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Or, ce qui lui fut dit à cet égard est réfuté de la manière suivante dans l'interrogatoire que subit, en 1834, devant les tribunaux, Lasne, un des successeurs de Laurent :

« LE PRÉSIDENT: A quelle époque avez-vous été préposé à la garde du Dauphin?

<«<LASNE : En fructidor, an III.

<< LE PRÉSIDENT: Était-il malade quand vous êtes arrivé ?

2

«LASNE Depuis deux mois. Un nommé Laurent avait gardé le prince, et, sans pourtant le frapper, il le négligeait, le laissait sans soins et dans un état de saleté extraordinaire 1. »1 ́.

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Quoi qu'il en soit, le 13 thermidor an II (31 juillet 1794), plusieurs membres du Comité de sûreté générale ayant visité l'enfant, le trouvèrent immobile, le dos voùté, les bras, les jambes et les cuisses singulièrement allongés aux dépens du buste. Les souffrances de la prison avaient-elles changé à ce point le prisonnier, qu'il en fût venu à différer de ce qu'avait été le Dauphin, même sous le rapport de la conformation physique? Sous d'autres rapports, le changement était plus extraordinaire encore: l'enfant que les députés du Comité de sûreté générale visitèrent, le 13 thermidor, ne parlait pas. M. de Beauchesne s'exprime en ces termes, touchant la visite dont il s'agit : « Ils l'appelèrent, il ne répondit pas; ils ordonnèrent d'ouvrir la chambre : un des ouvriers attaqua si vigoureusement les barreaux du guichet, qu'il put bientôt y introduire la tête, et, apercevant le malheureux enfant, il lui demanda pourquoi il n'avait pas répondu, l'enfant garda le silence... Cent questions lui furent faites, il ne répondit à aucune 1. >>

1 Gazette des Tribunaux du 31 octobre 1834, procès de Richemont. 2 Louis XVII, sa vie, son agonie, etc., t. II, p. 251 et 252.

A la vérité, l'auteur finit par lui mettre dans la bouche ce mot touchant : « Je veux mourir 1. » Mais quelles sont ses autorités pour affirmer que cette parole fut prononcée? Il ne les cite pas, et c'eût été nécessaire. On verra plus loin combien peu dignes de foi, ou, plutôt, combien misérables sont les témoignages sur lesquels M. de Beauchesne s'appuie, en attribuant au prisonnier certains mots (semblables à celui qui vient d'être cité; mais ces témoignages, quelque vains qu'ils soient, il ne peut pas même les invoquer ici, puisque Gomin et Lasne, ses deux grandes autorités, n'étaient pas encore au Temple, à cette époque.

Il existe, toutefois, un récit que M. de Beauchesne semble avoir ignoré, et qui dément, s'il est exact, l'hypothèse du mutisme: c'est celui de la visite de Barras au Temple, après le 9 thermidor. S'il faut ajouter foi aux Mémoires de Lombard, Barras ayant trouvé l'enfant sur une espèce de berceau où il avait de la peine à s'étendre, lui aurait demandé pourquoi il ne préférait pas son lit, à quoi l'enfant aurait répondu qu'il souffrait moins sur cette couchette. L'auteur ajoute que le petit prisonnier avait pour vêtement un gilet et un pantalon de drap gris. Le pantalon paraissant être trop étroit, Barras le fit fendre des deux côtés, et s'aperçut que les jambes étaient prodigieusement gonflées. Il recommanda qu'on fit venir un médecin, gronda le commissaire et le garçon de service sur la malpropreté où ils laissaient l'enfant, et se retira❜.

Le 19 brumaire (9 novembre 1794), un assistant fut donné à Laurent dans la personne d'un tapissier nommé Gomin'.

p. 251-252.

1 M. de Beauchesne, Louis XVII, sa vie, etc., t. II, Mémoires de Lombard, t. I, chap. xvi, p. 128-130. - Paris, 1823. * M. Jules Favre, dans sa plaidoirie en faveur des héritiers de Naündorff, dit : « Nous avons été aux Archives. Nous y avons trouvé la date des nominations et les états de payement des gardiens du Tem

Selon M. de Beauchesne, écrivant cette fois d'après les communications personnellement à lui faites par Gomin lui-même, le nouveau gardien ne fut pas plus tôt entré au Temple, que Laurent lui demanda s'il avait vu autrefois le prince. « Je ne l'ai jamais vu,» répondit Gomin; sur quoi, Laurent dit : « En ce cas, il se passera du temps, avant qu'il vous dise une parole1. »

A qui croire de Gomin racontant cela à M. de Beauchesne, ou de Gomin faisant devant la justice la déclaration suivante :

« Antérieurement à la détention, je l'avais vu plusieurs fois (le Dauphin) et de très-près, étant, à cette époque, commandant d'un bataillon de la garde nationale de Paris, dans le jardin dit du Prince, aux Tuileries, où il avait l'habitude de jouer, accompagné de sa gouvernante, madame de Tourzel ? >>

ple... Gomin a été nommé gardien le 9 novembre 1794. » Voy. la Gazette des Tribunaux du 7 juin 1851.

Suivant M. de Beauchesne, cette nomination aurait eu lieu le 8 novembre.

Mais qu'elle ait eu lieu le 9 ou le 8, toujours est-il que la date vraie n'est pas celle que donna Gomin lui-même. Interrogé par la justice, il indiqua comme date de son entrée au Temple, vers le 9 thermidor an II (26 août 1794). Voy. la Gazette des Tribunaux du 7 juin 1851.

Or, en premier lieu, le 9 thermidor ne correspond aucunement au 26 août; et, en second lieu, le gardien qui fut nommé immédiatement après le 9 thermidor fut Laurent, comme on l'a vu, et non pas Gomin. Maintenant, voyons ce que dit de la mémoire de ce Gomin, M. A. de Beauchesne, Louis XVII, sa vie, son agonie, etc., t. II, p. 268.

« Je l'ai beaucoup connu dans les dernières années de sa vie. Cet homme, qui avait vieilli au souffle des orages, avait, à quatre-vingts ans, une mémoire et une activité de trente ans. >>

Et c'est un homme doué d'une mémoire aussi prodigieuse qui, interrogé sur une date de nature à se graver profondément dans son esprit, répondit: Vers le 9 thermidor an II (26 août 1794)!

Encore si on n'avait à lui reprocher que d'avoir manqué de mémoire!

1 M. A. de Beauchesne, Louis XVII, sa vie, etc., t. II, p. 270 el 271. 2 Voy. la Gazette des Tribunaux du 7 juin 1851.

Il importe de remarquer que, de ces deux affirmations contradictoires, la seconde est la seule que Gomin fût intéressé à faire, attendu qu'il était attaché au service de la duchesse d'Angoulême, qui l'avait fait nommer concierge du château de Meudon en 1814, et de laquelle il recevait une pension1; or, que la duchesse d'Angoulême ait toujours montré une répugnance extrême, soit à admettre, soit à permettre qu'on accréditât, l'idée que son frère n'était pas mort au Temple, c'est là un fait certain, de quelque manière qu'on l'explique'.

Mais si, comme il l'affirma en présence de Laurent, Gomin n'avait jamais vu le Dauphin, quelle valeur attacher à tout ce qu'il a pu dire, depuis, sur l'identité du Dauphin et de l'enfant qui mourut au Temple?

Quant à la réplique de Laurent, telle que les communications de Gomin à M. de Beauchesne la constatent, elle serait incompréhensible, s'il ne fallait pas l'interpréter comme l'attestation par Laurent lui-même de cette circonstance singulière que l'enfant ne parlait pas. Car le fait que Gomin n'avait jamais vu le Dauphin ne pouvait être une raison pour que le prisonnier s'abstînt pendant longtemps de lui parler. Le dialogue rappelé doit donc, pour avoir un sens, être complété et traduit de cette manière « Laurent avez-vous vu autrefois le prince royal? Gomin : Je ne l'ai jamais vu Laurent, d'un ton ironique: En ce cas, ce n'est pas de lui que vous apprendrez qui il est : il se passera du temps avant qu'il vous dise une parole! »

Voy. la plaidoirie de M. Jules Favre, en faveur des héritiers de Naündorff, dans la Gazette des Tribunaux du 31 mai 1851, et le livre de M. A. de Beauchesne lui-même, t. II, p. 320.

2 Sur la façon singulière dont elle accueillit les communications de M. Morel de Saint-Didier, et sur son refus obstiné de voir madame de Rambaud, le procès des héritiers de Naündorff renferme des détails cu rieux auxquels nous renvoyons le lecteur.

XII.

22

Cependant, à mesure que la réaction se développait, les royalistes cherchaient de plus en plus à diriger vers le Temple les préoccupations du public. Peu de temps après la nomination de Gomin, le Courrier universel, journal rédigé par Nicolle et Poujade, publia un article où il était dit que « le Comité de sûreté générale, persuadé que, pour être fils de roi, on ne devait pas être dégradé au-dessous de l'humanité, venait de nommer trois commissaires, hommes probes et éclairés, pour remplacer le défunt Simon. » De ces trois commissaires, suivant le même article, « deux étaient chargés de l'éducation de l'orphelin, et le troisième avait mission de veiller à ce qu'il ne manquât point du nécessaire comme par le passé1. >>

»

Ces éloges de la feuille royaliste émurent le Comité de sûreté générale d'un vif sentiment de colère. Qu'il sût ou non la vérité sur l'identité de l'enfant du Temple, il regarda comme une insulte l'hommage rendu à ses sentiments supposés d'humanité, et Mathieu s'empressa d'aller démentir, du haut de la tribune, le récit « calomnieux 2 » du Courrier universel. Il exposa qu'un gardien ayant paru insuffisant, le Comité en avait nommé deux, et que si chaque jour un des comités civils des quarante-huit sections de Paris avait à fournir un de ses membres pour remplir pendant vingt-quatre heures les fonctions de gardien concurremment avec les deux nommés d'office, c'était dans le but de « compléter et d'assurer d'autant mieux la détention des enfants du tyran. » Et Mathieu ajoutait : « Par cet exposé, l'on voit que le Comité de sûreté générale n'a eu en vue que le matériel d'un service confié à sa surveillance, qu'il a été

Voy. le Moniteur, an III, numéro 74, séance du 12 frimaire (2 décembre 1794).

2 Ibid.

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