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du philosophe, et je ferai mieux comprendre par cette comparaison la différence des temps et surtout des idées morales.

Le premier reproche que fait Nicole au théâtre, c'est qu'il favorise trop le goût que nous avons de l'émotion. Nous cherchons l'émotion pour éviter l'ennui. Or, d'où vient l'ennui? L'ennui, selon Rousseau, vient de la civilisation. Il n'y a que les peuples civilisés qui s'ennuient. « L'homme qui réfléchit peu s'ennuie peu. Le sauvage ne s'ennuie pas; il n'a pas assez d'esprit pour cela. C'est le mécontentement de soi-même, c'est le poids de l'oisiveté, c'est l'oubli des goûts simples et naturels, qui rendent si nécessaire un amusement étranger 1. » Ici déjà Rousseau, sans le savoir peut-être, parle comme Bossuet. « L'homme, dit Bossuet dans sa Lettre sur les spectacles, cherche à s'étourdir et à s'oublier lui-même pour calmer la persécution de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine depuis que l'homme a perdu le goût de Dieu.» Ainsi, selon Rousseau et selon Bossuet, l'ennui pousse les hommes au théâtre; mais l'ennui, selon Rousseau, vient de la civilisation, de l'abus de la réflexion, de l'oisiveté que donne la fortune; selon Bos suet, de la perte du goût de Dieu; mots différents, même pensée, car ce que Rousseau appelle la civilisation et ce qu'il maudit s'appelle le monde dans le langage des docteurs de l'Église, qui le maudissent aussi, parce qu'on y perd le goût de Dieu.

1. Rousseau, tome III, page 119.

Est-ce à dire que pour échapper à l'ennui que les spectacles trompent un instant, mais qu'ils ne détruisent pas, il faut que l'homme retourne dans les forêts des sauvages, loin de la civilisation, ou qu'il aille s'ensevelir dans une Thébaïde, loin du monde? Non; l'homme a contre l'ennui un meilleur refuge que la forêt ou la cellule, c'est le chez-soi, c'est la famille. « Un père, un fils, un mari, dit Rousseau, ont des devoirs si chers à remplir, qu'ils ne leur laissent rien à dérober à l'ennui. » Bonne et douce pensée que Rousseau empruntait, sans le savoir, à saint Chrysostome 1. « Eh quoi, dit saint Chrysostome, vous avez une femme et des enfants, vous avez une maison et des amis; qu'y a-t-il de plus agréable que le chez-soi animé par l'entretien de ses amis? Y a-t-il rien qui soit plus aimable et plus charmant que les caresses d'un enfant et l'affection d'une femme, quand on aime l'honnêteté? J'ai entendu raconter une parole des Goths qui est pleine de philosophie, car, entendant parler des folies du théâtre et des honteux divertissements qu'on y va chercher: « Est-ce que les Romains, disaient-ils, n'ont ni « femme ni enfants pour avoir inventé de pareils plai<< sirs?» voulant montrer par là qu'il n'y a point de plaisir plus doux à un homme sage et réglé que celui qu'il reçoit de la société d'une honnête femme et de celle de ses enfants. » Que l'homme n'aille donc pas chercher bien loin ses plaisirs et sa joie; il les a chez lui, dans sa maison, en lui-même. Dieu, qui connaît

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1. Saint Chrysostome, Edition Gaume, t. VII, p. 477:

l'âme humaine qu'il a formée, a bien voulu, pour la soutenir, mettre le plaisir où il mettait le devoir et attacher l'un à l'autre dans l'institution de la famille, le plaisir au devoir pour en tempérer la sévérité, le devoir au plaisir pour aider à l'insuffisance naturelle du plaisir. C'est sur l'alliance de ces deux grandes et douces choses, le plaisir qui produit le devoir et le devoir qui produit le plaisir, qu'est fondée et bâtie la famille humaine.

Rousseau n'avait point tort de reprocher aux mondains de son temps d'avoir perdu le goût des plaisirs qui naissent des affections simples et des devoirs naturels. Voyez en effet comment d'Alembert, dans sa réponse à Rousseau, parle des devoirs et des joies de la famille. Le passage est curieux. «< Sans doute, dit-il, tous nos divertissements forcés et factices, inventés et mis en usage par l'oisiveté, sont bien au-dessous des plaisirs si purs et si simples que devraient nous offrir les devoirs de citoyen, d'ami, d'époux, de fils et de père; mais rendez-nous donc, si vous le pouvez, ces devoirs moins pénibles et moins tristes, ou souffrez qu'après les avoir remplis de notre mieux, nous nous consolions de notre mieux aussi des chagrins qui les accompagnent 1. » Que veut dire d'Alembert et à qui demande-t-il le secret de rendre moins pénibles et moins tristes les devoirs de la famille ? Ce secret-là ne se peut demander qu'à nous-mêmes; c'est nous qui l'avons dans notre âme, si nous avons su garder aussi dans notre âme cet

1. Édition de Rousseau de 1791. Réponse de d'Alembert, tome XVI, page 342.

autre secret que Dieu y a mis, le secret d'aimer. Aimez votre femme et vos enfants, et le devoir d'époux et de père ne sera plus triste et pénible. D'Alembert n'a pas besoin, pour égayer les devoirs de la famille, de consulter les philosophes; il n'a qu'à prendre conseil du premier bourgeois ou du premier ouvrier venu; qu'il entre dans la plus modeste maison ou dans la plus simple chambre, et qu'il voie après le travail de la journée le bourgeois ou l'ouvrier assis à la table du soir couronnée de petits enfants et leur distribuant le pain bis ou blanc qu'il a gagné pour eux, il saura alors ce qu'est la joie du devoir: entendons-nous bien cependant, non pas le devoir rempli de notre mieux, c'est-à-dire par acquit de conscience ou par obéissance à la loi, mais le devoir rempli de tout coeur, avec un dévouement qui s'ignore et qui par conséquent se renouvelle tous les jours. Il y a plus à ce bon et honnête bourgeois, qui est si heureux d'être père et à ces enfants qui embrassent gaiement leur père, je permets, en dépit de Rousseau, d'aller un jour au Théâtre-Français voir jouer Monsieur de Pourceaugnac ou le Malade imaginaire, non pour qu'ils se consolent de leur mieux des tracas de la famille, mais pour qu'ils rient ensemble (la joie des enfants sous les yeux du père et de la mère est bonne à l'âme), pour qu'ils continuent au théâtre les rires de la table domestique, et surtout pour qu'ils montrent que partout où va la famille, elle y transporte sa joie pure et saine, ses plaisirs honnêtes et naturels. Je suis disposé à croire aux dangers du théâtre; mais j'y crois surtout pour ceux qui y vont seuls. Je ne crains pas beaucoup la

loge du père de famille; je crains la stalle de bal

con.

Les amusements du théâtre ne sont pas seulement, selon d'Alembert, des remèdes contre l'ennui de nos devoirs; ce sont aussi, selon ce philosophe, des leçons déguisées. L'homme va au théâtre, croyant s'amuser des défauts du prochain; il s'y corrige des siens. Telle était la prétention des philosophes du dix-huitième siècle, et le père Porée lui-même a quelque chose de cette doctrine. Comme on ne savait plus amuser le public, on prétendait l'instruire et on attribuait à la comédie un mérite qu'elle ne doit pas avoir, afin de remplacer le mérite qu'elle n'avait plus. Rousseau raille et réfute fort spirituellement cette prétention. « Nos auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des pièces plus épurées; aussi qu'arrive-t-il ? Qu'elles n'ont plus de vrai comique et ne produisent aucun effet. Elles instruisent beaucoup, si l'on veut; mais elles ennuient encore davantage. Autant vaudrait aller au sermon 1. » Rousseau croit que les comédies du dixhuitième siècle ennuyaient, parce qu'elles défendaient la morale au lieu de l'attaquer; je crois qu'il y a d'autres raisons, mais il a grande raison de dire que ce qui ennuie n'instruit pas : l'ennui ne sert qu'au mal, il corrompt par les pensées qu'il suggère, au lieu d'édifier par le calme qu'il apporte.

Le second reproche que Nicole fait au théâtre, c'est d'exciter les passions en les représentant. Le spectacle des passions humaines luttant les unes

1. Tome III, page 133.

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