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répète au précepteur Apprenez-lui à aimer ses semblables, à leur être utile et à s'en faire aimer; voilà la science indispensable! Oui, et facile à enseigner, n'est-ce pas ? Madame d'Épinay croitelle par hasard qu'il suffise au maître de dire à l'élève : « Aimez vos semblables!» pour qu'à l'instant l'élève se mette à aimer ses semblables, même quand ses semblables lui donnent, comme dit Duclos, de ces coups de coude qu'il faut savoir leur rendre? Madame d'Épinay, qui raconte si bien toute cette comédie, est elle-même sans le savoir un des personnages les plus comiques du récit par le sérieux qu'elle met à répéter les aphorismes du temps. Outre l'amour de ses semblables, Duclos et madame d'Épinay veulent que le précepteur inspire à l'enfant le goût des plaisirs honnêles, mot vague, dit avec raison Linant; et alors madame d'Épinay explique avec le plus charmant aplomb qu'elle entend par les plaisirs honnêtes l'exercice de l'âme sur tous les objets sensibles. Cette définition, qui croit être plus simple que le défini, me rappelle un des petits dialogues de Chamfort:

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« LA BONNE a l'enfant. Cela vous a-t-il amusée ou ennuyée?

« LE PÈRE. Quelle étrange question! plus de simplicité! Ma petite!

« LA PETITE FILLE.

« LE PÈRE.

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Quand tu es revenue de cette maison-là, quelle était ta sensation? »

Lorsque les parents font des plans d'éducation, ils les essayent sur leurs enfants et commencent par

les retirer du collége, afin, disent-ils, de les mieux élever; ils finissent par ne pas les élever du tout. Telle fut un peu l'histoire du fils de madame d'Épinay. Il quitta le collége et vint avec son précepteur s'établir dans la maison paternelle. Là madame d'Épinay, dans sa préoccupation maternelle, essayait chaque jour une méthode nouvelle. Tantôt elle voulait qu'on instruisît son fils en se promenant et en causant avec lui; tantôt, quoiqu'il n'eût pas encore quinze ans, elle lui écrivait des lettres ingénieuses qu'il ne pouvait pas comprendre. Toutes ces inventions paraissaient à M. d'Épinay bizarres ou trop sérieuses. «Que peut apprendre un enfant, disait-il, en ne faisant presque jamais que causer avec lui? Ces promenades que vous lui faites faire pour sa santé l'ennuieront à périr, si vous les employez à son instruction........ Je ne suis pas non plus d'avis d'interrompre pendant deux ou trois ans l'étude des talents agréables: c'est le temps le plus précieux pour les acquérir, et dont il faut profiter d'autant plus soigneusement, que l'enfant y a plus de dispositions. Je veux donc qu'il emploie deux heures par jour à l'étude du violon, et deux heures à celle des jeux de société; il faut qu'il sache défendre son argent Arrangez le reste comme vous l'entendrez 1.

Madame d'Épinay, qui envoyait à Grimm ce beau plan d'éducation de M. d'Épinay pour s'en moquer, ne remarquait pas qu'au fond c'était presque le même plan que celui de Duclos; peu de latin et

1. Mémoires de madame d'Epinay, année 1758.

point de grec. M. d'Épinay, il est vrai, voulait que son fils apprît les jeux de société, comme madame d'Épinay voulait qu'il apprît la morale et même le droit naturel. La morale et le droit naturel étaient les sciences favorites du monde de madame d'Épinay, comme les jeux de société étaient la science du monde où vivait M. d'Épinay? Chacun voulait élever son fils à la mode de son monde; mais des deux côtés même frivolité, frivolité de philosophes d'un côté, frivolité de financiers de l'autre.

Nous avons, dans les Mémoires de- madame d'Épinay, les deux lettres qu'elle avait écrites à son fils. Elle voulait à ce moment faire l'éducation de son fils par lettres. « Nous nous écrirons, dit-elle à son fils, nous causerons, enfin nous chercherons de concert les moyens de vous rendre heureux. La vérité, la raison, l'amitié et la confiance nous guideront dans cette importante et agréable recherche. >> Elle envoya ces deux lettres à Rousseau, qui était alors à l'Hermitage, pour en avoir son avis, et celui-ci répondit : « J'ai lu avec grande attention, madame, vos lettres à monsieur votre fils; elles sont bonnes, excellentes, mais elles ne valent rien pour lui. Permettez-moi de vous le dire avec la franchise que je vous dois. Malgré la douceur et l'onction dont vous croyez parer vos avis, le ton de ces lettres, en général, est trop sérieux; il annonce votre projet, et, comme vous l'avez dit vous-même, si vous voulez qu'il réussisse, il ne faut pas que l'enfant puisse s'en douter; s'il avait vingt ans, elles ne seraient peutêtre pas trop fortes, mais peut-être seraient-elles encore trop sèches. Je crois que l'idée de lui écrire

est très-heureusement trouvée, et peut lui former le cœur et l'esprit; mais il faut deux conditions, c'est qu'il puisse vous entendre et qu'il puisse vous répondre. Il faut que ces lettres ne soient faites que pour lui, et les deux que vous m'avez envoyées seraient bonnes pour tout le monde, excepté pour lui... Gardez-vous des généralités; on ne fait rien que de commun et d'inutile en mettant des maximes à la place des faits........ Si vous dites à monsieur votre fils que vous vous appliquez à former son cœur et son esprit; que c'est en l'amusant que vous lui montrerez la vérité et ses devoirs, il va être en garde contre tout ce que vous lui direz; il croira toujours voir sortir une leçon de votre bouche; tout, jusqu'à sa toupie, lui deviendra suspect1.» Rousseau a bien raison d'avertir madame d'Épinay de se garder des généralités; c'était le défaut du monde philosophique, et dans ses deux lettres à son fils, madame d'Épinay avait disserté sur la politesse, sur la bienveillance, sur la flatterie, c'est-à-dire sur des qualités et des défauts du monde que les enfants ne peuvent pas comprendre. « Prenez garde, madame, dit Rousseau en finissant sa lettre, qu'en présentant de trop bonne heure aux enfants des idées fortes et compliquées, ils soient obligés de recourir à la définition de chaque mot. Cette définition est presque toujours plus compliquée, plus vague que la pensée même; ils en font une mauvaise application, et il ne leur reste que des idées fausses dans la tête. Il en résulte un autre in

1. Mémoires de madame d'Épinay, année 1754.

convénient, c'est qu'ils répètent en perroquets de grands mots auxquels ils n'attachent point de sens, et qu'à vingt ans ils ne sont que de grands enfants ou de plats importants. »

Il y a déjà de l'Emile dans la lettre que nous venons de lire; il y en a encore bien plus dans une conversation que raconte madame d'Épinay, et même, chose curieuse, cette conversation contient le plan de l'Emile et le principe fondamental de l'ouvrage, le tout exprimé avec une vivacité et une dureté paradoxales que Rousseau cherchait volontiers dans ses écrits, mais qu'il mettait plus volontiers encore dans ses conversations avec ses dévotes (madame d'Épinay l'était encore à ce moment), d'une part pour faire effet et pour augmenter la superstition par l'étonnement, de l'autre parce que dans l'entretien il se piquait au jeu et s'opiniâtrait par vanité. C'était au château d'Épinay : madame d'Épinay causait avec Rousseau et avec M. de Margency sur la manière dont Linant s'y prenait avec son fils. « Nous approuvions une partie de sa méthode et nous blâmions l'autre. Tout à coup je m'avise de dire : C'est une chose bien difficile que d'élever un enfant. Je le crois bien, madame, répondit Rousseau; c'est que les père et mère ne sont pas faits par la nature pour élever, ni les enfants pour être élevés. Ce propos de sa part me pétrifia. Comment entendez-vous cela? lui dis-je. Margency, en éclatant de rire, ajouta ce que je n'avais osé ajouter N'avez-vous pas, lui dit-il, un projet d'éducation dans la tête? Il est vrai, répondit Rousseau du même sang-froid, mais il vau

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