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S'il entrait dans le principe, au contraire, il serait obligé de reconnaître beaucoup de supérieurs, surtout beaucoup d'égaux; enfin il trouverait des corollaires moraux qu'il ne lui serait pas permis de changer, et qu'il faudrait accepter. Et puis il n'y a pas plusieurs principes vraiment généraux, vraiment féconds; il n'y en a qu'un qui soit et ait été générateur: c'est le principe spiritualiste. Dans celui-là, les partisans du droit individuel trouvent sans doute la sanction de certaines libertés; mais ils y trouvent aussi des devoirs et des obligations sévères : aussi, l'égoïsme est-il habile à se couvrir sous le rempart d'une conséquence détournée de sa source, et à se former ainsi le semblant d'une doctrine. Mais mettez ces hommes au contact des tentations ou de la douleur, vous les verrez enfin tels qu'ils sont. L'histoire des hommes de la révolution nous a laissé à cet égard de grands et nombreux exemples.

Certes, si de tels hommes avaient su quel mal ils se faisaient et ils apportaient aux autres, ils auraient changé; mais il est difficile, impossible peut-être, de repousser une doctrine qui autorise toutes les dépravations de pensée et d'actes, auxquelles nous avons été dressés dans notre jeunesse. On aime, à l'égal de soi-même, une erreur qui nous justifie, Ce vice fatal n'a jamais été plus flagrant qu'aujourd'hui. Aussi jamais, osons le dire, il ne s'est rencontré une pareille misère intellectuelle. Nous, qui ne sommes que des enfans, nous nous sentons des forces de géants, tant ce qui nous entoure nous paraît faible et dépourvu.

Nous ne nous arrêterons pas à compter combien de réputations modernes sont fondées sur le vol littéraire ou scientifique, combien de conséquences ont été détournées de leur principe; à calculer le nombre et la combinaison des emprunts sur lesquels sont établies certaines grandes renommées de notre temps, et cependant nous en connaissons le détail, et nous pourrions nommer les vrais auteurs: nous nous attacherons seulement à quelques idées principales, et sur lesquelles l'erreur constitue un danger politique prochain. Telles sont celles que représentent les mots progrès et humanité.

L'usage du mot progrès est universel aujourd'hui et dans les vues les plus contradictoires. Il semble que ce soit une propriété commune, dont tout le monde ait le droit d'user et d'abuser, sans être tenu de rendre compte de son bon ou de son mauvais emploi. Sa fortune a été rapide. Il y a neuf ans, lorsqu'il fut repris comme signe philosophique par l'école du producteur, il souleva des tempêtes. L'athlète de la presse libérale, Benjamin Constant, le frappa d'anathème dans un long article inséré dans la Revue encyclopédique.

Dès ce jour, les malheureux novateurs furent traités en vrais excommuniés : toutes les voies de la publicité leur furent fermées; ils furent même, chose remarquable dans ces temps d'incrédulité et de prétendue

tolérance, abandonnés de la plupart de leurs amis. Tel fut particulièrement le sort de ceux qui, comme nous, avaient des relations plutôt politiques qu'individuelles : c'est que l'incrédulité est encore plus intolérante que la foi. Cependant, un an après, Benjamin Constant avait adopté, non-seulement le mot, mais à peu près l'idée; et les hommes qui brillaient au premier rang de la philosophie, laissant de côté le mot qui était la bannière d'une école, s'emparaient autant que possible des conséquences de l'idée. Ceux qui se rappellent encore les enseignemens fameux de cette époque ne doivent pas oublier les modifications qu'ils éprouvèrent, et qui furent si brusques, qu'elles seraient inexplicables si l'on ne connaissait les contacts qu'ils avaient avec l'obscure école du progrès. Alors une direction singulière fut donnée aux élèves. Sans doute afin de ne pas reconnaître des maîtres vivans, et que l'on touchait, on les poussa à fouiller en Allemagne et en Italie. On leur fit traduire Vico, le théoricien de la philosophie circulaire, et Herder, l'historien de la perfectibilité panthéistique. Mais on manquait ainsi la vraie tradition de l'idée, la tradition dogmatique; car elle vient réellement des savans réformateurs du seizième siècle; et de Bacon leur encyclopédiste, elle arrive jusqu'à nous, conservée dans les livres des écrivains français. De cette fausse route indiquée par les professeurs de la restauration, il résulta que le mot progrès servit à couvrir des conséquences qui lui sont directement contradictoires, soit celles de la philosophie circulaire, soit celles des doctrines panthéistiques de l'Allemagne. Mais les erreurs et les emprunts ne s'arrêtèrent pas à ce point. On prit à l'école primitive un grand nombre des conséquences qu'elle déduisait de son principe, sans autre raison que parce qu'elles plaisaient et fournis→ saient des explications historiques commodes, ou des argumens utiles dans le moment; mais, quant à étudier le principe lui-même, bien que sa fécondité se montra intarissable, on ne s'en occupa pas. On laissa le travail à d'autres, et on s'empara des fruits. Ils oubliaient que tôt ou tard la postérité leur demanderait le nom de leur père, et que celui qui dit ne pas avoir de père, on l'appelle menteur. En vain ces hommes essaieraient de se justifier en montrant les erreurs dont une partie de l'école du progrès se rendit coupable: les religionnaires saint-simoniens étaient sortis de la route droite; il fallait faire ainsi que nous, persister dans la voie traditionnelle et les attaquer. Eux aussi soutinrent qu'ils n'avaient pas de père; ils se dirent révélateurs; ils se divinisèrent. Maintenant, que reste-t-il du bruit qu'ils ont fait? Soyez certain qu'il en sera ainsi de beaucoup d'autres. Certes, la postérité n'ira pas dans ce chaos de fragmens, de discours, de feuilletons, de livres de tout genre, dans ce mélange de conséquences contradictoires, étudier le principe. Elle ira le chercher là où il est entier, franc et pur; elle ira

aux points de départ; elle suivra la voie des traditions, et c'est ainsi seulement qu'elle pourra comprendre un désordre qui resterait autrement inintelligible.

Parmi les usages abusifs que l'on a faits du mot progrès, ou de quelques-unes des conséquences qu'il engendre, il n'en est pas de plus extraordinaire que celle qui résulte de sa combinaison avec la doctrine d'expiation ou avec la doctrine matérialiste.

Que l'auteur de la palingénésie, le poète de la doctrine de l'expiation, se soit, dans ces derniers temps, rangé du côté de l'idée nouvelle; que M. Ballanche, un des hommes qui ont le mieux étudié les conséquences du principe de la chute, vienne appuyer nos efforts de son autorité, c'est une démarche pleine de dignité et de franchise dont la philosophie doit le remercier. Il serait absurde de supposer qu'en cela il ait fait autre chose qu'un acte annonçant que ses convictions sont changées, qu'il n'ait fait en un mot qu'un acte d'éclectisme vulgaire. Il est par trop évident que le principe de l'expiation conclut au mouvement circulaire pour les sociétés, et à l'immobilité dans le devoir moral pour les individus ; tandis que le progrès conclut au mouvement en ligne ascendante et droite pour les sociétés, et à la croissance des devoirs moraux pour les individus.

Mais il n'en est pas de même de ceux qui, dépourvus de tout engagement antérieur, en sont aujourd'hui à faire élection d'un principe de croyance et d'une voie d'études. Lorsque ceux-là viennent à mêler ensemble les conséquences de la philosophie du progrès, et celles de la doctrine de la chute, ils font une œuvre ridicule et blâmable. Nous ne connaissons rien en effet de plus capable de fausser l'esprit et la logique du public, que de l'occuper d'idées incessamment contradictoires. Nous ne connaissons rien de plus immoral que de dresser l'intelligence des hommes à recevoir, sans en être blessée, à accepter sans peine, et comme des vérités de même valeur, des idées qui cependant sont opposées jusqu'à se nier les unes les autres. Il est évident, en effet, que le dernier résultat d'un tel enseignement, c'est d'exercer le plus grand nombre des hommes à mal raisonner, et d'apprendre aux organisations exceptionnelles à douter de tout, excepté d'elles-mêmes.

Jusqu'à ce jour, les Français ont été regardés comme le peuple le plus logicien du monde. Leur langue suffit pour en faire foi : c'est la plus claire, la plus méthodique, la plus précise de l'Europe moderne. Ce fait, facile à expliquer, a été déjà expliqué bien des fois. Les Français n'ont jamais eu qu'une croyance; ils n'ont jamais servi qu'un seul principe : tout ce qui était en dehors était un ennemi. Ainsi, ils ont été catholiques intclérans tant qu'il fallut l'être; lorsque le doute protestant se présenta, la majorité se prononça pour la croyance où il n'y avait ni contradictions, ni doute; elle repoussa le protestantisme et resta catholique. Lorsqu'en

fin la France commença sa réforme, elle opéra au nom d'un principe aussi absolu que doit l'être une doctrine religieuse : elle se fit un instant matérialiste.

C'est parce que la France a été la meilleure logicienne, qu'elle s'est placée au premier rang scientifique; et c'est à cause de cela aussi que, parmi les nations, c'est elle qui a mis le plus d'énergie dans la réalisation des principes de la civilisation moderne. Pourquoi n'en est-il point ainsi de l'Allemagne, par exemple? C'est que depuis trois siècles, depuis que Luther lui persuada la souveraineté de la raison individuelle, elle est livrée à l'enseignement des conséquences contradictoires. Aussi, que fait cette noble Germanie? Au lieu d'inventer, elle amasse des matériaux; au lieu de croire, elle doute; au lieu d'agir, elle discourt, Comment en effet pourrait-il jamais raisonner, celui qui, pendant longues années, s'est appris à unir le pour et le contre, c'est-à-dire à se contredire lui-même incessamment? Comment pourrait-il croire et agir, celuj qui ne sait affirmer que des négations?

Nous renvoyons la fin de ces considérations à une prochaine Préface. Nous sommes obligés de nous interrompre pour répondre à un doute élevé par un article inséré dans le Notional, sur une citation que nous avons faite dans notre introduction sur l'Histoire de France. Voici la lettre que nous écrivons au National, et qu'il a accueillie avec une bienveillance dont nous le remercions.

MONSIEUR LE RÉDACTEUR,

Nous venons vous prier de vouloir bien ouvrir vos colonnes à la réponse que nous devons aux accusations historiques contenues dans un article inséré dans votre no du 24 août, sur notre Histoire parlementaire de la Révolution française.

Si nous nous adressions à un journal qui attachât moins d'importance à une vérité scientifique qu'à une considération individuelle, qui tînt moins à une question qui intéresse l'origine de la nationalité française, qu'à une question de personnes; nous vous dirions, Monsieur, que, dans cet article, notre probite historique a été mise en doute, et, par suite, la valeur et l'utilité de nos travaux infirmée.

Sans doute, devant les hommes qui savent que nous sommes de ceux qui veulent faire de l'histoire, une science positive; et que, par suite, à nos yeux l'autorité du fait est une autorité absolue et sacrée; devant les hommes qui savent que pour nous le plus grand des crimes c'est d'altérer la mémoire des ancêtres, parce que c'est troubler la source de tout enseignement, et de tout avenir; devant ceux-là, l'accusation sera nulle. Il en sera encore de même de tous les savans qui ont remué les origines de notre nationalité. Mais le public ne nous connaît pas, et le public doit vous croire ; yous nous permettrez donc de relever l'erreur, certainement très-involontaire, où est tombé votre rédacteur. Nous serons aussi brefs qu'il nous sera possible de l'être dans l'intérêt et pour la clarté de notre réponse. D'abord faisons connaître la question.

La plupart des historiens populaires qui ont écrit avant la révolution, ont accrédité l'opinion que les Gaules avaient été conquises par les Franes. Quelques-uns ne paraissent pas avoir eu, en cela, d'autre but que de justifier les priviléges de la noblesse, en lui faisant un titre du droit de la conquête dont elle se disait héritière; quelques autres, au contraire, paraissent seulement avoir cédé à la crainte de contredire un préjugé alors tout puissant.

Quant à nous, nous avons vu toute autre chose dans les origines de la nationalité française et nous croyons fermement, qu'elle a été formée par l'union libre d'une vingtaine de cités ou départemens gaulois confédérés depuis long-temps sous le nom d'Armoriques, de quelques légionnaires romains et des Francs; et par l'accession de ces trois élémens à un même but d'activité, celui qu'enseignait, que commandait alors la doctrine catholique. Notre critique pense qu'il n'en est point ainsi : il paraît préferer l'explication qui résulte d'une conquête habilement conduite; nous disons il paraît, car il n'a pas exprimé d'opinion. Pour résoudre la difficulté, il suffit de consulter les pièces. Nous allons donc laisser parler les textes.

Procope (Liv. I, chap. V, sur la Guerre gothique), après avoir parlé de l'invasion des provinces situées entre la Loire, le Rhône et les Pyrénées, par les Goths Ariens, et de l'entrée dans le nord des Gaules, des Germains qu'on appelle Francs, raconte comment ces derniers étant arrivés sur les

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