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il y a des femmes auxquelles il est encore plus funeste, ce sont celles qu'il fait paraître sur la scène, ce sont les comédiennes, que Bossuet plaint et maudit à la fois. Les comédiennes qui pour Rousseau ne servent que de témoins à la corruption qu'il reproche au théâtre, pour Bossuet sont des chrétiennes qui s'égarent et qui égarent les autres. Avant de perdre l'âme des autres, elles ont perdu la leur, et Bossuet, dans sa charité chrétienne, ne leur reproche pas moins la première faute que la seconde. « Quelle mère, s'écrie-t-il, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n'aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre? L'ai-je élevée si tendrement et avec tant de précaution pour cet opprobre? L'ai-je tenue nuit et jour, pour ainsi parler, sous mes ailes, avec tant de soin, pour la livrer au public? Qui ne regarde pas ces malheureuses chrétiennes, si elles le sont encore dans une profession si contraire au vou de leur baptême; qui, dis-je, ne les regarde pas comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte, quand ce ne serait que par tant de regards qu'elles attirent et par tous ceux qu'elles jettent; elles que leur sexe avait consacrées à la modestie, dont l'infirmité naturelle demandait la sûre retraite d'une maison bien réglée? »

Quelle admirable éloquence! quelle charité même dans la colère et dans la malédiction! et surtout, comme dans Rousseau, quelle intelligence du véritable rang et de la véritable dignité des femmes ! Quand Rousseau attaque la galanterie du théâtre, il l'attaque au nom de la famille et au nom de l'a

mour; il montre aux femmes combien elles perdent, en bien comme en mal, à être courtisées au lieu d'être aimées, ou bien à être des poupées de salon au lieu d'être des mères de famille. Bossuet ne défend pas l'amour contre la galanterie, car entre l'amour et la galanterie il n'y a que la différence de la passion; mais il défend la famille et la condition à la fois grande et douce que la famille fait aux femmes. Dans l'évêque comme dans le philosophe, même dédain ou même colère contre la vie artificielle des femmes dans le monde, contre les plaisirs de la vanité substitués aux plaisirs et aux devoirs du foyer domestique, contre l'abaissement des hommes qui perdent leur dignité à faire perdre aux femmes leur honneur. Dans Rousseau, les femmes sentent un censeur qui les aime, et voilà pourquoi elles lui ont tant pardonné; dans Bossuet elles sentent un chrétien qui les plaint, dès qu'il les voit moins honorées qu'il ne les imagine, et cet attendrissement, qui est la seule émotion que puisse comporter la sévérité chrétienne, vaut pour elles l'amour qu'elles trouvent dans Rousseau. Partout où Bossuet parle de la femme, il en parle avec ce sentiment à la fois tendre et sévère, avec cette grâce majestueuse qui touche et qui épure les cœurs, et s'il maudit l'abus que la femme fait du pouvoir qu'elle a sur le cœur de l'homme, c'est qu'il s'indigne que, Dieu l'ayant faite si grande, le monde la fasse si petite, et qu'il lui fasse prendre son humiliation pour son triomphe.

Auprès de la gravité affectueuse qu'a Bossuet, auprès du respect passionné qu'a Rousseau en parlant

des femmes et de leur condition dans la société, les réflexions et les sentiments de d'Alembert paraissent frivoles et mesquins. Il y a à propos des femmes deux points principaux dans le Traité de Bossuet et dans la Lettre de Rousseau : le rang des femmes dans le monde, qui est un des effets du règne de l'amour sur le théâtre, et la condition des comédiennes. Voyons d'abord ce que d'Alembert dit des comédiennes. Bossuet en parle avec une pitié généreuse, Rousseau avec une indifférence dédaigneuse; d'Alembert met dans l'apologie qu'il fait des comédiennes une pédanterie philosophique qui rend ses clientes ridicules. « La chasteté des comédiennes, j'en conviens avec vous, dit d'Alembert, est plus exposée que celle des femmes du monde; mais aussi la gloire de vaincre en sera plus grande : il n'est pas rare d'en voir qui résistent longtemps, et il serait plus commun d'en trouver qui résistassent toujours, si elles n'étaient découragées de la continence par le peu de considération qu'elles en retirent... Qu'on accorde des distinctions aux comédiennes sages, et ce sera, j'ose le prédire, l'ordre de l'état le plus sévère dans ses mœurs. » Ne vous étonnez pas de ce plaidoyer pour les comédiennes; tout se tient dans l'erreur, et le même homme qui prétendait que le théâtre est une école de mœurs devait prétendre que les comédiennes pouvaient faire dans l'État un ordre chargé de représenter la pudeur. Étrange paradoxe, mais qui est conforme au mauvais esprit philosophique du dix-huitième siècle, lequel substitue partout l'ordre artificiel à l'ordre naturel et les systèmes humains à la volonté divine! Restons dans

le bon sens et dans le bon goût, tâchons d'épurer le théâtre sans prétendre en faire une école de morale, plaignons les comédiennes et estimons celles qui se conduisent bien, sans vouloir en faire des héroïnes ou des patronnes de l'honneur féminin.

D'Alembert ne se fait pas une idée plus juste du rang que les femmes doivent avoir dans le monde que de la condition des comédiennes. Si les femmes ne sont pas à la fois aimables et vertueuses, cela tient à ce qu'elles ne sont pas libres. L'esclavage des femmes est la cause de leurs faiblesses et de leurs torts émancipez-les, donnez-leur une éducation plus solide et plus mâle. « Le grand défaut de ce siècle philosophe est de ne l'être pas encore assez. Il ne l'est pas envers les femmes; mais quand la lumière sera plus libre de se répandre, plus étendue et plus égale, nous en sentirons alors les effets bienfaisants; nous cesserons de tenir les femmes sous le joug et dans l'ignorance, et les femmes cesseront de séduire, de tromper et de gouverner leurs maîtres, »> Quel est donc ce monde dont parle d'Alembert où les femmes séduisent, trompent et gouvernent leurs maîtres? Est-ce le monde tel que nous le connaissons et tel que Dieu l'a fait, celui où la femme grandit sous l'aile de sa mère, entre ensuite dans la maison conjugale qu'elle remplit de tendresse et de joie, et bientôt mère de famille, ayant fait sa destinée de celle de son mari et de ses enfants, achève ses jours entourée du respect et de la reconnaissance de sa famille? Ou bien est-ce le monde qui se fait et se défait chaque soir dans les salons, au hasard des vi

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sites, dont le lien est la vanité, dont l'occupation est la frivolité ou la médisance, où les femmes ne songent qu'à paraître et les hommes qu'à causer? Si c'est là le monde où les femmes séduisent, trompent et gouvernent leurs maîtres, j'avoue que je m'intéresse aussi peu aux esclaves qui trompent qu'aux maîtres qui sont trompés. Ce ne sont là, à vraiment parler, ni des hommes ni des femmes, ce sont des dames et des messieurs; c'est ce qui, selon les temps, s'appelle la société, la compagnie, le cercle, la ruelle, la cabale, de mille noms divers enfin; ce n'est point là le monde humain, puisque l'humanité n'y met pas en commun ses devoirs, mais ses plaisirs, ses goûts, ses ridicules et ses défauts. Si c'est dans ce monde-là que d'Alembert veut mettre la femme libre qu'il espère, j'y consens de grand cœur; mais qu'il ne la mette pas ailleurs, qu'il ne la mette pas dans la famille. Là, quiconque veut que la femme soit libre l'outrage et la dégrade; là, il sied à la femme de choisir son maître et de l'honorer en s'honorant elle-même par sa fidélité. Affranchir la femme, c'est l'isoler, c'est en faire une vieille. fille sans affections ou une vieille courtisane sans honneur. L'homme n'est pas fait pour vivre seul, et c'est pourquoi Dieu lui a donné une compagne, pour laquelle il quitte tout; mais la femme, qui n'existait d'abord que dans le corps et dans la chair de l'homme primitif1, est encore moins faite pour vivre seule. Elle n'a été séparée que pour être réunie; la liberté que vous lui donnez n'est que la solitude ou la honte.

1. Bossuet, Elévations sur les mystères, p. 37.

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