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qui appelez bon ce qui est mauvais et mauvais ce qui est bon, qui donnez le nom de lumière aux ténèbres et le nom de ténèbres à la lumière, qui dites que ce qui est amer est doux et que ce qui est doux est amer! » Changer le nom des choses, c'est pour les esprits faibles confondre les idées; il y a tant d'âmes frivoles, tant de consciences incertaines ou insouciantes, qui ne connaissent leurs devoirs que par l'étiquette qu'on y met! Changez les étiquettes, ils ne s'y reconnaissent plus.

J'approuve donc les paroles sévères de Nicole; je me demande seulement si entre ceux qui prétendent faire acte de chrétien en allant au théâtre et ceux qui se décident à être tout à fait impies en assistant à la comédie, il n'y a pas ceux qui y vont sans croire faire ni si bien ni si mal, les mondains honnêtes en un mot, qui ne sont ni des hypocrites ni des impies. Or, si je ne me trompe, ce sont ces mondains honnêtes que les casuistes ne voulaient pas damner absolument.

Le casuitisme n'est pas la morale, cela peut se dire à la décharge comme à la charge du casuitisme. La morale établit les règles de conduite, et elle ne saurait les mettre trop haut. Il faut en morale demander plus pour avoir assez; il faut viser à la vertu pour rester dans l'honnêteté. Les règles qui se font commodes, complaisantes, et qui tâchent de rattraper l'homme dans ses égarements en l'y suivant de plus ou moins loin, ces règles-là ne ramènent point l'homme au bien, et c'est l'homme, au contraire, qui, de complaisance en complaisance, les entraîne au mal. Il sied donc à la morale d'être sévère; mais le casui

tisme, qui, au lieu de prescrire les règ.es, est tenu d'examiner les divers cas de la conduite humaine, le casuitisme peut être plus indulgent, de même que le juré est naturellement plus indulgent que le législateur. Le législateur précise et définit le mal qu'il veut punir, et il est à son aise pour faire cette définition, puisqu'il la fait sur des cas qu'il prévoit; le juré n'a pas affaire à ces définitions précises et rigoureuses, mais aux actions humaines, dans lesquelles le plus et le moins entrent nécessairement. Tous les vols sont également coupables, tous les voleurs ne le sont pas également, parce que les degrés du mal, comme ceux du bien, sont infinis dans l'âme humaine. Les casuistes sont des jurés: ils pèsent et examinent, d'un côté la règle, de l'autre l'action qui s'en écarte, celle-ci de fort loin, celle-ci de moins loin. La règle chrétienne et ecclésiastique est de ne point aller au théâtre; mais si je vais au théâtre voir Athalie ou Polyeucte, suis-je aussi coupable que si je vais voir un vaudeville frivole ou licencieux? Il y a donc, dans la faute que les spectateurs font en allant au théâtre, des différences incontestables qui dépendent du genre de pièces qu'ils vont voir. La règle morale peut dédaigner ces différences, elle le doit même; mais le casuitisme ou le confessionnal doit en tenir compte. Quand Nicole dit avec colère qu'il s'est trouvé de son temps des gens qui ont prétendu pouvoir allier sur ce point la piété et l'esprit du monde, il a raison de blâmer les moralistes relâchés et complaisants qui mettent le vice à la portée de la conscience; il a tort, s'il blâme les directeurs avisés et prudents qui distinguent au théâtre, comme dans le

monde, le genre de plaisir qu'on y va chercher. Il y a toujours eu dans l'église, à côté de ceux qui s'at tachaient à la règle morale, et qui proscrivaient les spectacles comme absolument mauvais, ceux qui n'enveloppaient pas dans la même condamnation tous les auteurs et tous les spectateurs du théâtre. Les jésuites ont été de cette dernière école : accordant beaucoup à la liberté de l'homme et à ses œuvres, ils ne voulaient condamner les œuvres qu'après les avoir examinées. Quoi de plus juste? Cette doctrine avait en même temps pour eux l'avantage de donner à la direction un pouvoir presque supérieur à la règle.

Ne voulant pas entrer dans cet examen du genre de plaisir que le monde va chercher au théâtre et aimant mieux condamner absolument tous les spectacles, Nicole ne se contente pas de censurer ceux qui justifient le théâtre, il recherche avec une sagacité admirable, dans ses Pensées sur les spectacles1, quelle est la nature de l'émotion dramatique, et plus il y pénètre, plus il la condamne.

4° La comédie répond au goût que nous avons pour les émotions. Le cœur aime à se sentir vivre, et ce qu'il craint le plus, c'est le calme et le repos, car il lui semble alors qu'il est en train de mourir. « Il est triste s'il n'est blessé; il est satisfait si ses plaies descendent bien avant. » Avant Nicole, saint Augustin remarque dans ses Confessions qu'il aimait surtout les spectacles qui le faisaient pleurer,

1. Essais de morale, t. V, p. 366.

2. Livre III.

et les bourgeois de nos jours aiment d'autant plus une pièce qu'ils y pleurent davantage. Nous aimons donc tous l'émotion. Est-ce seulement au théâtre que nous l'aimons? Non, nous l'aimons et nous la recherchons partout, dans le monde et aux tribunaux. Pourquoi les belles dames courent-elles aux séances des cours d'assises? Pour être émues. Les raffinés aiment l'émotion, les grossiers aussi. Qu'un domestique fasse le récit de quelque aventure tragique, il exagère, il veut être ému et émouvoir. Nous sommes tous capables de pitié, mais beaucoup en sont avides; chez ceux-là, la pitié s'arrête à l'émotion, c'est-à-dire au sentiment égoïste qui nous fait sentir le mal d'autrui sans aller jusqu'au sentiment charitable qui nous le fait soulager. Ce qui fait que les gens sensibles paraissent bons, et même qu'ils croient l'être, c'est qu'on suppose qu'ils iront de l'émotion à la charité, et qu'ils accompliront leur pitié, si je puis ainsi parler, et ce qui fait qu'ils ne sont pas bons, c'est qu'ils se contentent de goûter le plaisir de la pitié, et qu'ils n'en remplissent pas les devoirs. Le théâtre excelle à satisfaire ce goût de se sentir ému sans avoir rien à souffrir et rien à prendre sur soi. « Je n'eusse pas aimé à souffrir les choses que j'aimais à regarder, » dit saint Augustin.

2o Ce n'est pas seulement par le spectacle du malheur que le théâtre nous émeut si complaisamment, c'est surtout par la représentation de nos passions. Les passions sont la vie de l'âme; elles font souvent sa souffrance, mais c'est un mal dont nous ne voulons pas guérir, et dont même nous voulons jouir.

« N'est-ce pas là vraiment, dit Nicole, une véritable frénésie? Mais les spectacles sout cette frénésie réduite en art. Ils convertissent nos maladies en plaisirs. Quel est l'inévitable effet de la représentation des passions ainsi embellies et rendues aimabies, dépouillées des inquiétudes et des soucis qui les accompagnent quand elles sont réelles, et ne donnant que l'émotion douce que cause leur image? Le cœur, s'il n'est pas blessé, est au moins amolli. « L'âme est attirée du dedans au dehors, où elle avait déjà tant d'inclination à se répandre..., et on apprend ainsi deux choses également funestes: l'une à s'ennuyer de tout ce qui est sérieux, et par conséquent de tous ses devoirs; l'autre à trouver cet ennui insupportable, et à en chercher le remède dans la dissipation. Le premier de ces désordres est un obstacle à toutes les vertus, et le second est une entrée à tous les vices 1. »>

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Nous venons de voir dans les Pensées de Nicole tous les arguments que l'on peut employer contre le théâtre. Ces arguments n'ont plus besoin que d'être animés par l'éloquence de Bossuet et de Rousseau. C'est en 1694 que Bossuet écrivit sa Lettre au père Caffaro, et ses Maximes et réflexions sur la comédie. Le père Caffaro n'était pas un moraliste relâché ou un mauvais prêtre ; c'était un casuiste, et qui avait sur les degrés du péché qu'on fait en allant au spectacle les principes de l'école des casuistes. Habitués en effet à poser des cas et des espèces pour toutes les fautes de la conscience humaine, les ca

1. Essais de morale, t. V, p. 376.

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