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vaient être comme eux citoyens actifs. Telle est la marche simple que la justice, le bon sens et la politique réclamaient. On y a substitué des équivoques, parce qu'on voulait ménager tous les partis. On disait aux mulâtres vous êtes compris sous la dénomination de toutes personnes. On disait aux blancs : l'assemblée ne désigne point les gens de couleur, vous pourrez argumenter de ce silence. Qu'est-il résulté de cette double marche? Rien autre chose que les querelles et les ressentimens des deux partis. Un troisième genre de désordre s'est manifesté. Plusieurs pouvoirs nouveaux existèrent dans l'île; ils se heurtaient par des prétentions opposées. L'assemblée de Saint-Marc prétendait à la suprématie sur toutes les autres, et elle lui a été disputée par l'assemblée provinciale du nord, qui, profitant des fautes de sa rivale, cherchait à élever son autorité sur ses débris; elle s'est jointe au pouvoir exécutif; et, par ce concert, s'est effectuée l'expulsion de l'assemblée de Saint-Marc: de là uue source de divisions et de haines implacables. Que vous a-t-on proposé pour calmer tous ces troubles? rien. On a cherché seulement à étouffer l'éclat à Paris; on s'est peu inquiété de celui des îles.

L'assemblée coloniale de Saint-Marc a été sacrifiée aux terreurs du commerce français révolté du système d'indépendance des colonies. On a sacrifié dans le fameux considérant du décret du 8 mars les hommes de couleur à tous les partis. Dans les précédens décrets on accordait aux colonies la faculté de faire les plans de leur constitution. Par celui du 29 décembre, M. le rapporteur dit que les colons n'ont pas assez de lumières pour se diriger eux-mêmes; et il leur ôte cette faculté ; il suspend l'assemblée coloniale, remet le gouvernement des îles entre les mains de commissaires, et fait rappeler un général qui rendait des services importans à la chose publique.Que penser d'une pareille marche, et d'hommes qui parcourent en si peu de temps les extrêmes, qui vous disent de renverser en novembre ce qu'ils ont édifié en octobre? N'était-ce pas se jouer des décrets, et compromettre la dignité de cette assemblée, que de lui faire sanctionner des volontés aussi versatiles et des résolutions aussi contradictoires?

Telles étaient les réflexions que je me proposais de vous offrir lors du décret du 29 novembre. Mais, malgré ma persévérance, il me fut impossible d'obtenir la parole : l'événement a justifié mes craintes. C'est ici que je sollicite votre attention. J'ai à vous peindre les événemens qui ont depuis augmenté les calamités des colonies.

La première réflexion qui se présente à l'esprit, en discutant le rapport qui est soumis à votre discussion, c'est que, jusqu'à ce moment, toutes les mesures prises par votre comité des colonies pour ramener la tranquillité, n'ont au contraire fait que propager et augmenter les troubles que votre sagesse eût prévus, si vous aviez pu discuter... Il est temps que la déclaration des droits de l'homme ne soit pas long-temps enfreinte aux dépens d'une classe d'hommes libres, propriétaires, contribuables et indigènes au sol des colonies, désignée sous le nom générique d'hommes de couleur; on a tout employé pour confondre leur cause avec celle de leurs esclaves mêmes.Téinoin, comme membre du comité de vérification, de tous les obstacles qu'on a opposés à leur juste réclamation, je vous affirme qu'après onze séances consécutives, le comité avait décidé, sur la pétition présentée par les hommes de couleur, au mois d'octobre 1789, par laquelle ils réclamaient le droit d'avoir des députés parmi vous, que nous avions rèconnu juste qu'ils en eussent au moins deux : c'est ce que vous eût fait connaître M. Beauregard, chargé de faire le rapport, si des brigues et des cabales n'eussent empêché ce rapport d'être fait.

D'après ce léger développement, vous sentirez toute l'atrocité du premier article qu'on s'empressait de vouloir vous faire décréter, en vous menaçant de perdre vos colonies, et de voir tomber la splendeur de la France si vous vous y refusiez. Quoi! parce que vous ne pourrez vous dispenser d'accorder à des hommes libres, à des hommes propriétaires et contribuables, les mêmes droits qu'aux blanics, vos colonies seront perdues ; la France l'a-t-elle été, quard vous avez consacré l'égalité des droits? Mais vous diront les colons blancs, si vous accordez les

droits de citoyen aux hommes de couleur libres, les esclaves se souleveront. Mais pourquoi ne se sont-ils pas soulevés depuis l'édit de 1685, qui accorde aux affranchis les mêmes droits qu'aux blancs? Pourquoi ne se sont-ils pas soulevés depuis qu'ils ont vu les hommes de couleur libres posséder plus d'un tiers des esclaves des colonies, et posséder de riches plantations?

Les hommes de couleur libres, propriétaires comme les blancs, contribuables comme les blancs, sujets envers la patrie aux mêmes devoirs, doivent avoir les mèmes droits, avec d'autant plus. de raison qu'ils sont fils de Français. Voilà des principes que ne peuvent méconnaître des législateurs. Si, à l'appui de ces droits incontestables, les hommes de couleur avaient besoin, pour obtenir votre justice, de vous rappeler leurs services et leur utilité dans les colonies; s'ils avaient besoin de faire preuve de leurs bonnes mœurs, qui ont été si indignement calomniées par leurs ennemis, ils vous diraient qu'ils les défient de citer un seul homme de couleur libre, qui, depuis l'origine de la colonie, ait été flétri par les lois car je ne regarde pas comme tel le malheureux Ogé, que l'on a fait périr sur l'échafaud pour avoir réclamé des droits accordés par vos décrets.

M. Malouet. Il a été condamné comme assassin.

M. Grégoire. Il estmort victime de son amour pour la liberté. Je conclus pour demander la question préalable sur le projet du comité, et je propose de déclarer que les gens de couleur jouiront du droit de citoyens actifs, comme les autres Français. (Cette opinion est plusieurs fois interrompue par des applaudissemens.)]

Une vive discussion suivit ce discours. Clermont-Tonnerre, Barnave, Biauzat parlèrent en faveur du projet du comité. Malouet déclara que si l'assemblée persistait à vouloir élever un trophée à la philosophie, elle devait s'attendre à le composer des débris de ses vaisseaux et du pain d'un million d'ouvriers.

-A la séance du12, Robespierre soutint que les hommes libres de couleur jouissaient, avant la révolution, des mêmes droits. que les blancs, et que la révolution n'ayant rien changé à leur

sort à cet égard, ne devait non plus rien leur ôter. Il s'attacha principalement à réfuter Barnave. Moreau de Saint-Méry répondit à Robespierre relativement aux droits des hommes de couleur, et prétendit que l'assemblée avait pris l'engagement de laisser l'initiative aux colonies; il conjura l'assemblée de ne pas laisser dire aux colons: Vous n'avez plus de conseil à prendre que de votre désespoir. › Cette opinion fut souvent interrompue par de grands murmures et par les sifflets des tribunes. Regnaud d'Angely prit ensuite la parole. Il représenta le désespoir de dix-neuf mille hommes de couleur à qui l'oppression rendrait des forces. Et quarante mille blancs, s'écria une voix. Roederer releva cette interpellation en disant que sur ces quarante mille blancs, il y en avait vingt mille qui seraient noirs en France. Après un débat très-animé, Barnave continua à défendre l'initiative des assemblées coloniales. Sieyès et Grégoire opposèrent le préopinant à lui-même, et la discussion étant fermée, on passa à l'appel nominal. L'assemblée décréta, à la majorité de 578 voix contre 286, qu'il y avait lieu à délibérer sur le projet du

comité.

A la séance du 13, plusieurs amendemens furent proposés sur l'article Ier du comité, article qui affectait l'initiative aux assemblées coloniales. Dupont prononça un discours contre ce dispositif, dans lequel se trouve une phrase que l'on attribue vulgairement à Robespierre. Si toutefois, s'écria-t-il, cette scission devait avoir lieu, s'il fallait sacrifier l'intérêt ou la justice, il vaudrait mieux sacrifier les colonies qu'un principe. ›

Moreau de Saint-Méry insista de nouveau pour l'initiative sur les hommes de couleur, et pour que le mot esclaves fût substitué dans l'article au mot non-libres.. Voici ce que répondit Robespierre: L'intérêt suprême de la nation et des colonies est que vous demeuriez libres, et que vous ne renversiez pas de vos propres mains les bases de la liberté. Périssent les colonies! (Il s'élève de violens murmures), s'il doit vous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre liberté! Je le répète, périssent les colonies! si les colons veulent, par les menaces, nous forcer à

décréter ce qui convient le plus à leurs intérêts! Je déclare, au nom de l'assemblée...., au nom de ceux des membres de cette assemblée qui ne veulent pas renverser la constitution; je déclare, au nom de la nation entière qui veut être libre, que nous ne sacrifierons pas aux députés des colonies qui n'ont pas défendu leurs commettans, comme M. Monneron; je déclare, dis-je, que nous ne leur sacrifierons ni la nation, ni les colonies, ni l'humanité entière. Je conclus et je dis que tout autre parti, quel qu'il soit, est préférable. A l'amendement de M. Moreau, je préférerais le plan du comité; mais comme il est impossible de l'adopter sans adopter les inconvéniens extrêmes que je viens de présenter, je demande que l'assemblée déclare que les hommes libres de couleur ont le droit de jouir des droits de citoyens actifs; je demande de plus la question préalable sur l'article du comité. >

A la séance du 13, il fut décrété qu'aucune loi ne pourrait être rendue sur l'état des personnes non libres que sur l'avis des assemblées coloniales. Barnave proposa de décréter aussi qu'il ne serait statué sur l'état des hommes de couleur que d'après la proposition des assemblées colonies actuellement formées.

A la séance du 14, Grégoire combattit l'article proposé par Barnave, et demanda que les gens de couleur jouissent de tous leurs droits. La discussion reprit avec plus d'aigreur et plus de violence.

A la séance du 15, Rewbel proposa de déclarer qu'il ne serait pas délibéré sur l'état politique des hommes de couleur sans l'initiative des colonies, mais que, dez à présent, ceux d'entre eux qui seraient nés de pères et de mères libres, auraient l'entrée aux assemblées coloniales. Après de vifs débats et une longue opposition, la proposition de Rewbel fut adoptée. Murinais et un grand nombre des membres de la droite réclamèrent l'appel nominal, qui fut écarté au milieu des applaudissemens de toutes les tribunes. — Le lendemain, les députés des colonies écrivirent à l'assemblée qu'ils croyaient devoir s'abstenir de ses séances.

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