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veté sont les plaisirs ou les consolations de la servitude, il fallait que les empereurs nourrissent et amusassent le peuple. Auguste fit donc aussi bâtir un cirque, et même il assistait aux jeux qui s'y donnaient, quia civile rebatur misceri voluptatibus vulgi, parce qu'il était de sa politique de se mêler aux plaisirs du peuple. Il n'y a que les bons empereurs qui osassent contenir ou contrarier le goût que le peuple avait pour les spectacles. Marc-Aurèle ne permit les jeux du cirque que le soir, de peur d'interrompre le travail et le commerce; mais le peuple murmura et dit que l'empereur voulait rendre tout le monde philosophe. Jusque dans les derniers temps, le théâtre et le cirque furent un des principaux soucis du gouvernement impérial, et Théodoric luimême, maître de l'Italie, continua avec soin cette tradition des empereurs. Il assigna des appointements aux comédiens et répara le cirque et le théâtre à Rome 1. Les malheurs de la guerre et de l'invasion n'interrompaient point les spectacles. Il y eut des villes prises par les barbares pendant que le peuple était au théâtre. A Antioche, sous Gallien, le peuple assistait, dans le cirque, aux bouffonneries d'un mime, quand tout à coup la femme du mime qui jouait. avec lui s'écria: Si je ne rêve, voilà les Perses! En effet, c'étaient les Perses qui pillaient et brûlaient la ville, et qui commencèrent à massacrer les spectateurs. A Carthage, ce fut aussi pendant une représentation du cirque que la ville fut prise par les Vandales, si bien que les cris de ceux qu'on massacrait

1. Voyez les lettres de Cassiodore, liv. III.

se mêlaient, dit Salvien, aux cris de ceux qui applaudissaient dans le cirque: confundebatur vox morienlium voxque bacchantium, ac vix discerni poterat plebis ejulatio quæ cadebat in bello et sonus populi qui clamabat in circo1. Trèves enfin ayant été plusieurs fois saccagée par les barbares, les habitants qui survivaient à ces désastres demandaient aux empereurs des jeux du cirque en dédommagement et en consolation de leurs malheurs, qui excidio superfuerant quasi pro summo deletæ urbis remedio circenses ab imperatoribus postulabant 2. La fureur du plaisir est la dernière énergie dont soient capables les vieilles sociétés.

Les pères de l'Église sont plus sévères encore contre le théâtre que les philosophes anciens. Je n'en suis pas étonné ils sont plus sévères gardiens des mœurs, et en outre le théâtre se rattachait à la mythologie par tant de liens, qu'en attaquant le théâtre, les pères de l'Église attaquaient l'idolâtrie; mais je ne veux pas résumer leurs arguments, qui se retrouvent dans la controverse du dix-septième et du dix-huitième siècle. Le débat en effet s'est engagé dans ces deux siècles, prenant dans chaque siècle la forme du temps au dix-septième siècle, il est entre les théologiens; au dix-huitième, entre les philosophes.

Un des confidents, et je dirais volontiers un des employés littéraires du cardinal de Richelieu, l'abbé d'Aubignac, auteur de la Pratique du théâtre, fit par

1. Salvien, de Gubernatione Dei, liv. vi.

2. Ibid.

l'ordre de Richelieu un projet de réforme du théâtre. Dans ce projet, il traite des mauvais effets des spectacles et propose les moyens d'y remédier ces moyens sont curieux à connaître. On y sent le génie impérieux et despotique de Richelieu, qui voulait tout diriger et tout organiser. En fondant l'Académie française, il voulait administrer les lettres; en faisant faire un plan de réforme pour le théâtre, il voulait administrer les spectacles. L'esprit des lettres est si naturellement libéral, que l'Académie française, que Richelieu avait faite pour l'autorité, a vécu et vit par la liberté. Quant au théâtre, Richelieu mourut avant d'en avoir fait la réforme; mais l'abbé d'Aubignac nous en a conservé le plan. Richelieu, dans ce projet, commence, soit comme cardinal, soit comme ministre, par relever le théâtre et les acteurs de la censure qui les frappait. « Une déclara- . tion du roi, dit-il, portera d'une part que, les jeux du théâtre n'étant plus un acte de fausse religion et d'idolâtrie comme autrefois, mais seulement un divertissement public, et d'un autre côté, les représentations étant ramenées à l'honnêteté et les comédiens ne vivant plus dans la débauche et avec scandale, Sa Majesté lève la note d'infamie décernée contre eux par les ordonnances et arrêts1. » Cependant, pour que les comédiens méritent la réhabilitation qui leur est accordée, l'abbé d'Aubignac propose plusieurs mesures: « 1° qu'il soit interdit aux filles de monter sur le théâtre, si elles n'ont leur

1. Projet du théâtre, à la suite de la Pratique, par l'abbé d'Au- ` bignac, t Ier, p. 354.

père ou leur mère dans la compagnie; 2° que les veuves soient obligées de se remarier six mois après l'accomplissement de leur année de deuil, et qu'elles ne jouent pas pendant leur année de deuil; 3° Sa Majesté établira une personne de probité et de capacité comme directeur, intendant ou grand-maître des théâtres et des jeux publics en France, qui aura soin que le théâtre se maintienne en l'honnêteté, qui veillera sur les actions des comédiens et qui en rendra compte au roi pour y donner l'ordre nécessaire. »

Ce grand-maître des théâtres (et je ne voudrais pas répondre que le bon abbé d'Aubignac n'attachât pas à la création de la grande-maîtrise des théâtres quelque espérance personnelle; c'est l'ordinaire des faiseurs de plans de s'y ménager toujours quelque place, comme les anciens peintres se mettaient volontiers eux-mêmes dans un coin de leurs tableaux), ce grand-maître des théâtres a toute sorte d'attributions importantes et diverses; il choisit les acteurs « et les oblige d'étudier la représentation des spectacles aussi bien que les récits et les expressions des sentiments, afin qu'on n'y voie rien que d'achevé; » il lit les pièces des poëtes déjà accrédités et << en examine l'honnêteté et la bienséance, le reste y demeurant au péril de leur réputation. Pour les nouveaux poëtes, leurs pièces sont examinées par le grand-maître et réformées selon ses ordres1. >> Le grand-maître est également chargé « de trouver un lieu commode et spacieux pour dresser un théâtre selon les modèles qui seront donnés à l'exemple des

1. Projet de théâtre, à la suite de la Pratique, p. 355.

anciens... Autour de ce théâtre seront bâties des maisons pour loger gratuitement les deux troupes de comédiens nécessaires à la ville de Paris. >>

Je ne veux faire aucune comparaison malséante; mais quand je vois ce projet de théâtre et même de phalanstère dramatique, si je puis ainsi dire, proposé par un abbé à un cardinal, il m'est impossible de ne pas penser qu'à cette époque, où la vie religieuse refleurissait dans les couvents par les réformes de quelques grands chefs d'ordre, l'idée d'imiter les institutions monastiques s'étendait à tout, même au théâtre, et que le bon abbé d'Aubignac se faisait en quelque sorte prieur d'une congrégation dramatique qu'il s'agissait de réformer.

Le goût public épura le théâtre mieux que ne l'aurait fait le grand-maître1. Cependant l'Église continua à être sévère contre le théâtre. Nicole et Bossuet interdisent sans hésiter les spectacles et les déclarent dangereux pour les mœurs. La controverse soutenue sur ce sujet en 1666 par Nicole et en 1694 par Bossuet mérite une attention particulière.

En 1665, Desmarets de Saint-Sorlin, auteur des Visionnaires et du poëme de Clovis, s'étant fait dévot, avait attaqué et calomnié les jansénistes. Cette manière de faire pénitence de ses péchés sur le dos des jansénistes donna aussitôt pour alliés à Desmarets

1. Un de nos jeunes professeurs, M. Boissière, a montré tout récemment (Athenæum français du 24 juin) comment, sous l'inspiration du goût public, Corneille, dans les éditions successives de son théâtre, avait épuré son style. Cette collation des éditions de Corneille de 1633 à 1682, quoique faite seulement sur Mélite, et une excellente leçon de critique.

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