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que les tribunaux, paralysés, ne se sont pas senti la vigueur nécessaire pour rendre la justice, et que l'anarchie, avide de troubles et repoussant toute police, a succédé au pouvoir arbitraire... A quoi bon se le dissimuler, représentants, vos ennemis existent, ils sont nombreux, ils lèvent audacieusement la tête... Vos lâches, vos implacables adversaires, ces émigrés, qui ont traîné de cour en cour, de ville en ville, la fureur, l'ignominie et le scandale, les émigrés, vous dis-je, ne cachent plus leur coupable espoir; ils se flattent que tout va changer; ils annoncent leur prochain retour en France; ils assurent que leurs amis sont puissants dans la République... On nous écrit de Suisse que des émigrés célèbres, dont le nom ne doit pas être prononcé à cette tribune, ont osé rentrer sur le territoire français... Les religions sont du domaine de la conscience; mais lorsque une opinion religieuse devient un prétexte pour violer la loi, ce n'est pas l'opinion religieuse que le législateur doit punir, c'est la loi violée qu'il doit venger. Eh bien, de toutes les frontières, des hommes déportés pour n'avoir pas voulu se soumettre aux décrets rendus par l'Assemblée constituante, pour avoir refusé de faire partie du corps social, rentrent aujourd'hui sur le territoire français, ils se répandent dans les villes, mais surtout dans les campagnes, où la faiblesse crédule est sans défense contre la séduction; ils abusent de leur influence sur les âmes faibles; ils jettent la terreur dans les consciences; et, par un moyen d'autant plus puissant qu'il est secret, ils soulèvent contre la Convention nationale tous les préjugés, toutes les passions, tous les mécontentements, qu'ils prennent soin d'irriter. Ce ne sont plus des hommes ordinaires, ce sont des apôtres persécutés, ce sont des martyrs de la religion de nos pères. Cependant, eux-mêmes persécutent ceux d'entre les prêtres catholiques qui ont lié leur sort aux destinées de la Révolution; et, en même temps,

ils prêchent la révolte, ils provoquent ouvertement à la royauté1. »

Chénier montrait ensuite l'anarchie partout transformée en moyen de royalisme; le désarmement qui avait été ordonné contre les agents de la Terreur étendu à des patriotes courageux et purs; l'esprit de vengeance déchaîné; la liberté combattue à outrance par une coalition de journalistes; le président de la Convention assailli de lettres anonymes, infectées de venin et noires d'injures; les départements du Dauphiné et de la Bretagne inondés de manifestes séditieux, et le département du Rhône abandonné à une dictature d'assassins 2.

Voilà en quels termes, les Thermidoriens, le 11 floréal an III (30 avril 1795), décrivaient eux-mêmes, par l'organe de Chénier, l'état déplorable où leur domination avait conduit la République.

Comme remède au mal, il fut décrété, sur la proposition de l'orateur des Comités, que tout émigré trouvé sur le territoire de la République serait traduit devant les tribunaux et jugé suivant la loi. Devait être frappé de la même peine que les émigrés, quiconque, ayant été déporté, serait rentré en France; et cette disposition comminatoire fut, sur la proposition de la Reveillère-Lepeaux, étendue aux prêtres condamnés à la déportation, malgré l'observation de Merlin (de Douai) qu'il fallait prendre garde d'exciter une nouvelle Vendée ".

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Ces mesures intimidèrent-elles les royalistes? C'est ce dont on peut juger par ce fait, que le massacre des prisonniers de Roanne eut lieu cinq jours après le rapport de Chénier et le décret qui en fut la suite.

Encore si les massacreurs avaient daigné déguiser leurs projets ultérieurs ! Mais non comme on l'a vu par

1 Moniteur, an III, numéro 225.

2 Moniteur, an III, numéros 225 et 226. 5 Moniteur, an III, numéro 226.

la lettre de Gonchon, ils se vantaient bien haut de marcher à l'extermination de tous les républicains, y compris Lanjuinais.

Jusqu'où ne porteraient pas l'audace de leurs fureurs, des hommes capables de viser Lanjuinais à la tête? Les Thermidoriens commencèrent à trembler pour euxmêmes; et la Convention, qu'ils dominaient en ce moment, décréta, sur un second rapport de Chénier, que les pouvoirs de tous les corps administratifs séant dans la commune de Lyon seraient suspendus; que le maire, le substitut de l'agent national de la Commune, et l'accusateur public du tribunal criminel se rendraient sans délai à la barre de la Convention pour y rendre compte de leur conduite; que l'état-major de la garde nationale serait cassé; enfin, que les auteurs du massacre commis à Lyon, et les membres de la compagnie d'assassins, dite « Compagnie de Jésus,» seraient livrés dans les vingtquatre heures, pour être jugés par le tribunal criminel

de l'Isère 1. >>

En même temps, le journal du Bonhomme Richard, organe du parti dominant, s'écriait : « Bons citoyens des départements, imitez, imitez au plus tôt les Parisiens. Écrasez l'hydre nouveau qui vient de naître, et dont la tête est à Lyon, la queue chez les Chouans". >>

Quand la balle est une fois lancée, s'imaginer qu'on la rappellera suivant son caprice est folie. Les Thermidoriens, en croyant qu'ils pourraient arrêter la réaction juste au point qui convenait à leur politique, avaient commis une erreur dont les royalistes prirent soin de leur démontrer l'étendue. Les décrets destinés à punir l'assassinat ou à le prévenir allant contre un torrent dont le lit avait été creusé par ceux-là mêmes qui les rendaient,

1 Décret du 6 messidor, an III, (Moniteur, an ¡II, numéro 280.) 2 Journal du Bonhomme Richard, numéro 3.

n'empêchèrent rien, ne punirent rien, et, n'intimidant personne, ne protégèrent personne. A Paris et dans le Nord, les assassins furent tenus en respect, parce que, à Paris et dans le Nord, la Révolution n'était pas encore entièrement désarmée; mais tout le Midi fut livré aux poignards. Malheur à ceux qui, dans la Révolution, avaient joué un rôle quelconque, ou seulement fait acte d'adhésion aux principes qu'elle avait proclamés! Quelque bornée qu'eût été leur influence, quelque inoffensive qu'eût été leur conduite, quelque obscure que fût leur condition, une mort tragique les attendait; car on ne les tuait point uniquement pour ce qu'ils avaient fait, on les tuait pour ce qu'ils avaient été, ou étaient, ou étaient soupçonnés d'être. Dresser la liste des victimes eût été impossible : Prudhomme, dans son funèbre livre, et Fréron, dans son Mémoire sur les massacres du Midi, n'ont pu enregistrer qu'un certain nombre de faits, ils n'ont pu recueillir qu'un certain nombre de noms; et néanmoins cette nomenclature, tout incomplète qu'elle est, fait frémir. Ici, ce sont des adolescents, presque des enfants, qui périssent hachés à coups de sabre ou percés de coups de baïonnette; là, ce sont des femmes qu'on égorge de sangfroid. Des hommes désignés comme Jacobins sont-ils arrêtés, on épie le moment où ils seront conduits à la prison et on les massacre en chemin. Des cadavres trouvés çà et là le long de toutes les routes attestent, dans ces malheureuses contrées, l'ubiquité de l'assassinat1.

Les prisons du moins servirent-elles de refuge aux victimes? Non l'aimant n'attire pas le fer avec plus de force, que les prisons n'attiraient les meurtriers; « et l'aspect de ces tragédies était encore plus sinistre

1 Voyez Prudhomme, tome VI, p. 133 et suiv. Voy. aussi Fréron, numéro premier des pièces justificatives de son Mémoire sur les massacres du Midi, contenant les procès-verbaux de divers assassinats.

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dans les cachots, où, à l'exception du geôlier consterné, l'action se passait entre Marius et le Cimbre. L'assassin s'arrêtait quelque temps sur le seuil pour exercer son regard à l'obscurité du souterrain; il le promenait ensuite avec une cruelle activité dans tous les recoins, jusqu'à ce qu'il eût à demi discerné sur une poignée de paille quelque chose de vivant qui palpitait d'épouvante. Alors le tigre bondissait, et l'on n'entendait plus qu'un gémissement..... Un aubergiste de Saint-Amour, nommé Tabé, gémissait malade sur un mauvais pliant dans un des angles les plus retirés de la prison, protégé par les ténèbres où on l'avait caché... La troupe s'éloignait. Tout à coup la rumeur reflue vers son lit, car ils avaient oublié quelque chose. « Tabé! Tabé! » crient des voix furieuses. Une balle part et lui fracasse le bras. Il se relève en s'appuyant de l'autre bras, et montrant sa poitrine: <«< c'est ici qu'il faut frapper, » dit-il. Cette fois, on eut l'humanité de le tuer à bout portant 1! »

Et il ne faut pas croire que le seul crime des hommes qui représentaient alors dans les provinces l'esprit du parti vainqueur et en exerçaient le pouvoir, fût de s'abstenir à la tête de cette réaction de forcenés, on trouve, l'encourageant et la dirigeant, les Commissaires mêmes de la Convention, telle que le 9 thermidor l'avait faite, c'est à-dire le féroce Cadroy; l'ex-girondin Isnard, dont l'exaltation avait redoublé d'intensité en changeant d'objet, et Chambon, qui le 21 floréal (10 mai) écrivait à la Convention: « Combien je gémis de la lenteur des formes!.... Ces longueurs irritent les meilleurs esprits. Frappez donc un coup général 2. »

Chambon n'eut pas longtemps à gémir de la lenteur des formes le jour même où il s'exprimait ainsi, les Com

1 Charles Nodier, Souvenirs de la Révolution et de l'Empire, t. I, p. 131,

2 Moniteur, an III, numéro 241.

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