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législateurs dont les hommes ont conservé le souvenir, se sont fait un devoir de rentrer dans la foule des citoyens, et de se dérober même à la reconnaissance. Ils pensaient que le respect des lois nouvelles tenait au respect qu'inspirait la personne des législateurs. Ceux qui fixent les destinées des nations doivent s'isoler de leur propre ouvrage. Je n'ai pas besoin de me perdre dans des raisonnemens subtils pour trouver la solution de la question qui yous est soumise.

Cette solution existe dans les premiers principes de ma droiture et de ma conscience. Nous allons délibérer sur une des principales bases de la liberté et du bonheur public, sur l'organisation du corps-législatif, sur les règles constitutionnelles des élections; faisons que ces grandes questions nous soient étrangères; dépouillons-nous de toutes les passions qui pourraient obscurcir la raison ; je crois ce principe généralement bon; mais je vais un moment l'appliquer personnellement à moi. Je suppose que je ne fusse pas insensible à l'honneur d'être membre du corps-législatif, et je déclare avec franchise que rien ne me semble plus digne de l'ambition d'un homme libre. Je suppose que les chances qui pourraient me porter à cet honneur fussent liées aux grandes questions que nous allons résoudre: serais-je dans l'état d'impartialité et de désintéressement absolu qu'elles exigent? Puisqu'il n'existe dans tous les hommes qu'une même morale, une même conscience, j'ai cru que mon opinion serait celle de l'assemblée. (On applaudit.)

C'est la nature même des choses qui a élevé une barrière entre les auteurs de la constitution et l'autorité législative, qui doit exister par eux et après eux. En fait de politique, rien n'est juste que ce qui est honnête, rien n'est utile que ce qui est juste, et rien ne s'applique mieux à la cause que je discute que les avantages attachés au parti que je propose. Quelle autorité imposante va donner à votre constitution le sacrifice que vous ferez vous-mêmes des plus grands honneurs auxquels un citoyen puisse prétendre ! Que les ressources de la calomnie seront faibles, lorsqu'elle ne pourra pas reprocher à un seul d'entre vous d'avoir

voulu mettre à profit, pour prolonger votre mission, le crédit que vous donnerait près de vos commettans la manière dont vous l'avez remplie ; d'avoir voulu étendre votre empire sur des assemblées nouvelles, lorsqu'elle verra que vous avez sacrifié tout intérêt personnel au respect religieux pour les grandes délibérations qui vous restent à prendre!

Si l'on m'opposait quelque scrupule relatif à l'intérêt public, il ne me serait pas difficile de répondre. Désespère-t-on de nous voir remplacés par des hommes également dignes de la confiance publique? (Il s'élève des murmures.) En partageant le sentiment, honorable pour cette assemblée, qui fait la base de cette idée, je crois exprimer le vôtre, en disant que nos travaux et nos succès ne nous donnent pas le droit de croire qu'une nation de 25 millions d'hommes libres soit réduite à l'impossibilité de trouver 720 défenseurs dignes de recevoir et de conserver le dépôt sacré de ses droits. Mais si, dans un temps où l'esprit public n'existait pas encore, où la France était loin de prévoir ses destinées, la nation a pu faire des choix dignes de cette révolution, pourquoi n'en ferait-elle pas de meilleurs, lorsque l'opinion publique est éclairée et fortifiée par une expérience de deux années, si fécondes en grands événemens et en grandes leçons? (On applaudit.) Les partisans de la réélection disent encore qu'un certain nombre, et même que certains membres de cette assemblée sont nécessaires pour éclairer, pour guider la législature suivante par les lumières de l'expérience, et par la connaissance plus parfaite des lois qui sont leur ouvrage.

Je pense d'abord que ceux qui, hors de cette assemblée, ont lu, ont suivi nos opérations, qui ont adopté et défendu nos décrets, qui ont été chargés par la confiance publique de les faire exécuter, connaissent aussi les lois et la constitution. (On applaudit.) Je crois qu'il n'est pas plus difficile de les connaître qu'il ne l'a été de les faire. (Les applaudissemens recommencent.) Je pourrais même ajouter que ce n'est pas au milieu de ce tourbillon immense d'affaires et d'événemens, qu'il a été plus facile de reconnaître l'ensemble et de lier dans sa mémoire les détails

de toutes nos opérations. Je pense d'ailleurs que les principes de cette constitution sont gravés dans le cœur de tous les hommes, et dans l'esprit de la majorité des Français; que ce n'est point de la tête de tel ou tel orateur qu'elle est sortie, mais du sein même de l'opinion publique qui nous a précédés et qui nous a soutenus: c'est à la volonté de la nation qu'il faut confier sa durée et sa perfection, et non à l'influence de quelques-uns de ceux qui la représentent en ce moment. Si elle est votre ouvrage, n'est-elle plus le patrimoine des citoyens qui ont juré de la défendre contre tous ses ennemis? N'est-elle pas l'ouvrage de la nation qui l'a adoptée? Pourquoi les assemblées de représentans choisis par elle n'auraient-ils pas droit à la même confiance? Et quelle est celle qui oserait la renverser contre sa volonté? Quaut aux prétendus guides qu'une assemblée pourrait transmettre à celles qui la suivent, je ne crois point. du tout à leur utilité. Ce n'est point dans l'ascendant des orateurs qu'il faut placer l'espoir du bien public, mais dans les lumières et dans le civisme des assemblées représentatives. L'influence de l'opinion publique et de l'intérêt général diminue en proportion de celle que prennent les orateurs; et quand ceux-ci parviennent à maîtriser les délibérations, il n'y a plus d'assemblée, il n'y a plus qu'un fantôme de représentation. Alors se réalise le mot de Thémistocle, lorsque, montrant sou fils enfant, il disait: « Voilà celui qui gouverne la Grèce ; ce marmot gouverne sa mère, sa mère me gouverne, je gouverne les Athéniens, et les Athéniens gouvernent la Grèce.› Ainsi une nation de 25 millions d'hommes serait gouvernée par l'assemblée représentative, celle-ci par un petit nombre d'orateurs adroits; et par qui les orateurs seraient-ils gouvernés quelquefois? (On applaudit.) Je n'ose le dire, mais vous pourrez facilement le deviner. Je n'aime point cette science nouvelle qu'on appelle la tactique des grandes assemblées, elle ressemble trop à l'intrigue; et la vérité, la raison, doivent seules régner dans les assemblées législatives. (On applaudit.) ̧.

Je n'aime pas que des hommes habiles puissent, en dominant une assemblée par ces moyens, préparer, assurer leur domina

tion sur une autre, et perpétuer ainsi un système de coalition qui est le fléau de la liberté. J'ai de la confiance en des représentans qui, ne pouvant étendre au-delà de deux ans les vues de leur ambition, seront forcés de la borner à la gloire de servir leur pays et l'humanité, de mériter l'estime et l'amour des citoyens dans le sein desquels ils sont sûrs de retourner à la fin de leur mission. Deux années de travaux aussi brillans qu'utiles sur un tel theatre suffisent à leur gloire; si la gloire, si le bonheur de placer leurs noms parmi ceux des bienfaiteurs de la patrie ne leur suffit pas, ils sont corrompus, ils sont au moins dangereux ; il faut bien se garder de leur laisser les moyens d'assouvir un autre genre d'ambition. Je me défierais de ceux qui, pendant quatre ans, resteraient en butte aux caresses, aux séductions royales, à la séduction de leur propre pouvoir, enfin à toutes les tentations de l'orgueil ou de la cupidité. Ceux qui me représentent, ceux dont la volonté est censée la mienne, ne sauraient être trop rapprochés de moi, trop identifiés avec moi; sinon, loin d'être la volonté générale, la loi ne sera plus que l'expression des caprices ou des intérêts particuliers de quelques ambitieux; les représentans ligués contre le peuple, avec le ministère et la cour, deviendront des souverains, et bientôt des oppresseurs. (On applaudit.) Ne dites donc plus que s'opposer à la réélection, c'est violer la liberté du peuple. Quoi ! est-ce violer la liberté que d'établir les formes, que de fixer les règles nécessaires pour que les élections soient utiles à la liberté. Tous les peuples libres n'ont-ils pas adopté cet usage; n'ont-ils pas surtout proscrit la réélection dans les magistratures importantes, pour empêcher que sous ce prétexte les ambitieux ne se perpétuassent par l'intrigue, par l'habitude et la facilité des peuples ? N'avez-vous pas vous-mêmes déterminé des conditions d'éligibilité? les partisans de la réélection ont-ils alors réclamé contre ces décrets? Or, faut-il que l'on puisse nous accuser de n'avoir cru à la liberté indéfinie en ce genre, que lorsqu'il s'agissait de nous-mêmes, et de n'avoir montré ce scrupule excessif que lorsque l'intérêt public exigeait la plus salutaire de toutes les règles qui peuvent en diriger l'exercice?

Cette restriction injuste, contraire aux droits de l'homme, et qui ne tourne point au profit de l'égalité, est une atteinte portée à la liberté du peuple: mais toute précaution sage et nécessaire que la nature même des choses indique, pour protéger la liberté contre la brigue et contre les abus du pouvoir des représentans, n'est-elle pas commandée par l'amour même de la liberté? Et d'ailleurs n'est-ce pas au nom du peuple que vous faites les lois? C'est mal raisonner que de présenter vos décrets comme des lois dictées par des souverains à des sujets. C'est la nation qui les porte elle-même par l'organe de ses représentans. Dès qu'ils sont justes et conformes aux droits de tous, ils sont toujours légitimes. Or, qui peut douter que la nation ne puisse convenir des règles qu'elle suivra dans ses élections pour se défendre ellemême contre l'erreur et contre la surprise. Au reste, pour ne parler que de ce qui concerne l'assemblée actuelle, j'ai fait plus que de prouver qu'il était utile de ne point permettre la réélection; j'ai fait voir une véritable incompatibilité fondée sur la nature même de ses devoirs. S'il était convenable de paraître avoir besoin d'insister sur une question de cette nature, et j'ajouterais encore d'autres raisons, il importe de ne point donner lieu de dire que ce n'était point la peine de tant presser la fin de notre mission pour la continuer, en quelque sorte, sous une forme nouvelle. Je dirais surtout une raison qui est aussi simple que décisive. S'il est une assemblée dans le monde à qui il convienne de donner le grand exemple que je propose, c'est sans contredit celle qui, durant deux années entières, a supporté des travaux dont l'immensité et la continuité semblaient être audessus des forces humaines.

Il est un moment où la lassitude affaiblit nécessairement les ressorts de l'âme et de la penséc; et lorsque ce moment est arrivé, il y aura au moins de l'imprudence pour tout le monde à se charger encore pour deux ans du fardeau des destinées d'une nation. Quand la nature même et la raison nous ordonnent le repos, pour l'intérêt public autant que pour le nôtre, l'ambition ni même le zèle n'ont point le droit de les contredire. Athlètes victorieux, mais fatigués, laissons la carrière à des successeurs

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