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cependant établir une brillante réputation, mais moi, je ne voulais faire la mienne que par la réalité et l'étendue de mes services; il répugne à mon caractère de rechercher l'éloge, même quand il me semble mérité.

J'ajouterai encore que c'eût été commettre des indiscrétions préjudiciables à l'action de la justice, en révélant par anticipation les causes qui me faisaient agir, et nuire, dans un intérêt personnel, aux intérêts de la chose publique.

Mais la réserve que je me suis imposée m'a été funeste sous beaucoup de rapports; elle a fortifié les dires de ceux qui me décriaient; elle a changé en préventions les sentiments de reconnaissance ou d'estime que je crois mériter de la part des bons citoyens.

J'ai donc fait à mon détriment l'épreuve de la puissance que les journaux exercent sur l'opinion publique, et je crois rendre service aux fonctionnaires qui, dans une position équivalente à la mienne, seraient tentés de suivre mon exemple, en mettant sous leurs yeux le danger de n'opposer aux détracteurs que la force d'inertie et le calme d'une conscience irréprochable.

Je leur dirai: Si vous n'avez point la pratique des affaires, si vous êtes plus disposés à solliciter des faveurs qu'à vous en rendre dignes, moins préoccupés de l'intérêt de vos administrés que du soin de votre propre élévation, soit inapplication, soit incapacité, soit défaut d'énergie, vous sentez que

vous n'êtes pas à la hauteur de vos devoirs, il vous sera facile d'acquérir la réputation d'un praticien consommé, d'un magistrat indépendant, d'un administrateur courageux, intègre, doué de talents supérieurs, et sacrifiant ses goûts, sa fortune, sa santé, pour se dévouer tout entier à l'accomplissement de ses devoirs.

La recette est toute simple: faites votre cour à quelques hommes influents dans les journaux; mettez autant que possible à leur disposition le pouvoir dont vous êtes investi; soyez humbles et flatteurs jusqu'à la bassesse; déclinez la solidarité de tous les actes qui les blesseraient; enfin, prenant envers eux l'attitude d'un protégé, efforcezvous de leur persuader que vous partagez leurs doctrines, que vous vous guidez par leurs inspirations.

En même temps, achetez le dévouement de ces frelons littéraires qui s'agitent dans une sphère moins élevée, et qui mettront à votre service le sel piquant de leurs bons mots.

Par cette double combinaison, vous agirez à la fois d'une manière efficace sur l'opinion des hommes graves, des hommes politiques, et sur l'esprit de cette classe frivole qui ne voit que la superficie des choses, et dans laquelle vous trouverez mille échos favorables à votre réputation.

N'oubliez jamais qu'en France, surtout à Paris, où la vérité a tant de peine à se faire jour, la masse des lecteurs adopte et accrédite des opinions toutes

faites; les journaux y sont donc les grands dispensateurs des réputations. Fussiez-vous, sous tous les rapports, un homme supérieur; eussiez-vous l'intégrité de l'Hospital, le dévouement de Sully, le génie de Colbert, le patriotisme de Lafayette, il suffira d'un trait spirituel et empoisonné pour vous livrer au ridicule, à la risée publique, ou pour soulever contre vous des préventions universelles.

A plus forte raison, si vous n'étiez, comme moi, qu'un homme ordinaire, ne pouvant se recommander que de son zèle, de ses bonnes intentions et d'un amour sincère pour son pays, que deviendrait votre réputation dans les circonstances difficiles que j'ai traversées?

Le pouvoir, attaqué par la grande majorité des journaux, avait devant lui une administration active, à laquelle était confié le soin d'exécuter les ordres de répression, parfois sévères, toujours fâcheux pour les partis dont ils gênent l'action, dont ils détruisent les espérances. Cette administration, qui touche immédiatement aux intérêts privés, qui froisse l'opinion des opposants et le calcul des factions, c'est moi qui la faisais agir. Je me trouvais ainsi exposé en première ligne aux coups dirigés contre l'autorité.

Les journaux qui se respectent assez pour ne pas descendre aux injures se contentaient de critiquer avec plus ou moins d'amertume; mais comme, d'une part, l'interprétation morale est toujours faite sous l'impression de certaines idées,

au profit de certaines doctrines, et que, de l'autre, l'exécution des mesures, l'accomplissement des faits qui choquent ces mêmes idées, ces mêmes doctrines, étaient ordinairement dénaturés, il en résultait une disposition continuelle à blâmer mes actes. Des ménagements, quelquefois habilement calculés, donnaient plus de poids à une censure amère, presque toujours injuste. Voilà pour les journaux du premier ordre.

Quant aux autres, à ceux qui tour à tour font usage du sarcasme et de l'outrage pour déverser le mépris sur l'objet de leurs faciles colères, ceuxlà, m'indiquant à la haine des partis, ne se faisaient faute d'aucune insinuation malveillante, d'aucun expédient ingénieux pour me diffamer au jour le jour. Enfants perdus de la presse sérieuse, qu'on peut désavouer s'ils vont trop loin, et qui lui servent d'auxiliaires obligés, leurs traits acérés et malins, tantôt sous couleur d'ironie, tantôt sous point de calembourg, tordent et déchirent à plaisir une réputation. Le secret de faire rire aux dépens d'autrui est un art d'autant plus perfide, que cette apparence de naïveté, ce ton de gaieté qui lui est propre, impliquent une sorte de candeur dont on ne se défie guère; et puis nous sommes assez disposés à la moquerie, assez portés à déprimer notre prochain, à ravaler surtout l'homme du pouvoir, pour accueillir volontiers ce feu roulant de jeux de mots, de piqûres, de saillies qui le frappent sans relâche ni miséricorde.

Ainsi, pendant cinq ans, tous les matins, les unes et les autres feuilles, sauf de rares exceptions, ont dirigé contre moi leurs traits dangereux; dénaturant, blâmant mes plus inoffensives actions; me prêtant des énormités; dénonçant ma prétendue conduite arbitraire; flétrissant mes soi-disant injustices avec une persévérance qui n'a point d'exemples.

Il n'est pas de faits controuvés, d'assertions hasardées, d'histoires absurdes, que la déloyauté n'ait imaginés pour me vouer à la haine des honnêtes gens; pas d'épithètes injurieuses que la méchanceté de mes ennemis politiques m'ait épargnées... Et l'on voudrait qu'un caractère honorable n'en fût point atteint? qu'une réputation bien acquise put y résister? C'est impossible.

Mais ce n'est pas tout; on ne doit point oublier qu'à cette époque il existait à Paris vingt mille individus actifs, énergiques, appartenant aux opinions légitimistes, républicaines et bonapartistes, qui se maintenaient en état de conspiration continuelle contre le pouvoir; et, sans vouloir faire un rapprochement injuste, j'ajouterai que Paris renferme ordinairement plus de sept mille voleurs repris de justice, dont la police surveille et comprime les mauvais penchants et les coupables intentions.

Voilà donc une partie nombreuse de la population intéressée, à divers titres, à troubler l'ordre et à décrier l'autorité qui paralyse ses efforts, et qui

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