La comparaison du texte de cette ode, donné par l'édition de 1734, avec celui que M. Renouard a adopté pour sa réimpression de 1811, m'a prouvé qu'il a tout simplement calqué cette édition sur la compilation anglaise de 1765, puisqu'il en a scrupuleusement conservé les fautes d'impression, au lieu de chercher à les corriger, en remontant aux premières éditions. La neuvième strophe de l'ode à M. Rastignac offre une preuve de la vérité de cette assertion, puisqu'on y trouve qu'en 1765, comme en 1811, les éditeurs ont fait rimer arts charmans avec le sentiment: or, si M. Renouard s'était donné la peine de consulter l'édition de Blois de 1734, il aurait mis les sentiments. La seconde pièce que donne l'édition de 1730 a pour titre : Prologue en stances sur la vie pastorale, qui a été remplacé dans le recueil de 1734 par le Siècle pastoral, idylle, que les éditions postérieures ne manquèrent pas de reproduire, tandis qu'elles laissèrent dans l'oubli le prologue de 1730. Quoique la même pensée semble avoir été l'âme de ces deux ouvrages, toutefois, malgré cette affinité et l'emploi d'un rythme pareil, il y a une telle diversité dans les couleurs employées par le peintre, qu'on doit considérer ces deux morceaux non pas comme des copies semblables du même dessin, mais comme deux tableaux différents de la même école, ou plutôt du même maître, dont le mérite est à peu près égal, Il est impossible de pénétrer aujourd'hui les raisons qui ont pu porter Gresset à publier en 1734 l'une de ces pièces, et à condamner l'autre à l'oubli. Pour mettre le lecteur à même de faire à cet égard les conjectures qu'il jugera convenables et de comparer ensemble les deux morceaux, je crois devoir joindre ici ce prologue en stances sur la vie pastorale, tel qu'il se trouve dans l'édition séculaire de 1730: » Dès que l'univers eut vu naître >> De plus coupables habitants, » Bientôt la terre cessa d'être Ce qu'elle était dans son printemps. » Bientôt on ne vit aucuns traits; >> Sortis des mains de la nature, Nous étions faits pour être heureux, Les bergers suivaient sa loi pure: >>Que ne la suivons-nous comme eux? » Instruits par cette sage mère, Ils connaissaient les vrais plaisirs : > Une ombre, une vaine chimère N'arrêtait jamais leurs désirs. » La vertu faisait leur étude; >> Chez eux les mœurs servaient de lois, Et tous exempts de servitude » De leurs troupeaux étaient les rois. L'unique soin des bergeries Occupaient leurs tranquilles cœurs ; » Ils célébraient dans les prairies » L'or des moissons, l'émail des fleurs. » Ils ignoraient les vains usages » De nos philosophes fameux; » Mais n'étaient-ils point les vrais sages, » A la nature, aux mains des grâces » La pudeur volait sur leurs traces La bergère, simple et docile. • O mœurs! ô siècles pleins de charmes! . Est-il condamné pour toujours? » Mais pour nous adoucir la peine >> De ne plus voir ces vrais bergers, » Nous en ramenons sur la scène S'il faut en croire l'assertion du père Daire (1), l'ode sur l'Amour de la Patrie est le premier ouvrage de Gresset dont la presse ait fait son profit. En effet, l'avertissement de l'édition de 1730, où elle se trouve après les six premières églogues de Virgile, dit qu'elle avait déjà paru dans le Mercure du mois de juin 1730 (2). Cette ode, de même que les bucoliques, fut entièrement remaniée par l'auteur, et portée à dix-sept strophes au lieu de treize, pour l'édition de 1734 ; elle nous prouve que Gresset suivait à la lettre le précepte du grand maître: (1) Vie de Gresset, page 3. (2) Page 1074. Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage... Et c'est sans doute de la seconde édition de cette ode que Frédéric a voulu parler, quand il mandait à Voltaire, le 28 mars 1738 (1): • Gresset a fait une ode sur l'amour de la patrie qui m'a plu infiniment: elle est pleine de feu et de morceaux ache» vés; vous aurez remarqué sans doute que les vers de huit » syllabes réussissent mieux à ce poète que ceux de douze. » A l'époque où Frédéric traçait ce jugement, Edouard et le Méchant n'avaient pas encore révélé tout le talent de Gresset, que ce grand roi a mieux apprécié dans cette autre phrase de la même lettre : « La muse de Gresset est à présent une des premières du » Parnasse français. Cet aimable poète a le don de s'exprimer » avec beaucoup de facilité; ses épithètes sont justes et nou» velles; avec cela, il a des tours qui lui sont propres; on ⚫ aime ses ouvrages malgré leurs défauts; il est trop peu soigné, sans contredit, et la paresse, dont il fait tant l'éloge, » est la plus grande rivale.de sa réputation (2).» Cette opinion de Frédéric sur la muse de Gresset a peutêtre produit le germe de jalousie dont Voltaire ressentit plus tard les atteintes, quand, après son couronnement, le roi de Prusse voulut attirer à sa cour l'auteur de Ver-Vert. Je reviendrai bientôt sur cette partie de l'histoire de notre poète, et c'est alors que, partant de ce premier jalon, le lecteur arrivera au fait principal qui donna tant d'acrimonie à la bile de Voltaire, quand le nom de Gresset se rencontrait sous sa plume. L'ode sur l'amour de la patrie a été traduite en vers sa (1) Edition de Voltaire de M. Beuchot, tome LIII, page 88. (2) On a vu plus haut la réponse de Gresset au sujet de ce reproche, page 15. |