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tre le mal que de secours dans le danger! Une règle sévère et minutieuse, une direction attentive, une surveillance scrupuleuse, une confession souvent renouvelée, que sais-je ? Dans cette doctrine, l'homme peut aller partout, parce que la loi le suit partout; plus il peut, plus il doit. La règle chrétienne ainsi étendue a le privilége de s'étendre avec le cœur de l'homme et de le suivre dans tous ses mouvements, si bien que la civilisation a beau s'avancer, emportant avec elle en avant le cœur et l'esprit de l'homme, la religion l'accompagne toujours, et le cercle de nos devoirs s'agrandit en même temps que le cercle de nos sentiments et de nos idées.

Cette doctrine me plaît, encore un coup, et je ne la crois ni relâchée ni impraticable. Ce sont là pourtant, je l'avoue, ses deux écueils. Ou elle permet tout en absolvant tout, ce qui amène le relâchement, ou elle prescrit et dirige tout, ce qui amène la raideur. J'entends bien avec le bon père Porée que le théâtre peut servir à enseigner l'honnêteté et la vertu; je crains cependant que de ce côté nous ne tombions dans le théâtre d'éducation et dans les pièces de collége. Or, les pièces de collége ont l'inconvénient, outre qu'elles sont ennuyeuses, de laisser croire qu'elles ne le sont que parce qu'elles veulent être vertueuses, et, comme les jeux innocents, elles font penser à ce qu'il y faudrait de mal pour qu'elles devinssent amusantes.

De toutes ces règles que l'homme peut s'imposer, quelle est donc la plus sûre et la meilleure pour l'art? La règle de Rousseau le détruit, celle de Nicole et de

Bossuet le fait abdiquer; celle du père Porée le rend raide et monotone, quand elle est exagérée. Il n'a donc de règle qui lui soit bonne que celle qui lui est propre et qui tient à sa nature même, c'est-à-dire la règle d'Aristote, qui prescrit la recherche du beau, et qui par là fait trouver le bon, sinon toujours, du moins souvent, qui enfin pousse l'homme du bon côté au lieu de le pousser du mauvais.

V

Il y a une question sur laquelle je veux dire un mot avant de finir. Rousseau reproche au théâtre qu'étant voué à l'amour, il aide singulièrement à l'ascendant des femmes dans la société, et ce n'est pas, selon Rousseau, un des moindres inconvénients du théâtre. « Pensez-vous, monsieur, dit-il à d'Alembert, qu'en augmentant avec tant de soin l'ascendant des femmes, les hommes en seront mieux gouvernés? » Prenez les ouvrages de Rousseau, il a dit beaucoup de mal des femmes, de leur frivolité, de leur vanité, de leur faiblesse, et ce sont les femmes pourtant qui ont fait le succès de Jean-Jacques Rousseau elles ont eu raison. Je ne veux pas dire que comme la Martine de Molière elles aiment à être battues, mais elles se soucient peu qu'on les batte pourvu qu'on les aime. Or elles ont compris que Rousseau les aimait, et que s'il censurait amèrement.

les femmes du monde, c'est qu'il avait dans le cœur l'image de la femme plus belle, plus pure et plus gracieuse mille fois que celles qu'il voyait. Elles lui ont su gré de cette image idéale que chacune a pu prendre pour son portrait. Peu importe donc que Rousseau, dans sa Lettre sur les spectacles, dise « que chez nous la femme la plus estimée est celle qui fait le plus de bruit, de qui l'on parle le plus, qu'on voit le plus dans le monde. » Les femmes voient bien que le même homme qui se plaint qu'au théâtre « ce soit toujours la femme qui sait tout, qui apprend tout aux hommes, » dans son roman fait de Julie la directrice suprême de Saint-Preux, et cette inconséquence du philosophe leur plaît comme un aveu de leur supériorité: non pas qu'elles tiennent à être supérieures par l'esprit et par la raison; elles sont supérieures parce qu'elles sont aimées, et cette supériorité-là vaut pour elles toutes les autres. Quiconque la leur accorde, et surtout quiconque semble la leur accorder malgré lui-même, est de leur église, eût-il cent défauts insupportables, de même que quiconque la leur refuse, eût-il cent bonnes qualités, est à l'instant même excommunié. Les hommes que les femmes détestent le plus ne sont pas ceux qui les battent, mais ceux qui les jugent; non pas ceux qui les censurent, mais ceux qui même les admirent sans les aimer. Pour elles, la foi sans l'amour est un péché mortel. Elles ont rai

son.

La meilleure partie de la Lettre sur les spectacles et la plus forte assurément est le tableau que fait Rousseau de l'homme et de la femme du monde et

les réflexions qu'il attache à ce tableau : « Les deux sexes, dit-il avec beaucoup de sagacité et de gravité, doivent se rassembler quelquefois, et vivre ordinairement séparés. Je l'ai dit tantôt par rapport aux femmes; je le dis maintenant par rapport aux hommes... Ne voulant plus souffrir de séparation, faute de pouvoir se rendre hommes, les femmes nous rendent femmes... Lâchement dévoués aux volontés du sexe que nous devrions protéger et non servir, nous avons appris à le mépriser en lui obéissant, à l'outrager par nos soins railleurs; et chaque femme de Paris rassemble dans son appartement un sérail d'hommes plus femmes qu'elle, qui savent rendre à la beauté toutes sortes d'hommages, hors celui du cœur dont elle est digne... Au lieu de gagner à ces usages, les femmes y perdent. On les flatte sans les aimer; on les sert sans les honorer : elles sont entourées d'agréables, mais elles n'ont plus d'amants... Il faudrait avoir d'étranges idées de l'amour pour en croire capables ces complimenteurs de boudoir, et rien n'est plus éloigné de son ton que celui de la galanterie. De la manière que je conçois cette passion terrible, son trouble, ses égarements, ses palpitations, ses transports, ses brûlantes expressions, son silence plus énergique, ses inexprimables regards, que leur timidité rend téméraires, et qui montrent les désirs par la crainte; il me semble qu'après un langage aussi véhément, si l'amant venait à dire une fois : Je vous aime, l'amante indignée lui dirait: Vous ne m'aimez plus, et ne le reverrait de sa vie. >>

Quelle sévérité contre les mœurs et les habitudes

du temps! mais surtout comme l'amour est opposé à la galanterie! et c'est là ce qui charmait les femmes, parce que plus Rousseau ôtait à la galanterie, plus il rendait à l'amour; plus il détruisait le cérémonial du faux monde amoureux, plus il refaisait le véritable culte des femmes. Les femmes ne se trompaient donc pas en trouvant leur apothéose dans les censures du moraliste; elles comprenaient et aimaient sa colère, puisque Rousseau ne s'irritait que parce que la femme, de dieu qu'elle était, s'était laissé faire idole.

Ainsi dans cette Lettre sur les spectacles, Rousseau ne traite pas seulement la question du théâtre; il traite aussi de la condition des femmes et du rang que le monde leur a fait, rang qui peut plaire à la vanité, mais qui est petit et frivole et qui ne vaut ni celui que leur fait l'amour, ni surtout celui que leur fait la famille. Avant Rousseau, Bossuet avait aussi touché cette question. Il s'était plaint aussi du ton de galanterie de notre théâtre et de l'empire que cet usage de la galanterie donnait aux femmes dans le monde. « Cette tyrannie qu'on expose au théâtre, disait-il, sous les plus belles couleurs, flatte la vanité d'un sexe, dégrade la dignité de l'autre, et asservit l'un et l'autre au règne des sens1. » Toutes les réflexions de Rousseau sur la condition des femmes dans le monde se trouvent dans cette phrase de Bossuet; mais le théâtre, par les maximes amoureuses qu'il préconise, fait plus que de donner aux femmes dans le monde une idée dangereuse de leur pouvoir :

1. Bossuet, édition Lefèvre, 1836, tome XI, p. 154.

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