Page images
PDF
EPUB

tous les ennemis de Port-Royal; mais comme les docteurs de Port-Royal étaient de grands controversistes, et « qu'ils se servaient volontiers de la colère pour défendre la justice1, » ils prirent fort vivement à partie ce poëte comique et ce romancier qui s'érigeait en théologien; ils ne se bornèrent pas à attaquer le poëte, ils attaquèrent aussi la comédie, et cette attaque attira Racine dans la lice, de telle sorte que le débat s'engagea entre Port-Royal et Racine, c'est-à-dire entre les maîtres et l'élève, car Racine était élève de Port-Royal; mais il était poëte dramatique et ne pouvait souffrir que « les faiseurs de romans et les poëtes de théâtre fussent traités d'empoisonneurs publics, non des corps, mais des âmes. » C'était de ce nom que les austères controversistes de Port-Royal appelaient les auteurs dramatiques, et même, comme s'ils avaient songé à leur ancien élève, ils avaient dit que « plus le poëte a eu soin de couvrir d'un voile d'honnêteté les passions criminelles qu'il décrit, plus il les a rendues dangereuses et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes 2. >>

Racine avait à Port-Royal une tante qui ne lui épargnait pas les réprimandes sur son goût pour le théâtre; il paraît même qu'il n'était plus reçu à

1. Trait excellent du portrait d'Arnauld sous le nom de Timante dans la Clélie, t. VI, p. 1142.

2. Les Visionnaires, lettre première. Les Visionnaires, qui sont la suite des Imaginaires, sont des lettres faites par Nicole pour défendre Port-Royal contre Desmarets. Depuis les Provinciales, tous les débats se traitaient en lettres. La mode y était; mais les imitateurs restaient loin du modèle.

Port-Royal; il s'imagina que l'auteur des Visionnaires l'avait eu en vue en parlant des poëtes qui couvraient d'un voile d'honnêteté les passions criminelles. « Mon père prit cela pour lui, dit Louis Ra· cine dans ses notes sur la vie de son père ; il écouta un peu trop sa vivacité naturelle; il prit la plume, et sans rien dire à personne, il fit et répandit dans le public une lettre sans nom d'auteur, où il turlupinait ces messieurs de la manière du monde la plus sanglante et la plus amère. La lettre fit grand bruit ; les molinistes y battirent des mains et furent charmés d'avoir enfin trouvé ce qu'ils cherchaient depuis si longtemps et si inutilement, c'est-à-dire un homme dont ils pussent opposer la plume à celle de Pascal, bien fâchés cependant de ne pas connaître l'auteur de la lettre1... »

Il y a ici plusieurs traits à marquer pour l'histoire littéraire : la sévérité de Port-Royal contre la comédie et son attachement à la vieille tradition de l'Église; la vivacité de Racine encore jeune et dans son temps d'égarements et de misères, comme il le dit luimême plus tard dans une lettre à madame de Maintenon2, croyant défendre sa cause et même sa personne en défendant le théâtre, n'hésitant pas à rompre en visière à ses anciens maîtres et à se faire l'allié d'un mauvais poëte; les molinistes enfin ou les jésuites acceptant l'alliance avec le théâtre ou avec ses défenseurs: voilà ce qui dans la question appartient à l'histoire du temps. Mais à côté de cela

1. Racine, t. VI, édit. de La Harpe, 1807, p. 6.
2. Racine, t. VII, édit. de La Harpe, 1807, p. 517.

il y a les arguments qui appartiennent au sujet même du débat, les arguments pour le théâtre dans la lettre de Racine, les arguments contre dans Nicole.

En homme habile et qui devine tout l'art de la polémique, dès qu'il s'en mêle, Racine attaque l'austérité de Port-Royal bien plus qu'il ne défend le relâchement du théâtre, et même il ne commence point par justifier le théâtre, mais la poésie en général. «Nous connaissons, dit-il aux docteurs de Port Royal, l'austérité de votre morale; nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poëtes, vous en damnez bien d'autres qu'eux. Ce qui nous surprend, c'est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer. Eh! messieurs, contentez-vous de donner les rangs dans l'autre monde ; ne réglez point les récompenses de celui-ci. Vous l'avez quitté il y a longtemps. Laissez-le juge des choses qui lui appartiennent. Plaignez-le, si vous voulez, d'aimer des bagatelles et d'estimer ceux qui les font; mais ne leur enviez point de misérables honneurs auxquels vous avez renoncé. » Deux amis de Port-Royal, Dubois, le traducteur des Lettres de saint Augustin, et Barbier d'Aucourt, répondirent à Racine, et celui-ci, se piquant au jeu, fit une seconde lettre plus vive et plus mordante encore que la première, où, prenant les Provinciales pour des scènes de comédie (et il avait bien raison de les prendre ainsi): «Dites-moi, messieurs, qu'est-ce qui se passe dans les comédies? On y joue un valet fourbe, un bourgeois avare, un marquis extravagant, et tout ce qu'il y a dans le monde de plus digne de riséc.

J'avoue que le provincial a mieux choisi ses personnages; il les a cherchés dans les couvents et dans la Sorbonne; il introduit sur la scène tantôt des jacobins, tantôt des docteurs et toujours des jésuites. Combien de rôles leur fait-il jouer? Tantôt il amène un jésuite bonhomme, tantôt un jésuite méchant, et toujours un jésuite ridicule. Le monde en a ri pendant quelque temps, et le plus austère janséniste aurait cru trahir la vérité que de n'en pas rire. » Cette seconde lettre faite, Racine, avant de l'imprimer, alla la lire à Boileau. Celui-ci écouta de grand sang-froid, loua extrêmement le tour et l'esprit de l'ouvrage et finit en disant : « Cela est fort joliment écrit; mais vous ne songez pas que vous écrivez contre les plus honnêtes gens du monde. » « Cette parole, dit Louis Racine, fit aussitôt rentrer mon père en lui-même, et comme c'était l'homme du monde le plus éloigné de toute ingratitude et le plus pénétré des devoirs de l'honnête homme, les obligations qu'il avait à ces messieurs lui revinrent toutes à l'esprit: il supprima sa seconde lettre et sa préface et retira le plus qu'il put des exemplaires de la première lettre... Si jamais faute a pu être réparée par un repentir sincère, ç'a été certainement celle-là. J'ai été témoin du regret qu'il en a eu toute sa vie; il n'en parlait qu'avec une humilité et une confusion capables seules de l'effacer. » Le monument du repentir de Racine est son admirable Histoire de Port-Royal; mais je n'ai pu résister au plaisir de citer cette anecdote, qui honore Boileau et Racine, et qu fait que nous pouvons avoir avec eux le plaisir exquis pour l'âme d'estimer ce que nous admirons.

Les deux lettres de Racine, que nous n avons eu quelque sorte que malgré lui et contre le vœu de son repentir, ne font guère pour justifier les spectacles. La question est bien mieux traitée dans une lettre de Boileau en 1707. Il y avait eu entre Boileau, Massillon et M. de Montchesnay', une conversation sur les bons ou les mauvais effets du théâtre. Massillon, fidèle à la tradition de l'Église, proscrivait absolument la comédie; M. de Montchesnay était de l'avis de Massillon. Boileau défendait le théâtre, mais d'abord il commençait par distinguer soigneu. sement la comédie des comédiens. Du reste, vous avancez une maxime qui n'est pas, ce me semble, soutenable, disait-il à ses interlocuteurs (car sa lettre n'est évidemment que le résumé de sa conversation); c'est à savoir, qu'une chose qui peut produire quelquefois de mauvais effets dans des esprits vicieux, quoique non vicieuse d'elle-même, doit être absolument défendue, quoiqu'elle puisse d'ailleurs servir au délassement et à l'instruction des

1. Auteur d'un Boloana publié en 1743.

2. «Les spectacles sont-ils des œuvres de Satan ou des œuvres de Jésus-Christ?... Quoi ! les spectacles tels que nous les voyons aujourd'hui, plus criminels encore par la débauche publique des créatures infortunées qui montent sur le théâtre que par les scènes impures ou passionnées qu'elles débitent, les spectacles seraient les œuvres de Jésus-Christ! Jésus-Christ animerait une bouche d'où sortent des airs profanes et lascifs! Jésus-Christ formerait lui-même les sons d'une voix qui corrompt les cœurs! JésusChrist paraîtrait sur les théâtres en la personne d'un acteur ou d'une actrice effrontée, gens infâmes selon les lois des hommes !... Non! ce sont 1 des œuvres de Satan! » (Sermon sur le petit nombre des élus.)

« PreviousContinue »