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suistes imaginaient une comédie qui ne serait ni immorale ni corruptrice, au besoin même des pièces saintes, et, se demandant si c'était un péché d'assister à de pareilles représentations, ils répondaient que non. Comme directeurs des consciences et tenus de prendre en considération les intentions de l'homme, ils avaient raison; comme apôtres et comme ministres de la règle évangélique, ils avaient tort, parce qu'ils affaiblissaient la loi et paraissaient l'accommoder aux faiblesses du cœur humain. Bossuet écrivit donc au père Caffaro, et exigea de lui une rétractation de la dissertation qu'il avait publiée sur la comédie. Celui-ci s'empressa de la donner, et la doctrine générale de l'Église contre le théâtre ne fut affaiblie par aucune mollesse et aucune condescendance. Cependant l'école des casuistes continua à maintenir la distinction qui lui était chère entre les bons et les mauvais spectacles, entre les bonnes et les mauvaises pièces. Cette distinction entre le bon et le mauvais usage du théâtre fait le fond du discours du père Porée en 1733. Le père Porée avait le droit d'aimer et de défendre le théâtre : il a fait des tragédies que Voltaire, son élève, a imitées, et des comédies pleines de franche gaieté et de bonne morale. Aussi, dans son discours prononcé au collège Louisle-Grand devant les cardinaux de Polignac et de Bissy et devant le nonce du pape, il n'hésita pas à poser hardiment la question : le théâtre peut-il être une école capable de former les mœurs ? « Par sa nature, répondit-il, il peut l'être; par notre faute, il ne l'est pas. » Le père Porée, on le voit, est déjà plus hardi dans la défense du théâtre que ne l'était

Boileau, puisque Boileau prétendait seulement que la poésie dramatique est indifférente par elle-même, et que le père Porée croit que le théâtre peut être une école de mœurs. « Je traiterai cette matière, continue Porée, non comme théologien, je n'en prends point ici le caractère; non comme censeur, je n'ai point cette autorité; non pas même comme philosophe, les subtilités philosophiques convien. nent peu à un discours sur le théâtre ; je parlerai toutefois en homme qui cherche le vrai, pour lequel j'avoue ma passion, en citoyen, puisqu'on doit toujours l'être, et en chrétien, puisqu'on ne doit jamais en oublier les devoirs1. >>

Dans la première partie de son discours, le père Porée prouve que le théâtre peut et doit être une école de bonnes mœurs, et il place la poésie dramatique au-dessus de la philosophie et au-dessus de l'histoire. Il allègue, en faveur du théâtre épuré qu'il conçoit et qu'il justifie, saint Charles Borromée, qui revoyait lui-même les pièces de théâtre qu'on représentait à Milan de son temps; Richelieu, « qui donnait à la réforme et à la perfection de la scène des jours qu'il dérobait aux affaires de la guerre, de l'Église et de l'État; » Esther et Athalie, que Racine faisait pour l'éducation des demoiselles de Saint-Cyr; les pièces enfin que les jésuites faisaient jouer à leurs élèves et que venaient entendre les plus grands per

1. Je me sers de la traduction que le père Brumoy fit du discours du père Porée. En traduisant ce discours, le père Brumoy donnait une nouvelle preuve de la persévérance des jésuites dans la doctrine des casuistes sur le théâtre.

sonnages de l'Église et de l'État'. Dans son zèle pour le théâtre, le père Porée justifie même l'opéra, « l'opéra, il est vrai, avec un poëme vertueux, des vers coulants, mais pleins de pensées, une musique mâle et agréable, des danses à la fois aisées et sévères, légères et modestes; l'opéra enfin réunissant l'utile à l'agréable pour insinuer dans les cœurs le pur amour de la vertu. » Ce programme d'un opéra pur et vertueux, tel que le propose le père Porée, mérite d'être pris en considération par la Commission qui vient d'être chargée de surveiller l'administration de l'Opéra.

Le père Porée s'attend à une objection, et il se la fait d'avance: si le théâtre peut être une si bonne école de mœurs, d'où vient que tant d'hommes pieux et savants condamnent absolument le théâtre? Ils condamnent le théâtre tel qu'il est, et non le théâtre tel qu'il pourrait être. « Il y a des choses indifférentes de leur nature que l'on peut rendre bonnes ou mauvaises, et que notre perversité rend presque toujours vicieuses. » Alors Porée examine notre théâtre, et il le juge sévèrement; il reproche à la tragédie française de s'être jetée dans la galanterie, manquant en cela aux règles de la morale comme aux règles de l'art. Il est aussi sévère que Rousseau contre Molière, à qui il reproche d'avoir joué la vertu dans le Misanthrope et le mariage dans George Dandin. Il

1. Monseigneur l'archevêque de Paris vient de faire jouer une pièce de Plaute par les élèves de son petit séminaire, qui, dit-on même, l'ont très-bien jouée.

2. «Istud amatorium tragœdiæ genus.... »

s en prend enfin des vices du théâtre, et il a raison, aux spectateurs, au public, qui devrait imposer au théâtre le respect de l'honneur et de la vertu, et qui rit quand il voit le mal triompher du bien, pourvu qu'il triomphe gaiement.

Je me suis arrêté un instant sur le discours du père Porée1, parce que ce discours, prononcé dans un collége et devant des cardinaux, montre bien mieux que la dissertation du père Caffaro, promptement rétractée par l'auteur, quelle était l'opinion d'une partie de l'Église sur la question du théâtre. La compagnie de Jésus semble être restée fidèle jusqu'à un certain point à la doctrine du père Porée. De nos jours encore, le père Boone, dans une instruction contre le théâtre, plus sévère que le discours du père Porée, se demande « s'il faut condamner absolument les personnes qui, par les devoirs de leur état, ne doivent pas abandonner la personne auguste de leur souverain, et qui, par conséquent, sont obligées de l'accompagner aux spectacles publics? » Le père Boone permet aux aides de camp et aux dames d'honneur d'accompagner les princes au théâtre, à condition que les aides de camp et les dames d'honneur « se diront, en voyant paraître les acteurs sur la scène : Voilà des gens qui se damnent pour moi, et qu'ils gémiront du plus profond du

1. Voir l'excellente notice biographique et littéraire que vient de publier M. Alleaume sur le père Porée et sur son frère l'abbé Porée. Les deux frères méritaient un historien, et ils ne pouvaient pas en avoir un plus savant et un plus spirituel que M. Alleaume.

cœur. Cette direction d'intention peut faire sourire; mais elle rentre dans les principes de la casuistique, c'est-à-dire dans cette équitable appréciation des circonstances d'une action, appréciation qui est le devoir de quiconque juge les hommes, soit dans un tribunal, soit dans un confessionnal. Le tort des casuistes n'est donc pas d'avoir trouvé les excuses légitimes du mal, parce que les excuses sont le droit inaliénable de la conscience humaine, mais d'avoir rédigé ces excuses et d'en avoir fait un manuel qu'on a pris pour un code complaisant offert aux pécheurs, tandis que c'était seulement une instruction adressée aux confesseurs.

III

J'ai voulu faire l'histoire de la question du théâtre depuis les temps anciens jusqu'à Rousseau, et j'ai voulu aussi indiquer, d'après Nicole, les principaux arguments des adversaires du théâtre ; je dois maintenant examiner comment Rousseau a développé ces arguments, et montrer en même temps par quelques rapprochements comment Bossuet les avait développés soixante ans avant lui. Je comparerai ainsi entre elles l'éloquence du grand évêque et l'éloquence

1. J'emprunte cette curieuse citation à un article judicieux et piquant écrit dans la Revue de l'instruction publique (mars 1853) par M. Rigault, que je me félicite d'avoir pour collaborateur aux Débuts.

2. Bossuet 1694, Rousseau 1758.

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