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forme, il advenait toujours que, le meurtre une fois bien constaté, les meurtriers étaient déclarés être des inconnus. Un crime avait-il été commis qui avait eu pour témoin toute une ville, ceux qu'on interrogeait à cet égard étaient amenés par la terreur soit à déclarer qu'ils ne savaient rien, soit à taire le nom des coupables! Et de là vient, comme le remarque amèrement Fréron 1, que pas un seul mandat d'arrêt ne fut lancé, dans tout le Midi, par les représentants du peuple ou les juges de paix contre les auteurs ou complices de tant d'assassinats, dont les procès-verbaux existent, pour l'éternel opprobre des hommes investis, en ce temps-là, de l'autorité publique.

Quant à la Convention, elle avait perdu le pouvoir d'arrêter les excès des contre-révolutionnaires et semblait en avoir perdu jusqu'à la volonté. Vainement Legendre, dans la séance du 4 messidor anIII (22 juin 1795), demanda-t-il comple au gouvernement des mesures prises pour mettre un terme au règne des assassins'; vainement Tallien lui-même, sur qui pesait le souvenir des massacres de septembre, s'éleva-t-il contre ceux du Midi : Tallien et ses pareils se trouvaient avoir fait avec la Terreur blanche, au 9 thermidor, un pacte affreux qu'il ne dépendait plus d'eux de rompre. Il fallut que l'insurrection de vendémiaire vînt, dans leurs alliés les royalistes, leur montrer des ennemis, pour qu'ils se décidassent enfin à protester avec un peu d'ensemble contre des horreurs qui déshonoraient leur domination; mais, même alors, tout se borna de leur part à des paroles vaines.

C'est ainsi que, dans la séance du 29 vendémiairealors que, levant enfin le masque, le royalisme venait d'être momentanément vaincu - Marie-Joseph Chénier,

Note de Fréron, au bas de la lettre à lui adressée par l'accusateur public du tribunal criminel des Bouches-du-Rhône, numéro 8 des pièces justificatives à la suite de son Mémoire.

2 Voy. le Moniteur, an III, numéro 278.

après avoir présenté à la Convention, touchant les crimes qui avaient ensanglanté le Midi et le centre de la France, un tableau à faire dresser les cheveux, conclut... à quoi? à la destitution des fonctionnaires publics qui auraient toléré l'assassinat, et à la traduction des assassins devant les tribunaux'! C'était avouer à la face du monde que, jusqu'alors, l'assassinat pour le compte du royalisme avait eu droit d'impunité! Et puis, était-ce donc assez que de menacer de destitution des magistrats protecteurs systématiques du crime? Contre eux, c'était la mise en accusation qu'il fallait, ainsi que le fit observer Bentabolle, appuyé en cette occasion par Legendre".

Ce fut dans cette séance qu'André Dumont, ardent à empêcher la publication des atrocités commises par les royalistes, s'écria : « Est-il donc nécessaire d'épouvanter le monde et la postérité3? »

Ce fut aussi dans cette séance que, pour couvrir la masse des fonctionnaires prévaricateurs, Thibaudeau dit qu'il ne pouvait y avoir, dans une aussi vaste conspiration, que de grands coupables à punir*. »

Or, ces grands coupables à punir, chacun les connaissait, chacun les pouvait montrer du doigt, chacun avait entendu leurs noms répétés, d'un bout de la France à l'autre, par mille échos lugubres. Ce dut être un terrible moment pour Cadroy, que celui où Pélissier, après l'avoir sommé de dire par quelles mesures il avait cherché à prévenir ou à arrêter les égorgements, ajouta : « Quant à nous, députés de ces départements, nous ne savions qu'imparfaitement la vérité; il semblait que toute correspondance fût interceptée, et si nous recevions quelquefois des lettres de nos parents et de nos amis, elles étaient

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▲ Ibid., an IV, numéro 55.

humides de leur sang et de leurs larmes'. » Ce dut être un terrible moment pour Chambon, que celui où Blanc (des Bouches-du-Rhône) lui demanda s'il n'était pas vrai que plusieurs des égorgeurs eussent mangé à sa table". Car, à cette question, que pouvait-il répondre, lui qui avait reçu publiquement, à sa table, dans ses bureaux, dans sa voiture, l'infâme Rolland par qui avaient été dirigés les massacres des prisons d'Aix 3?

Il existe, à la charge de Chambon, un document historique d'une gravité accablante; c'est l'ordre, signé par lui, de distribuer six cents sabres à la Compagnie du Soleil. Il est à remarquer que, sur le manuscrit, les mots du Soleil sont effacés par un trait de plume, et les mots Compagnie franche substitués de la sorte à ceux de Compagnie du Soleil. Mais en effaçant le nom, on entendait si peu effacer la chose, que, d'après l'ordre en question, les sabres devaient être distribués à un nommé Bon, connu pour être le lieutenant de la bande organisée en vue de l'assassinat. Et ce qu'il importe aussi de noter, c'est que la sinistre livraison fut faite postérieurement à la tragédie du fort Saint-Jean, comme si ce n'était pas assez de sang versé, assez de crimes, assez d'horreurs'!

Et pourtant, c'est ce Chambon, qui dans la séance du 29 vendémiaire que nous venons de rappeler, osa parler des efforts par lui tentés pour prévenir le désordre. Mais Pélissier: «Quels sont les assassins que tu as fait punir?»> A cette foudroyante question, le Moniteur ne nous apprend pas que Chambon ait rien répondu. Il se contenta de dire qu'il avait, pour se justifier, beaucoup de pièces

1 Moniteur, an IV, numéro 34.

2 Ibid.

5 Voy. la dénonciation des Marseillais au Conseil des Anciens, séance du 17 frimaire, an IV.

4 L'arrêté de Chambon est donné textuellement dans le numéro 3 des pièces justificatives à la suite du Mémoire de Fréron. L'ordre est daté du 23 prairial.

« dont la lecture serait trop longue et fastidieuse', »> ajoutant qu'il était en état de répondre à toutes les calomnies. Blanc (des Bouches-du-Rhône) lui cria : « Des cadavres ne sont pas des calomnies 2 ! »

Ce qui est certain, c'est que la conduite de Cadroy et de Chambon ne donna pas même lieu à une enquête. Dans la séance du Conseil des Cinq-Cents du 5 frimaire an IV (25 novembre 1795), l'Assemblée, après avoir entendu la dénonciation portée contre eux par une députation de Marseillais, déclara, sans plus ample informé, qu'il n'y avait pas lieu de délibérer. Il est vrai que la fameuse phrase « Armez-vous des ossements de vos pères » avait été attribuée par les dénonciateurs à Cadroy, tandis qu'elle était d'Isnard; sur quoi, André Dumont s'était hâté de dire : « Puisqu'il est prouvé que la dénonciation repose sur des faits faux, etc. » Cela n'avait été nullement prouvé seulement, un de ces faits avait été rapporté d'une manière inexact, non quant aux paroles prononcées, mais quant à celui qui les prononça. Il n'en fallut pas davantage : on écarta l'accusation, et les coupables n'eurent à comparaître que devant la justice de l'Histoire. La Révolution n'avait point pardonné à Carrier de s'être souillé de sang à son service: les Carrier de la contre-révolution furent amnistiés par elle !

Rien de plus misérable que les raisons par lesquelles Thibaudeau, dans ses Mémoires, cherche à expliquer << comment la Convention, après avoir fait justice des noyades de Nantes, laissa impunis les égorgements du Midi. » C'est, dit-il, qu'elle craignait moins les Terroristes royaux que les Terroristes révolutionnaires "... Il·

1 Moniteur, an IV, numéro 34.

2 Ibid., an IV, 35.

5 Voy. le Moniteur, an IV, numéro 84.

4 Mémoires de Thibaudeau, t. I, chap. xvii, p. 240.

5 lbid.

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ne me venait pas à la pensée que le royalisme pût renaitre de ses cendres 1. » Mais, comme le remarquent avec raison les auteurs de l'Histoire parlementaire, il est bien étrange que les Thermidoriens ne se soient pas aperçus des progrès du royalisme par eux déchaîné, alors que le royalisme se faisait jour partout à coups de poignard; el puis, à supposer qu'on ne craignît point de le voir revivre, était-ce donc une raison pour qu'on lui permît de pratiquer publiquement l'assassinat? Quant au second motif, tiré de ce que la Convention, contrainte de garder un milieu entre deux écueils et en guerre avec ellemême, ne pouvait ce qu'aurait pu, peut-être, un homme juste et vigoureux, nous dirons avec les auteurs de l'Histoire parlementaire, qu'à l'époque de la Terreur blanche, c'est à peine s'il existait un côté gauche dans la Convention, dominée qu'elle était souverainement par une majorité composée de Girondins et de royalistes, unis à tous les républicains corrompus, à tous les révolutionnaires apostats.

La vérité est que les Thermidoriens s'asservirent au royalisme jusqu'au jour, où, se croyant désormais assez fort pour marcher seul, le royalisme fit mine de se passer d'eux. Et c'est ce que le choix de leurs agents prouva de reste. Fréron a publié dans son livre les arrêtés par lesquels Durand de Maillane, représentant en mission dans le département du Var, ouvrit la France à cent vingt-huit émigrés, sous prétexte que c'étaient des fugitifs du 31 mai, de malheureux réfugiés républicains. Or, sur la liste de ces prétendus fugitifs du 31 mai figuraient les noms de François Barallier, Louis-Jean Mauvie, François Panon, André-Victor Barrat, Jean Macadré, Ferrand de More, Vidal, Doudun, qui tous avaient signé

Mémoires de Thibaudeau, t. I, p. 241.

2 Hist parl., t. XXXVI, p. 411.

Mémoires de Thibaudeau, t. 1, p. 241.

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