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rance, et j'ai recueilli ces divers témoignages pour montrer quel était alors le nouvel esprit qui s'introdusait dans l'éducation des filles. Fénelon, le père La Chaise, l'auteur anonyme de l'Instruction chrétienne pour l'éducation des filles, madame de Maintenon, Louis XIV, l'église et la cour pensent de même sur ce point. Il faut instruire les filles, il faut les élever pour la famille et pour le monde, où elles doivent vivre; il faut les tirer de l'ignorance où on les tenait, soit que cette ignorance fût seulement l'effet de la négligence, soit qu'elle fût l'effet d'un système, car cette ignorance est funeste. « Les personnes instruites et occupées à des closes sérieuses, dit Fénelon, n'ont d'ordinaire qu'une curiosité médiocre; ce qu'elles savent leur donne du mépris pour beaucoup de choses qu'elles ignorent.... Au contraire les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination toujours errante1. » Comme les éducations frivoles ressemblent trait pour trait aux éducations ignorantes, avec la prétention de plus, elles produisent les mêmes effets; elles laissent de même s'égarer l'imagination. Si l'ignorance ne faisait jamais que des ignorantes et la frivolité que des frivoles, il n'y aurait que demimal: mais qui sait quelle fausse et fatale éducation peuvent se donner à elles-mêmes ces têtes qu'on laisse vides de toute bonne occupation? Il suffit d'une lecture mauvaise ou mal entendue pour enivrer ces cervelles vides. Je lisais, il y a déjà plusieurs années, ces paroles tirées des Mémoires d'une femme qui, ayant une nature perverse, la pervertit encore par une édu

1. De l'élucation des Filles, ch. II.

cation qui n'était que frivole, et qu'elle rendait romanesque. « J'écrivais, je lisais avec ardeur, dit madame Lafarge; j'habituais mon intelligence à poétiser les plus minutieux détails de la vie, et je la préservais avec une sollicitude infinie de tout contact vulgaire ou trivial. J'ajoutai à ce tort de parer la réalité, pour la rendre aimable à mon imagination, celui plus grand encore de sentir l'amour du beau, de remplir plus facilement l'excès du devoir que les devoirs mêmes, de préférer en tout l'impossible au possible '. » L'affreuse condamnée qui écrivait ces lignes se faisait évidemment et à dessein romanesque et visionnaire pour paraître moins empoisonneuse. Il n'en est pas moins vrai qu'elle explique comment les éducations frivoles se tournent aisément en éducations romanesques, et qu'elle confirme par son dédain de la réalité ce que dit Fénelon de ces filles qui, s'étant nourries des chimères de leur imagination inoccupée, ne veulent pas descendre aux détails du ménage.

Qand Fénelon et madame de Maintenon rejetaient pour les filles l'éducation du cloître, ce n'était pas pour leur donner une éducation d'académie. Aucun des grands esprits du dix-septième siècle n'aime les femmes savantes. Molière les joue en plein théâtre. Madame de Maintenon, avertie par l'expérience, corrige sévèrement à Saint-Cyr l'abus de l'esprit, après en avoir d'abord favorisé le goût. Fénelon craint le bel esprit chez les femmes, et surtout l'application du bel esprit à la théologie. « J'aime bien mieux, dit-il, que votre fille soit instruite des comptes de

1. Hémoires de madame Lafarge, t. Ier, p. 154.

votre maître d'hôtel que des disputes des théologiens sur la grâce... Tout est perdu si elle s'entête du bel esprit et si elle se dégoûte des soins domestiques '. »

Quelle est donc l'éducation que le dix-septième siècle voulait donner aux femmes ? Une éducation conforme à leur vocation dans la vie. Or quelle est cette vocation? quels sont les emplois de la femme dans la famille? « Elle est, dit Fénelon, chargée de l'éducation de ses enfants, des garçons jusqu'à un certain âge, des filles jusqu'à ce qu'elles se marient ou se fassent religieuses, de la conduite des domestiques, de leurs mœurs, de leur service, du détail de la dépense, des moyens de faire tout avec économie et honorablement.... La plupart des femmes négligent l'économie comme un emploi bas qui ne convient qu'à des paysans ou à des fermiers, tout au plus à un maître d'hôtel ou à quelque femme de charge; surtout les femmes nourries dans la mollesse, l'abondance et l'oisiveté, sont indolentes et dédaigneuses pour tout ce détail : elles ne font pas grande différence entre la vie champêtre et celle des sauvages du Canada. Si vous leur parlez de vente de blé, de culture de terres, des différentes natures de revenus, elles croient que vous les voulez réduire à des occupations indignes d'elles. » Qu'on ne pense pas que ce soit seulement par le goût qu'il a des anciens que Fénelon parle ainsi. Les Pères de l'Église prêchent la science du ménage comme faisait Xénophon. Ils ne veulent pas mettre la femme dans le

1. Fénelon, Lettre à une dame de qualité sur l'éducation de sa fille.

cloître, ils ouvrent même volontiers la porte du gynécée; mais ils retiennent la femme dans l'enceinte de ses devoirs domestiques, et ils se gardent bien de la livrer au monde. Les Pères de l'Église, et saint Clément en particulier, dans son Pédagogue, se plaisent à répéter contre la femme du monde les railleries et les malédictions de la comédie grecque. « Le soin de leur famille et de leur domestique n'embarrasse guère ces sortes de femmes, dit le Pédagogue; elles ne sont attentives qu'à vider la bourse de leurs époux pour satisfaire à leurs folles dépenses. »

Pourquoi transcrire ici toutes ces citations? Est-ce pour prouver la conformité de la sagesse antique et de la sagesse chrétienne sur l'attachement que la femme doit avoir aux soins de la famille et du ménage? Est-ce par hasard que je trouve que toutes ces maximes d'économie et d'activité domestique seraient fort de mise dans la société de nos jours, si la société de nos jours voulait y donner quelque attention? Est-ce que j'ai la prétention de remettre en honneur la vieille et simple règle de Fénelon, qui veut que les femmes soient élevées d'une manière conforme à leur vocation dans le monde? A Dieu ne plaise! Je suis trop de mon temps pour ignorer que je prêche des convertis, la pire espèce des pécheurs. Notre société ne conteste pas l'excellence des vieilles maximes; seulement elle ne les suit pas, non par présomption ou parce qu'elle préfère des maximes contraires, mais par mollesse et par insouciance. Il y a encore de bonnes mères de famille et de bonnes ménagères; qui en doute? Mais celles-là mêmes élèvent soigneusement leurs filles à faire tout ce qu'elles ne feront plus une fois qu'elles

seront mariées, et à ne pas faire ce qu'elles auront à faire une fois qu'elles auront un ménage et une famille. L'éducation du couvent (je parle des anciens) était mauvaise, parce qu'elle ne préparait pas à la famille. L'éducation du monde ne prépare pas mieux à la famille. Nos filles sont bien heureuses d'avoir beaucoup de bon sens et de finesse: cela les sauve des dangers de l'éducation qu'elles reçoivent. Sans ce bon sens et cette finesse elles pourraient croire qu'elles n'auront jamais autre chose à faire dans le monde qu'à être belles et aimables, ce qui est le charme des honnêtes femmes, mais ce qui ne peut pas être leur occupation.

La prédication de cette grande science de l'économie, que Fénelon veut enseigner aux femmes, a, de nos jours surtout, un grand défaut : elle a l'air de s'opposer au luxe, qui est devenu une maxime d'État. Il faut de nos jours gagner et dépenser beaucoup, et cela au nom même des principes de l'économie politique, fort contraire en cela à l'ancienne économie domestique. Je n'ai rien à dire contre ces nouvelles règles, sinon qu'en transformant les hommes et les familles en grandes machines de circulation pour la richesse, il doit arriver nécessairement que les hommes et les familles, dans ce mouvement de circulation, seront soumis à une instabilité singulière. Je ne dis pas qu'il y ait de nos jours plus de pauvres et moins de riches qu'autrefois; je crois seulement que l'on est plus souvent riche et plus souvent pauvre qu'autrefois, que les familles sont sujettes à plus de révolutions, et que de cette manière, loin que l'instabilité dans l'État soit compensée par la stabilité

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