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la force, ils donnent la joie. Ce sont de véritables grâces. Heureux seulement ceux qui savent les recevoir! heureux le père qui dans le cri de son enfant au berceau ne trouve pas seulement une émotion qui pénètre dans son cœur, mais un sentiment qui entre dans sa conscience! Ce frais visage, ces yeux qui s'épanouissent, ces lèvres qui gazouillent ne sont pas faites seulement pour réjouir la vue et l'oreille paternelle; ils sont faits aussi pour avertir d'un devoir et pour le faire aimer. Ce jeune ange que Dieu m'a donné, j'en dois garder la pureté, je dois lui frayer la route dans la vie, ôter les pierres qui pourraient blesser ses pieds, non que je puisse l'affranchir des malheurs humains; Dieu l'a fait homme et sujet à la peine; mais il est des malheurs qui viennent des vices: ce sont là les pierres que je dois tâcher d'ôter de son chemin. Et puisse surtout aucun vice ne lui venir de moi et de mes exemples! puissé-je n'être dans cet ange que pour la vie que je lui ai donnée! Voilà les conseils, voilà les leçons que le berceau de l'enfant donne au père. L'enfant introduit dans la maison les deux choses qui y manquent le plus de nos jours, le scrupule et l'idée de la responsabilité, et cela sous la forme la plus insinuante et la plus douce au cœur de l'homme, sous la forme de l'amour paternel.

Quand les enfants sont élevés et qu'ils embrassent une profession, quand ils se marient et qu'ils deviennent eux-mêmes pères et mères de famille, que restet-il à l'homme? A-t-il encore quelque chose à faire? L'âge s'avance, les forces diminuent, l'avenir se raccourcit; on commence à lire le de Senectute avec un

grave et mélancolique plaisir. L'homme alors semble avoir rempli sa tâche, et il se découragerait de vivre, s'il n'avait, à ce moment encore, deux avenirs qui s'ouvrent plus clairement devant lui, et qui lui font une espérance dans la saison de la vie qui semble n'en plus comporter: l'avenir de ses enfants et l'avenir de son âme, l'avenir de la chair et l'avenir de l'esprit.

Non pas qu'à ce moment de notre vie nous ayons à diriger l'avenir de nos enfants comme nous avons dirigé leur éducation. Le père, avec ses fils devenus hommes, n'a plus un pouvoir souverain; mais il a et il doit avoir l'autorité d'un conseiller. La puissance cesse; la dignité continue. Les fils n'obéissent plus, ils respectent, ce qui est une autre sorte d'obéissance et qui s'honore par sa liberté même. Les bonnes familles, les familles heureuses sont celles où, quand le père cesse de commander, les enfants ne cessent pas d'obéir.

Après l'avenir des enfants, il y a, avons-nous dit, l'avenir de notre âme. Le soin de cet avenir est la dernière éducation qui nous reste, afin que nous comprenions bien qu'aucun âge de l'homme n'est dispensé d'éducation. Si nous appelons cette éducation la dernière, ce n'est pas qu'elle doive ne commencer qu'après toutes les autres; il n'y a aucune saison de la vie où nous puissions oublier le soin de notre âme immortelle. Je veux dire seulement que, lorsque toutes les autres éducations semblent avoir atteint leur but, parce que leur but est dans le monde, l'éducation qui doit nous préparer au ciel continue, parce que son but étant hors de la vie, elle ne doit

point s'arrêter dans le temps, allant, comme elle le fait, vers l'éternité.

Et voyez comme tout s'enchaîne heureusement dans le monde moral! comme toutes nos obligations se soutiennent et s'aident mutuellement ! La vie domestique, tout humble qu'elle est, nous prépare à la vie céleste. Ces devoirs de fils, d'époux et de père, si affectueux et si doux, élèvent l'âme et la mûrissent pour le ciel. Enfant, le devoir vous prend par la voix persuasive de votre mère, et il vous dit d'aimer et de respecter l'amour et le respect, ces deux bons sentiments de l'humanité qui se proportionnent à chacun de nos âges, qui sont doux et naïfs dans l'enfant, ardents et graves dans le jeune homme, fermes dans l'homme mûr, pieux dans le vieillard et disposés à se tourner de plus en plus vers Dieu, sans renoncer à ce qui est sur la terre l'objet de nos affections. Ainsi pendant toute la vie le devoir est notre compagnon fidèle, compagnon un peu grave, mais qui soutient l'âme et qui jamais ne nous laisse en chemin. Ainsi notre vie est pleine d'obligations qui s'échelonnent en s'élevant chaque jour davantage. Non, ce n'est pas seulement dans la vision de Jacob qu'il y a une mystérieuse échelle qui va de la terre au ciel, et dont les anges descendent et montent les degrés. Cette mystérieuse échelle est dans la vie de chacun de nous, et chacun de nos âges a son ange gardien qui nous soutient sur l'échelon que nous montons: l'ange de l'enfance, le plus près de la terre et qui joue avec les fleurs du gazon, doux et pur comme les caresses d'une mère ou les baisers d'une sœur; l'ange de la jeunesse, si gracieux et si beau tant que le chagrin

des fautes qu'il nous voit faire n'a pas voilé son front; celui de l'âge mûr, sévère et ferme, qui nous fait quitter l'espérance pour nous mener à la vérité, celui de la vieillesse enfin, qui dans ses regards a la douceur des longues années et la vigueur de l'éternité, calme et serein, assis au dernier échelon de l'échelle et le plus près du ciel, pour nous accueillir et nous encourager à franchir avec joie le dernier degré.

L'idée qu'il y a une éducation pour chaque âge de la vie, voilà donc la seconde raison qui me fait aimer l'Émile, et ce qui m'en fait croire l'examen salutaire, dussions-nous critiquer souvent les principes que Rousseau veut appliquer à cette éducation progressive de l'homme.

I

Avant de commencer cet examen, je veux rechercher dans la vie et dans les ouvrages de Rousseau comment il s'était occupé jusque-là de la science d'élever les enfants et même les hommes. Ces précédents de l'Émile ont leur curiosité et leur impor

tance.

En quittant madame de Warens et les Charmettes vers 1739, Rousseau était entré à Lyon dans la maison du grand-prévôt, M. de Mably, comme précepteur de ses deux fils. Il avoue dans ses Confessions

qu'il fut un assez mauvais précepteur, et ses élèves, quoique neveux de l'abbé de Mably et de Condillac, ne lui firent pas grand honneur. Le plan d'éducation qu'il fit à cette occasion est aussi fort médiocre, mal écrit, d'une petitesse de sentiments qui sent le domestique, et d'une pauvreté d'idées singulière. A peine y trouve-t-on çà et là quelque ébauche des pensées de l'Emile. Ainsi il croit qu'il est bon d'inventer des incidents et de mettre l'enfant en jeu, afin de lui donner de l'expérience. Je n'ai, quant à moi, aucune confiance en ces petites scènes de comédie, et la plus mauvaise manière d'apprendre à être homme, c'est de commencer par être acteur. Il n'y a que la vérité qui donne de l'expérience. Comme les scènes qu'invente le précepteur ne sont jamais poussées jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'au vrai, comme elles s'arrêtent toujours au point où le danger commencerait, il n'y a pas là une véritable expérience de la vie. L'enfant s'habitue même à croire que les scènes du monde sont préparées et mesurées d'avance comme celle de l'éducation, et il n'apprend pas plus à vivre de cette manière qu'il n'apprend à nager, s'il est toujours tenu à la corde. Je n'aime pas non plus, quoique ce soit aussi une des idées de l'Emile, que le précepteur se mette de moitié dans les amusements de l'élève. Cela sent encore la comédie, car le maître ne peut pas s'amuser pour son compte avec les jeux de son élève, et dès que l'élève s'aperçoit que le jeu n'est pas un plaisir pour le maître comme pour lui, à l'instant même le jeu perd son prix pour l'élève. Où le maître s'ennuie, ne croyez pas que l'élève puisse longtemps s'amuser.

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