner à cette oppression, j'allais dire à cette répression systématique de la force, du talent, du génie, de la vertu, de la foi, des généreuses affections, de l'énergie fécondante du travail libre, de toutes les grandeurs et de toutes les puissances de la nature humaine? Tout ce qu'on aura enlevé à la liberté individuelle, on l'aura retranché à la société. Le savant n'est pas seul à profiter de sa science, ni l'artiste des créations de son génie, ni le commerçant et l'industriel des capitaux qu'ils ont formés; c'est le corps social tout entier qui en jouit de proche en proche, comme on voit une source bienfaisante descendre des sommets d'où elle a jailli jusque dans les vallées les plus profondes. Oui, Proudhon a raison, le commu- « nisme, conséquence nécessaire de l'égalité sociale, ne peut être caractérisé que par ces mots : « la religion de la misère. »

De là une dernière réflexion, étroitement liée à la précédente et qui servira peut-être à ébranler un des préjugés les plus répandus aujourd'hui, une des erreurs les plus dangereuses de la politique révolutionnaire. On dit de même que la bourgeoisie a pris en 1789, dans la société et dans le pouvoir, la place de la noblesse, de même le peuple doit désormais

prendre la place de la bourgeoisie. Et si vous voulez savoir en quoi consiste l'avénement du règne du peuple, on ne manquera pas de vous répondre que c'est dans la réalisation des idées socialistes, c'est-à-dire. dans l'établissement d'un communisme plus ou moins conséquent. Ces deux propositions ne sont pas seulement fausses, elles sont incompréhensibles pour tout esprit que la passion ou l'idolâtrie des formules n'ont pas subjugué d'avance.

D'abord le communisme, comme on vient de s'en convaincre, ayant pour résultat inévitable de paralyser l'action de toutes les facultés ou au moins des plus nobles facultés de l'homme, de tarir toutes les sources de la richesse publique, de courber tous les membres de la société sous le joug de la même servitude; le communisme, s'il pouvait de notre temps s'établir quelque part, ou si, après s'être établi, il pouvait durer, serait un mal pour tout le monde et ne serait un bien pour personne, il ne pourrait être considéré comme l'avénement d'un nouveau règne; il ne serait que la fin de la liberté et de la civilisation.

Ensuite, comment comprendre que le peuple remplace la bourgeoisie? Est-ce que ce sont là deux castes ennemies dont l'une est opprimée ou même gouvernée par l'autre? Ce ne sont pas même deux classes distinctes, mais simplement, ainsi que je le disais plus haut, deux situations. Lorsqu'on vit du travail de ses mains,

l'on est un ouvrier, et la totalité des ouvriers d'un même pays, voilà ce que l'école socialiste ou révolutionnaire a pris la vicieuse habitude d'appeler le peuple, quoique ce nom ne soit applicable qu'à l'universalité des citoyens. Le bourgeois est celui qui possède un capital, et personne n'ignore que parmi les capitaux l'on comprend aussi la terre, qui ne donne rien sans culture, et les outils ou instruments de travail, dont la propriété n'empêche pas de mourir de faim si l'on néglige de s'en servir. De là résulte que bourgeois et ouvriers, non-seulement se touchent et se mêlent, mais souvent se confondent. L'ouvrier d'aujourd'hui pourra être bourgeois demain et le bourgeois d'aujourd'hui est un ouvrier d'hier. Le paysan qui laboure son champ lui-même et le propriétaire d'un atelier qui seul, ou avec un certain nombre de compagnons, le met en activité, sont tout à la fois des bourgeois et des ouvriers. Comment donc bourgeois et ouvriers pourraient-ils être considérés comme les oppresseurs et les successeurs les uns des autres?

Quant à l'argument que le socialisme prétend tirer de l'histoire, il est complétement dépourvu de valeur. En 1789, ce n'est pas la bourgeoisie qui a détrôné la noblesse, c'est la liberté qui a détrôné la servitude, c'est le droit qui a détrôné le privilége, c'est le mérite personnel qui s'est substitué aux prérogatives iniques de la naissance, c'est un principe qui a triomphé et

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