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lité, comme pour leur continuer en l'autre monde les fervices qu'ils leur ont rendus en celui-ci.

En Europe même, il eft une nation qui penche vers cette efpece de délire frénétique, les Anglois y inclinent. Un tempérament fombre & atrabilaire, commun parmi eux, les livre à des rêveries mélancoliques qui leur coûtent affez fouvent la vie. D'autant plus blâmables en cela qu'ils ne fe tuent que par dégoût de la vie, au lieu que les Grecs & les Romains ne le faifoient communément, que lorfqu'ils s'y trouvoient forcés, ou pour fauver leur patrie, ou pour conferver leur gloire. Les loix d'Angleterre, fagement portées pour flétrir la mémoire des fuicides & arrêter le progrès du mal, demeurent fans exécution.

Que le Perfan Ufbek faffe tant qu'il voudra l'apologie du fuicide; qu'il dife à fon ami Ibben, qu'on n'eft pas obligé de travailler pour une fociété dont on confent de n'être plus, que Dieu nous a donné la vie comme une faveur, & qu'on peut la rendre lorfqu'elle ne l'eft plus (a). Ces idées ont plus d'éclat que de folidité; elles font plus dignes de la légéreté d'un Grec oifif, que de la gravité d'un Philofophe férieufement occupé ; elles ne font qu'un jeu de l'imagination, jeu dangereux où la raison cede à l'efprit.

La loi commune de tous les hommes veut deux chofes : l'une, que nous mourions l'autre, que nous tâchions de conferver notre vie le plus longtemps qu'il nous eft poffible. Nous naiffons également pour l'une & pour l'autre de ces chofes; & l'on peut dire que l'homme a en même-temps deux mouvemens oppofés; il tâche de conferver fa vie, & il court inceffamment vers la mort.

La loi naturelle nous ordonne d'aimer notre prochain comme nous-même; elle ne nous ordonne pas de traiter les autres hommes mieux que nous-mêmes or elle nous défend de faire mourir nos femblables, du moins d'autorité privée. A plus forte raison nous défend-elle auffi de nous faire mourir nous-mêmes.

L'homme eft l'objet des devoirs qui le regardent, fans en être le fondement. L'obligation de fe conferver que nous fuppofons en lui, eft une condition de fon exiftence, en tant qu'être créé, & de fa qualité de membre d'une fociété civile, en tant que citoyen. Les devoirs de l'homme par rapport à lui-même, découlent directement & immédiatement de l'amour de foi-même que le Créateur a mis en lui pour le porter à fa Confervation, & des befoins de la fociété dans laquelle Dieu l'a fait naître & à laquelle Dieu a voulu qu'il fût utile.

Socrate, condamné à mort par les Athéniens, pouvant fe fauver, refufa le fecours de fes amis; le jour même qu'il mourut, il difoit que les Dieux

(4) Lettres Perfannes, Lettre LXIV.

ont foin des hommes, & que les hommes font une des poffeffions des Dieux; & de ce que les hommes appartiennent à Dieu, il concluoit qu'ils n'ont pas droit de fe tuer eux-mêmes (a). D'autres fages du Paganifme, ont écrit que c'eft un crime à l'homme de quitter ce monde fans l'ordre de Dieu qui l'a fait naître, comme ç'en eft un à un foldat de quitter fon pofte fans l'ordre du commandant qui l'y a placé. En quoi la vertu confifte-t-elle felon les principes mêmes des Stoïciens? A fuivre la nature. Et qu'est-ce que fuivre la nature dans le langage de ces philofophes, fi ce n'eft fuivre les Dieux, & demeurer foumis à leurs ordres? C'est détruire la vertu dans fon principe, que de fe fouftraire aux ordres de Dieu, & d'ufurper fon autorité, en fe privant foi-même de la vie.

Ce que les membres font dans le corps humain, les particuliers le font dans la fociété. Comment la fociété fubfifteroit-elle, fi l'on regardoit comme indifférente la mort volontaire des membres qui la compofent? Les loix civiles ne veulent pas qu'un fcélérat puiffe être impunément mis à mort, à moins qu'il n'ait été condamné dans les formes, par les juges dépofitaires de l'autorité publique. Quelle en eft la raifon? N'eft-ce point à caufe que la vie de chaque citoyen appartient à la République, & que par conféquent c'est à la République feule qu'il convient de prononcer, s'il eft expédient de retrancher ce membre pour le bien de tout le corps.

Confervez-vous, dit la nature domptez vos paffions, dit la religion. If eft toujours poffible de fatisfaire à l'une & à l'autre obligations. Natre corps n'eft pas à nous, il eft à Dieu, il eft à l'Etat, à nos amis, à notre famille. En fe donnant la mort, on offenfe le Créateur, parce qu'on viole la loi de la création; on fait tort au genre-humain, parce qu'on le prive d'un membre fociable, & qu'on détruit le domaine d'autrui ; & l'on fe fait tort à foi-même contre la volonté du Créateur, parce qu'on se dégrade & qu'on s'anéantir.

:

La révélation a folidement établi le principe que je pose. Dieu lui-même a expreffément prefcrit à l'homme le devoir de fa Confervation, lorfqu'après lui avoir ordonné de s'abstenir de manger du fruit d'un feul arbre, lui a dit Au jour que tu en mangeras, tu mourras de mort. Le Seigneur a parlé à l'homme de la mort, comme d'un châtiment, comme d'une peine qu'il devoit éviter; & il lui a défendu expreffément de se tuer Lui-même, en lui difant : Tu ne tueras pas (b). L'homicide de foi-même n'eft pas moins compris dans cette défenfe, que l'homicide du prochain. Le fanatifme que je combats, eft le comble de l'erreur pour un chrétien; mais fans fortir même de l'ordre moral, c'eft du mépris qu'on doit plutôt que de l'admiration à un lâche déferteur de la fociété, qui l'aban

(a) Voyez le Phédon de Platon.

(b) Non occides, 15. précepte du Décalog.

donne pour en éviter les peines, & qui fe décharge de fon fardeau fans l'aveu de perfonne.

L'objet de l'action met auffi une extrême différence entre ce que les hommes diftinguent fi peu. Dans l'ufage de la valeur, il faut confidérer celle qui eft accompagnée de juftice, d'avec celle que l'injuftice produit, celle qui eft fuivie de prudence & d'utilité, d'avec celle que la témérité ou le crime excitent. La valeur qui eft pour l'ordinaire l'inftrument de l'ambition & la cause des guerres, des défordres, & des crimes qui les fuivent n'est estimable qu'autant que l'objet qu'elle fe propofe eft légitime. Les Stoïciens ont admirablement bien défini la force, une vertu qui combat pour la juftice (a). Comme le droit de la propre défense donne à un homme le pouvoir de tuer fon prochain dans certaines conjonctures : il est aussi des circonftances qui font ceffer l'obligation de fe conferver, & où l'on peut faire le facrifice de la vie, fans enfreindre la loi qui défend l'homicide, parce que les devoirs font fubordonnés, & que les moindres doivent céder aux plus confidérables.

Expofer fa vie pour fon devoir, pour la juftice, pour le bien de la fociété, pour en faire un facrifice à Dieu dans les occafions où il nous engage, c'eft une action d'une générofité fi haute que la religion chrétienne n'a rien de plus grand. L'expofer dans une mauvaise cause, fans aucun de ces grands motifs, pour tomber en mourant entre les mains d'un Dieu irrité & tout-puiffant, c'eft une folie prodigieufe. On peut s'expofer à la mort pour faire fon devoir; mais il ne faut pas s'arracher foi-même la vie, Le faire, ce feroit s'élever contre l'ordre de Dieu & fe défier de la Providence.

Qu'un fujet donne fa vie pour fauver celle de fon Prince, plus utile, plus néceffaire que la fienne à la Confervation de la fociété civile; qu'il fe conduife fur ce principe inconteftable, que le bien du tout doit être la fin de chacune de fes parties; & qu'il penfe que la considération du bien public eft d'une telle importance, qu'elle peut changer l'ordre de la charité, il n'y aura rien dans fon action que de louable.

Un Auteur François, célébre par des réfolutions de cas de confcience, Saint-Cyran, a décidé que, dans une circonftance où il faudroit que le Roi ou le fujet mourût, le fujet devroit non-feulement accepter la mort, mais même fe la donner pour faire vivre le Roi. Son opinion a été réfutée par d'autres Ecrivains. Le principe de ce Théologien me paroît néanmoins fondé; & il n'eft pas même deftitué dans la pratique, d'exemples qui femblent le favorifer. On lit dans un ancien (b), que Xerxès fuyant avec un feul vaiffeau, après la défaite de fon armée navale par les Grecs, & ce

(a) Itaque probè definitur à Stoicis fortitudo, cùm eam virtutem effe dicunt propugnantem pre æquitate. Cicer. Off. L. I. Cap. XIX.

(6) Herodot. 1. VIII.

vaiffeau trop chargé étant prêt à périr, le Prince n'eut pas plutôt témoigné à ceux qui le fuivoient, que fon falut dépendoit de leur zele, que tous s'emprefferent de l'adorer (a), & que les uns à la fuite des autres fe précipiterent dans la mer, jufqu'à ce que la charge du vaiffeau ne parût plus trop pefante. Je comprends qu'un homme qui fe jette ainfi dans la mer, peut avoir des reffources. Ce n'étoit donc peut-être, de la part de ces an ciens Perfes, qu'expofer leur vie pour le fervice du Prince, & au péril de leurs propres jours, fauver les fiens, ce qui eft permis & même commandé. Il y a fans doute quelque chofe de plus à fe tuer foi-même, pour faire de fa propre chair une nourriture au Prince, ce qui a fait le cas fur lequel le Théologien François a donné fa résolution. Mais nous avons un autre exemple d'autant plus fort, qu'outre qu'il eft décifif pour le facrifice de la vie, il eft différent quant aux perfonnes qui font l'objet de ce facrifice. Sept Anglois fe trouvent en pleine mer, deftitués de toute forte d'alimens, ils tirent au fort à qui fe laiffera égorger pour fervir à la nourriture des autres, celui fur lequel le fort tombe eft affommé & mangé. Les fix Anglois, dont la vie eft par-là confervée, arrivent à bon port, & on les décharge du crime d'homicide (b). L'hypotefe du Théologien François eft favorable, parce qu'il s'y agit d'un fujet qui, plutôt que de laiffer mourir fon Roi de faim, fe feroit lui-même donné à manger, en s'ôtant une vie qu'auffi-bien il auroit dû bientôt après perdre néceffairement.

Qu'un particulier facrifie fa vie à la fureté de plufieurs hommes qui, fans cela, doivent néceffairement périr, cela eft grand, parce qu'au jugement de la raison, le bonheur de tout un peuple eft préférable à celui d'un feul homme; & il eft beau de pouvoir porter ce jugement contre foi-même & agir en conféquence.

Qu'un Souverain imite Codrus, Roi d'Athenes, que l'on dit qui se dévoua à la mort pour le falut de fon peuple, & lui donna la victoire par fa mort (c), il fe couvrira de gloire, & la raison & la religion approuveront fon action.

(a) Ce mot ne doit pas être pris pour une adoration religieufe, laquelle marque le culte qui n'eft dû qu'à Dieu, mais pour une adoration civile qui, conformément au mot hébreu, fignifie fe profterner. C'étoit la maniere des Orientaux. Surrexit Abraham & adoravit populum terræ, filios videlicet Heth. Abraham s'étant levé, adora les peuples de ce pays-là, qui étoient les enfans de Heth. Genef. Chap. XXIII, v. 7. On adoroit les Rois de Perfe; & le féjour de plufieurs Empereurs Romains en Afie, & leur perpétuelle rivalité avec ces Princes Afiatiques, firent qu'ils voulurent être adorés comme eux. Dioclétien, d'autres difent Galere, l'ordonna par un édit. L'ufage de ce fafte Afiatique ayant été établi, les yeux s'y accoutumerent; & lorfque l'Empereur Julien voulut mettre de la fimplicité & de la modeftie dans fes manieres, on appella oubli de la dignité, ce qui n'étoit que mémoire des anciennes mœurs Romaines.

(b) Puffendorff, de Jure naturali & gentium. Lib. II. Cap. VI. §. 3.

(c) Dans la guerre des Péloponéfiens contre les Athéniens, après le retour des Héraclides, l'Oracle d'Apollon, ayant déclaré, dit-on, que celui des deux partis vaincroit, dont le Roi feroit tué dans le combat, Codrus, Roi d'Athenes, fe déguifa en payfan, de peur d'être épargné par les ennemis, s'il étoit connu, & fut tué fous cet équipage emprunté.

Qu'un homme fe précipite dans les circonftances où le fit (à ce qu'on nous affure) M. Curtius parmi des idolâtres pour combler un abîme & rendre fa République éternelle (a), il donnera l'exemple d'une magnanimité au-dessus de tous les éloges, parce qu'il ne cherchera qu'à être utile à fa patrie, en obéiffant à l'exemple de fes faux Dieux. Chacun doit être jugé par fa confcience.

Qu'un Général, pour le falut de fon armée, fe dévoue à la mort, comme firent les deux Decius, pere & fils (b), il en faudra, par la même raison, porter le même jugement.

Qu'un Citoyen foit dans la même difpofition où étoit Sthenor, qui demandoit comme une grace à Pompée, qu'il pût fauver par fa mort la ville. des Mammertins, il méritera des louanges.

Que tout membre d'une fociété civile penfe enfin comme Eustache de Saint-Pierre, Jean d'Aire, Jacques Wiufant, Pierre fon frere, & deux autres Citoyens de Calais, qui, dans la reddition de cette place, s'offrirent à être les victimes du reffentiment d'Edouard III, Roi d'Angleterre, pour le falut du refte du peuple, on ne peut rien ajouter à la beauté de ce fentiment. L'hiftoire ne nous a confervé le nom que de quatre de ces généreux habitans de Calais; mais fi le temps a fait périr celui des deux autres, il n'a ni éteint le fouvenir, ni effacé la gloire de leur action, elle eft digne d'admiration, & a mérité à ceux qui l'ont faite, les éloges de la postérité.

Dans ces occafions-là, l'objet qu'on fe propose n'eft pas de mourir, c'est de fauver la vie à fes compatriotes.

Si un homme fe donne en ôtage pour fon Prince, ou s'il fe rend prifonnier à la place de fon ami, & qu'il arrive qu'un Souverain cruel, un vainqueur barbare le faffe périr, parce que le Prince ne tient pas fa parole, ou que l'ami ne fe repréfente point, l'infidélité des parjures fera punie par la mort des innocens; mais l'action de l'ôtage du prifonnier méritera des louanges. La fin qu'il s'étoit propofée n'étoit pas de périr, c'étoit de fervir l'Etat, d'obéir au Prince, de faire plaifir à un ami. Il n'eft point de tendreffe plus parfaite (difent les livres faints), que celle qui fait facrifier fa vie à fes amis (c).

Lorfqu'il s'agit de donner fon fang pour le bien de la fociété ou pour le fervice du Prince qui en a les droits, & qui la repréfente éminemment, aucun Citoyen ne doit balancer un moment à expofer fa vie. Alors ce

(a) En 391 de la fondation de Rome. Varro, Lib. IV. de Ling. Latin. Tite-Live, I Décade, Liv. VII.

(b) Dans le cinquieme fiecle de la fondation de Rome. Voyez leur hiftoire dans la premiere Décade de Tite-Live; celle du pere dans le huitieme Livre, & celle du fils dans le dixieme.

(c) Majorem charitatem nemo habet ut animam fuam ponat quis pro amicis fuis,

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