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CHAPITRE II

Du communisme avant le christianisme; l'Inde, l'Égypte, la Judée, la Grèce.

C'est une étrange illusion de nous présenter le communisme comme la forme la plus accomplie de la société et le but de toutes les révolutions qu'elle est destinée à subir; il n'y a rien au contraire qui la rapproche plus de son enfance, rien qui soit plus opposé aux idées de liberté et de justice, par lesquelles se mesurent tous ses progrès. Les témoignages ne nous manqueraient point pour établir que l'égalité des fortunes, que la communauté des biens telles que la comprennent les réformateurs les plus populaires de notre temps, a existé de fait chez des peuplades encore plongées dans la vie sauvage, qu'elle est le régime sous lequel notre vieille civilisation a rencontré il y a plusieurs siècles les tribus les plus avancées du nouveau monde; mais pourquoi nous arrêter à ces faits isolés, si instructifs et si authentiques qu'ils puissent être, quand nous avons pour nous l'autorité de

l'histoire tout entière? C'est, en effet, une loi qui domine tous les événements et qui préside à la marche des sociétés humaines, que la propriété, aussi bien que l'individu, ne s'affranchit que par degrés des liens de la communauté, soit celle de l'État, ou de la famille, ou d'une caste privilégiée, pour revêtir un caractère entièrement libre et personnel en d'autres termes, la communauté et l'esclavage, la propriété et la liberté ont toujours existé ensemble et dans les mêmes proportions: partout où l'on aperçoit l'une, on est sûr de rencontrer l'autre; dès que l'une est niée, étouffée ou amoindrie, l'autre l'est également; et comme l'idée de la liberté n'est pas autre chose, après tout, que l'idée de la justice, l'idée du droit, l'idée du respect qui est dû à l'humanité pour ellemême, sans aucun égard pour sa condition extérieure, on peut dire que le degré d'affranchissement où la propriété est arrivée chez un peuple, nous donne la mesure exacte de sa civilisation et particulièrement de son éducation morale. Quelques exemples suffiront pour nous convaincre de cette vérité et lui donner la valeur d'un axiome historique.

Nous ne connaissons pas de constitution plus originale et plus ancienne que celle que nous offrent les Lois de Manou. Les lois de Manou sont pour les Indiens ce que le Zend-Avesta était pour les Perses et la Bible pour les Hébreux, c'est-à-dire un code révélé à la fois

civil, politique et religieux, dont les dispositions ont tout prévu et tout ordonné d'après des règles immuables, depuis les relations générales sur lesquelles repose l'existence même de la société jusqu'aux actions les plus humbles et les plus secrètes de la vie privée. Eh bien! si nous jetons les yeux sur ce curieux monument, nous y verrons la propriété collective, indivisible, et remise tout entière entre les mains des brahmanes ou de la caste sacerdotale, sous prétexte qu'elle est la première-née de Brahma, et qu'elle est sortie de la plus noble partie de son corps. « Le brahmane, dit le législateur indien (1), est le seigneur de tout ce qui existe; tout ce que ce monde renferme est la propriété du brahmane; par sa primogéniture et par sa naissance il a droit à tout ce qui existe. Le brahmane ne mange que sa propre nourriture, ne porte que ses propres vêtements, ne donne que son avoir; c'est par la générosité du brahmane que les autres hommes jouissent des biens de ce monde. »> Mais ce n'est pas assez que la terre ait des propriétaires et le pays des maîtres; il faut des bras pour le défendre, pour le cultiver, pour distribuer à sa surface les fruits de sa fécondité et les façonner à tous les usages de la vie. De là les trois autres castes indiennes, celle

(1) Les passages que je cite sont tirés de la traduction de Loiseleur-Deslonchamps, liv. VIII, stance 37; liv. I, stance 100; liv. VIII, stance 416.

des guerriers, celle des laboureurs et des marchands et celle des artisans, toutes asservies, dans des mesures diverses, à l'ordre des brahmanes en un mot, c'est l'esclavage venant compléter l'institution de la communauté des biens. Cependant, il faut le dire à l'honneur de l'espèce humaine, la justice et la raison ne sont jamais complétement muettes; la conscience a des éclairs qui illuminent nos plus profondes ténèbres. Ainsi l'on rencontre dans ce code inique de la théocratie orientale ces paroles qui ne seraient pas désavouées par les philosophes de notre temps, et qui indiquent avec beaucoup de précision la véritable origine du droit de propriété : « Les sages qui connaissent les temps anciens ont décidé que le champ cultivé est la propriété de celui qui le premier en a coupé le bois pour le défricher et la gazelle celle du chasseur qui l'a blessée mortellement (1).

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La société égyptienne nous offre à peu près les mêmes caractères que celle de l'Inde : l'absence de toute vie, de toute pensée, de toute liberté individuelle; une nation divisée en plusieurs castes entièrement séparées et dont chacune était vouée à une profession héréditaire une théocratie puissante qui gouverne la pensée comme la conscience, dont les lois inflexibles pèsent sur les arts, sur les sciences,

(1) Liv. IX, stance 44,

sur l'industrie elle-même, et qui possède collectivement, à titre de propriété indivisible et inaliénable, plus des deux tiers du sol. On pourrait trouver là, si je ne me trompe, avec le régime de la communauté, ce qu'on appelle aujourd'hui l'organisation du travail; car, dans la même caste, l'exercice des arts, des professions, était divisé autant que le permettaient l'état des lumières ou les besoins d'une civilisation encore peu avancée, et jamais l'un ne pouvait déplacer l'autre; la concurrence était un mal inconnu chez ce peuple intelligent et laborieux; l'abandon ou l'envahissement d'un état au préjudice des autres était également impossible.

C'est un fait remarquable que chez les Juifs, où la servitude, plutôt tolérée qu'encouragée par la loi, n'était qu'une sorte de domesticité; où l'esclave, placé sous la sauvegarde de la religion, faisait partie de la famille, et, à la moindre violence de la part du maître, était déclaré libre; où les dogmes, bien supérieurs aux institutions, proclamaient l'unité originelle et la fraternité du genre humain, la propriété, sans être absolue, ait eu un caractère individuel. Chaque Israélite avait son patrimoine qu'il cultivait lui-même, ou, comme dit l'Écriture, chacun vivait à l'ombre de sa vigne et de son figuier. Les femmes mêmes, quand elles n'avaient point de frère pour recueillir l'héritage paternel, pouvaient hériter et posséder, tandis que les

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