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fibilité: dira-t-on qu'une légere marque de mépris ou de haine foit pour lui un plaifir? Il en eft de même des fenfations corporelles. Mais quoique je ne voie nullement que dans les paffions fimples les degrés extrêmes ne produifent pas des effets contraires, comme on le prétend, je n'ai garde de nier que dans le mêlange, ou lè conflit de différentes paffions, les unes agréables & les autres douloureufes, le plaifir ou la peine que caufent celles qui dominent, ne puiffe être confidérablement augmenté par un mécanifme particulier à notre être, en conféquence de ce mêlange ».

«La feule vérité qu'il foit poffible de reconnoître, comme je l'ai déjà dit, dans cette hypothefe, eft que l'ame, dans certains cas, faifit la notion de fauffeté, pour empêcher la repréfentation ou le récit de. produire une impreffion trop vive fur elle, & pour fe fouftraire, par ce moyen, à une fituation pénible. Cependant il faut remarquer que cette notion n'eft pas une compagne inféparable du plaifir que font la pitié ou les autres fentimens analogues. Elle n'eft qu'un accident. J'ai obfervé plus haut que file pathétique outrepaffe un certain degré, loin d'être agréable, il devient pénible. (C'eft ainfi qu'au théâtre les fcenes trop fombres déchirent, & ne font point couler de larmes.) L'ame alors emploje

tout ce qui dépend d'elle, & furtout le re fus de croire, pour fe débarraffer d'une émotion qui lui pefe. On peut être fûr que

toutes les fois qu'elle en vient là, le poëte, l'orateur ou l'hiftorien ont passé à son égard,les bornes où ils devoient refter. C'eft l'effet de la peine extrême que les auteurs ont prife pour faire croire fermement les chofes touchantes qu'ils rapportent, du penchant, difons plus, de la manie que l'homme a de croire ce qui l'affecte, & de fon averfion naturelle pour tout ce qui contrarie ce penchant, &c. ».

La troifieme hypothefe eft celle de M. Hume, qui prétend que le plaifir que l'on goûte à la représentation d'une tragédie, a fa fource dans l'éloquence, ou l'art avec lequel on rend la fcene mélancolique, & elle ne fatisfait pas M. C. plus que les deux précédentes. Enfin, la derniere eft celle expofée dans le N°. 110 de l'Adventurer, que M. C. affure n'être que celle de Hobbes réchauffée. Après avoir réfuté ces deux opinions, il donne fes idées pour expliquer ce phénomene littéraire ou moral. Il pofe d'abord quelques principes préliminaires, tels que ceux-ci l'on peut ranger fous deux claffes toutes les paffions fimples dont nous fommes fufceptibles, le plaifir & la peine; il y a une attraction ou une affociation de paffions, comme d'idées; les peines, de quelque nature qu'elles foient,

font ordinairement une impreffion plus profonde & plus durable que les plaifirs. Dans plufieurs paffions affociées qui ont le même objet, les unes font agréables, & les autres déplaifantes; fi les paffions agréables font les dominantes, il en réfulte un plaifir plus grand & plus durable que celui qu'elles auroient produit fans être mêlées avec d'autres. On peut comprendre fous le nom de pitié toutes les émotions excitées par la tragédie.

« Les paffions que réveille ce genre de drame, dit-il enfuite, ont été diftinguées en terreur & en pitié. Cette claffification, fi on peut s'exprimer ainfi, eft plus vulgaire que philofophique, quoiqu'elle ait été enfeignée par le judicicux critique de Stagyre. Car qu'eft-ce que la pitié, finon un intérêt vif,une participation,en quelque forte, fympathique aux peines, d'autrui, & aux fentimens qu'elles font naître, foit crainte ou chagrin,&c.? Cette regle de la pitié & de la terreur pourroit perfuader à qui n'a d'idée de la tragédie que celle qu'elle lui donne, que fon objet eft de nous faire partager les inquiétudes des perfonnages, & de craindre pour nous-mêmes. Dans ce cas peu de perfonnes, je crois, trouveroient du plaifir aux fpectacles tragiques. Il eft arrivé, pourfuit-il, quelquefois qu'au milieu d'une repréfentation, l'auditoire a été allarmé par le bruit que le feu avoit pris,

ou que la falle alloit s'écrouler. Alors a terreur a glacé tous les cœurs; & cette terreur, loin d'affecter agréablement, loin de fe fondre avec les paffions excitées par la tragédie, les a bannies, les a fait oublier, & n'a laiffé dans l'ame,au moins pour quelque tems, d'autre fentiment que celui de la fûreté perfonnelle ».

Le cinquieme-principe de M. C. eft, comme on l'a vu plus haut, que la pitié n'eft pas une paffion fimple, mais, pour ainfi dire, un grouppe de paffions unies par l'affociation, prefque confondues & concentrées vers le même objet. « Il y a dans la pitié, ajoute-t-il, trois impreffions différentes: la commifération, qui eft purement pénible, la bienfaifance ou le defir de foulager & de rendre heureux l'objet qui excite notre pitié, affection d'un genre intermédiaire, & l'amour, ce fentiment le plus flatteur, le plus noble & le plus exquis dont l'ame foit fufceptible, & qui efface prefque toujours tous les autres. Pour mieux conftater cette théorie, il faut obferver que les orateurs & les poëtes, dans la vue de rendre plus forte cette affociation & cette union, s'étudient à réunir dans le caractere de celui pour lequel ils veulent intéreffer notre pitié, toutes les qualités aimables dont il eft fufceptible, & qui s'accordent avec la vraisemblance, & qu'on n'a aucune pitié pour celui qui fouf

fre, & dont le caractere eft haïffable. Quelquefois les auteurs, & ce ne font pas les moins adroits, caufent un plaifir d'une efpece différente, celui qui réfulte de la punition que le crime a méritée. Lorsque le caractere eft tellement mélangé de bonnes & d'odieufes qualités que nous ne pouvons ni refufer notre commifération ni accorder notre amour, l'ame eft déchirée par des impreffions contraires qui, au licu de fe fondre enfemble, fe repouffent l'une l'autre. Alors la piece révolte,plutôt qu'elle n'intéreffe. Telle eft, à mon avis, jufqu'à un certain point, Venife fauvée, où le héros à quelques bonnes qualités mêle la baffeffe & la trahifon ».

«li réfulte de ce que je viens de dire, que le plaifir qui naît de la pitié eft dû à sa nature, ou à la nature des paffions dont elle eft compofée, & non à des caufes étrangeres & acceffoires. La tendre paffion de l'amour,qui eft une de celles qui la conftituent, adoucit ce qu'elle a de pénible. La commifération donne de la ftabilité à l'amour, qui fe refroidiroit d'autant plutôt que ce fentiment eft dirigé vers un objet imaginaire, inconnu, & qui ne nous tient par aucun lien. La bienveillance, ou le defir de contribuer à fon bien-être occupe nos pensées, & les développe. Elle engage l'ame à s'attacher aux expédiens propres à foulager le perfonnage affligé ».

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