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après eux un grand nombre de hussards à pied et de grenadiers1.

Selon le duc de Montpensier, qui, dans cette partie de son récit, parle de choses qu'il ne vit pas, puisqu'il était dans sa chambre, les représentants, dès qu'ils furent entrés dans le fort, crièrent aux assassins : « Au nom de la loi, cessez cet horrible carnage! cessez de vous livrer à ces vengeances odieuses ! » A quoi plusieurs auraient répondu : « Si la loi nous avait fait justice de ces scélérats, nous n'aurions pas été réduits à la nécessité de nous la faire nous-mêmes. Maintenant, le vin est tiré, il faut le boire. » Et les représentants auraient alors « ordonné l'arrestation de ces forcenés 2. >>

Mais cette version est formellement contredite par les déclarations que firent devant la justice les grenadiers qui accompagnaient les représentants, et qui parlent, eux, des choses qu'ils virent et entendirent.

Appelé comme témoin, Uris Bruno, volontaire au 1er bataillon de Loir-et-Cher, déposa en ces termes :

<< Les représentants et grenadiers s'arrêtèrent devant la cantine. La place était remplie de massacreurs qui égorgeaient. Cadroy leur dit : « Qu'est-ce que ce bruit? « Est-ce que vous ne pouvez pas faire ce que vous faites, en « silence? Cessez ces coups de pistolet. Qu'est-ce que c'est << que ces canons? ça fait trop de bruit et met l'alarme <<< dans la ville. >> Il entre ensuite dans la cantine, et, après en être sorti, il dit aux égorgeurs: «Enfants du Soleil, « je suis à votre tête. Je mourrai avec vous, s'il le faut. « Mais, est-ce que vous n'avez pas eu assez de temps? Cessez. «Il y en a assez. » Les égorgeurs l'entourèrent en criant, et alors il leur dit : « Je m'en vais, faites votre ouvrage3.>>

1 Mémoires du duc de Montpensier, p. 151.

3

2 Ibid., p. 151 et 152.

Déposition d'Uris Bruno, reproduite numéro 5 des pièces justificatives à la suite du Mémoire de Fréron.

Divers grenadiers altestèrent avoir entendu Cadroy dire aux assassins : « Lâches que vous êtes ! Vous n'avez pas encore fini de venger vos pères et vos parents. Vous avez cu cependant tout le temps qu'il fallait pour cela1. »

Dans la dénonciation des Marseillais contre Cadroy au Conseil des Cinq-Cents, séance du 17 frimaire, an IV, on lit : « Quand Cadroy feignit de reprocher aux assassins tant d'épouvantables homicides, pourquoi souffrit-il que les égorgeurs lui reprochassent en face de les avoir ordonnés ? » Cadroy, qui était présent lorsque cette dénonciation fut lue à l'Assemblée, nia le fait; et Isnard, dans le discours qu'il prononça pour défendre son collègue, prétendit n'avoir rien entendu de semblable. Mais ni l'un ni l'autre n'eurent rien à répondre à cette terrible interpellation de Bentabolle : « Pourquoi les auteurs du massacre ne furent-ils pas poursuivis? Pourquoi aucun d'eux ne fut-il arrêté? Pourquoi les administrateurs complices de ces horreurs furent-ils laissés en place1?

C'est peu : : de la déposition du commandant Le Cesne, il résulte que lui et plusieurs de ses grenadiers ayant arrêté quelques-uns des assassins qu'ils prirent en flagrant délit, Cadroy les leur arracha des mains et les fit mettre en liberté3.

Toutefois, l'indignation des soldats était si grande, qu'ayant cerné quatorze meurtriers, ils allaient en faire justice, lorsque le commandant Pactod, accourant, remarqua qu'il fallait que ces assassins fussent punis légalement, servissent d'exemple... Deux jours après, ils étaient élargis*!

Ce que le rapprochement et l'ensemble des témoi

Déposition de Le Cesne, commandant des grenadiers qui entrèrent dans le fort, numéro 5 des pièces justificatives à la suite du Mémoire de Fréron.

2 Voy. le Moniteur, an IV, numéro 84.

Déposition de Le Cesne, ubi suprà.

gnages établissent d'une manière décisive, surtout à l'égard de Cadroy, c'est que, dans ce drame épouvantable, le rôle des représentants officiels de la faction dominante fut celui d'hommes qui poussent au crime, en favorisent le résultat, n'osent en accepter la responsabilité sanglante, et en protégent les auteurs tout en affectant de les gourmander. La scène suivante, que le duc de Montpensier raconte comme témoin oculaire, cette fois -a quelque chose de singulièrement caractéristique. << Les représentants ayant demandé où était le commandant du fort, on leur apprit qu'il était enfermé dans une chambre en haut et ils s'y firent conduire. Ces représentants étaient Isnard et Cadroy. En entrant dans notre chambre, ils demandèrent au commandant compte de sa conduite, et ils parureut convaincus de l'impossibilité où il avail été de s'opposer à cette horrible scène; puis, s'asseyant sur nos lits, et se plaignant de l'excessive chaleur, ils demandèrent à boire. On leur apporta du vin. Isnard le repoussa, en criant d'un ton tragique : « C'est du sang!» On lui offrit ensuite de l'anisette, et il l'avala sur-lechamp... Cinq ou six massacreurs arrivèrent tout couverts de sang. « Représentants, dirent-ils, laissez-nous <<< achever notre besogne: cela sera bientôt fait, et vous <<< vous en trouverez bien. Misérables, vous nous <<< faites horreur. Nous n'avons fait que venger nos pères, nos frères, nos amis, et c'est vous-mêmes qui « nous y avez excités. Qu'on arrête ces scélérats, >> s'écrièrent les représentants. On en arrêta en effet quatorze, mais ils furent relâchés deux jours après1. >>

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Parmi les victimes, quelques-unes avaient des assignats et des bijoux : les égorgeurs, leur œuvre achevée, volèrent ceux qu'ils avaient tués, ayant avec grand soin dépouillé chaque cadavre.

1 Mémoires du duc de Montpensier, p. 152.

* Déposition d'Uris Bruno. - Mémoire de Fréron, p. 49.

Le lendemain, l'aspect du fort était celui d'un champ de bataille. On y voyait d'affreuses mares de sang, et << pour que rien ne manquât à l'horreur de ce lieu, écrit le duc de Montpensier, l'air y était empesté par la fumée qui s'exhalait des cachots brûlés. » Le prince ajoute : « Ce fut seulement alors que nous découvrîmes avec horreur sous nos lits et quelques-unes de nos chaises trois ou quatre poignards ensanglantés jusqu'à la garde1»>

C'est à peine s'il est nécessaire de dire que dans ce carnage engendré par une aveugle furie furent enveloppés beaucoup de malheureux auxquels, même au point de vue des meurtriers, on n'avait rien à reprocher. Il est à noter, par exemple, qu'au nombre de ceux qui tombèrent sous les coups des assassins royalistes, se trouvait un cordonnier qui n'était enfermé que pour avoir crié : Vive le roi'!

Le procès-verbal du massacre donne une liste nominale de quatre-vingt-huit personnes égorgées; mais dans cette liste funèbre ceux-là ne figurent point qu'il fut impossible de retrouver ou de reconnaître, leurs cadavres ayant été brûlés en tout ou en partie. On porte à deux cents le nombre total des prisonniers qui périrent dans cette effroyable journée *.

<< Plusieurs victimes du massacre, écrit le duc de Montpensier, survécurent deux ou trois jours, et expirèrent ensuite dans des souffrances d'autant plus affreuses qu'on ne s'empressa nullement de les soulager. » Un de ces infortunés, qui se mourait, s'adressant au jeune prince, lui dit : «Faites-moi donner du secours, ou qu'on m'achève, car rien ne peut égaler les tortures que j'éprouve.» Le duc Mémoires du duc de Montpensier, p. 153.

2 Ibid.

3 Ibid.

4 Fréron, Mémoire, etc. p. 50.

p. 448.

Nougaret, Hist. Abrég., liv. XXIV,

Mémoires du duc de Montpensier, p. 153.

de Montpensier court chez le commandant du fort, qui à ses observations répond brutalement qu'il a fait demander un chirurgien et que ce n'est pas sa faute si le chirurgien n'arrive pas. Il arriva... trop tard'.

Les survivants furent laissés les pieds dans le sang de leurs compagnons, et pendant vingt-quatre heures, il ne leur fut rien donné à manger'. Pour comble d'infamie, les assassins se donnèrent le plaisir d'aller les insulter et les menacer. Un des meurtriers, nommé Bouvas, disait à un des détenus, nommé Fassy, quelques jours après le massacre : « J'ai dans une boîte l'oreille de ta femme: si tu veux, je te la montrerai. >>

Qu'ajouter au tableau de tant d'abominations? Les grenadiers qui avaient arrêté le cours des assassinats, furent, qui le croirait? dénoncés au club royaliste de la ville comme des Terroristes, des buveurs de sang*; et ce même club, ayant appelé dans son sein les quatorze égorgeurs qu'on avait arrêtés, puis élargis, leur décerna une

couronne.

Quelque horribles que soient les forfaits qui viennent d'être racontés, on arrive presque à concevoir qu'ils aient été possibles quand on songe à l'impunité que leur assurait d'avance la composition des justices de paix et des tribunaux sous l'empire de la réaction thermidorienne. La partialité criminelle des autorités judiciaires était un fait si éclatant, que, lorsqu'elles intervenaient pour la

Mémoires du duc de Montpensier, p. 153.

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2 Moniteur, an IV, numéro 32, séance du 27 vendémiaire. Déclaration de Pâris d'Arles, numéro 6 des pièces justificatives à la suite du Mémoire de Fréron.

3 Lettre de neuf prisonniers du fort Saint-Jean à Fréron, numéro 7 des pièces justificatives à la suite de son Mémoire.

* Déposition de Le Cesne, numéro 5 des pièces justificatives à la suite du Mémoire de Fréron.

Les Marseillais au Conseil des Cinq-Cents, séance du 17 frimaire,

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