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l'impulsion pacificatrice'. Le terrain avait été déjà obscurément préparé : du côté de la Prusse, par un marchand de Kreuznach, nommé Schmertz, agissant sous l'impulsion de Muhlendorf, et, du côté de la France, par Bacher, agent moitié militaire, moitié diplomatique, à qui ses liaisons avec Mongelas, ami confidentiel des héritiers de Charles-Théodore et du duc des Deux-Ponts, donnaient de puissants moyens d'intrigue à Munich et dans quelques autres parties de l'Allemagne. La mission confiée au prince de Hardenberg d'influencer, dans le sens de la paix, les cercles de Franconie et du Bas-Rhin, tandis que Bacher agirait sur le Palatinat et la Bavière, accéléra le triomphe de la politique prussienne.

Hanovrien, Hardenberg avait fait son noviciat dans l'administration de l'électorat de Hanovrė; et, bien que d'amères pensées dussent s'associer, dans son esprit, au souvenir de l'Angleterre, où il s'était vu enlever par l'héritier du trône sa femme, une des plus belles personnes de cette époque, il avait un penchant décidé pour les Anglais. Mais, recommandé par le duc de Brunswick à Frédéric-Guillaume II, et altaché par Frédéric-Guillaume II au service du margrave de Anspach-Bayreuth, les services mêmes qu'il avait eu occasion de rendre au roi de Prusse l'avaient rendu prussien avant tout. C'était en effet dans le temps où il dirigeait l'administration des provinces d'Anspach et de Bayreuth que la célèbre actrice française, mademoiselle Clairon, maîtresse du margrave depuis dix-sept ans, fut obligée de céder la place à Elisabeth Berkeley, veuve de lord Craven. Or lady Cra

1 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 87.

2 Schlosser, Histoire du dix-huitième siècle (traduction anglaise de Davison), t. VI, p. 604.

sait

3 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 87. On que l'homme d'État des manuscrits duquel ces Mémoires sont tirés n'est autre que le prince de Hardenberg.

ven voulait bien être la femme du margrave, mais non sa maîtresse circonstance gênante pour la Prusse, à laquelle le margrave devait laisser ses domaines, s'il lui arrivait de mourir sans enfants légitimes. Pour que l'ambition de la Prusse ne fût pas frustrée, il fallait pourvoir au sort des enfants à naître du mariage de lady Craven avec le margrave. On eut recours à Hardenberg, qui résolut le problème à la satisfaction des deux parties, et qui, après la cession du margraviat en décembre 1791, continua de l'administrer au nom du roi de Prusse1.

Au surplus, le prince de Hardenberg était un de ces diplomates courtisans pour qui la volonté du souverain fait loi ce qui explique de reste la docilité avec laquelle il se prêta au succès d'une politique qui, si l'on en juge par ses propres Mémoires, ne fut pas celle de ses convictions 2.

Bientôt, grâce à lui, l'impulsion donnée par la Prusse aux petites Cours d'Allemagne eut l'effet espéré. Au fond, ce qui dominait dans cette vaste république de princes, c'était bien moins le désir de rétablir la monarchie en France que celui de mettre obstacle aux vues d'agrandissement qu'on supposait à l'Autriche". De là le succès des manœuvres diplomatiques du prince de Hardenberg.

L'électeur palatin fut le premier à exprimer en pleine diète ses vœux pour la paix, et la proposition formelle en fut faite aussitôt par l'électeur de Mayence, en sa qualité

1 Voy. l'article HARDENBERG dans la Biographie universelle, et Schlosser, Hist. du dix-huitième siècle (trad. anglaise de Davison), t. VI, p. 543-544.

2 Il est curieux de voir avec quelle sévérité la paix de Bâle est jugée dans les Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État. Voy. t. III, p. 150.

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« Et qui eussent indisposé toute l'Europe, si elles eussent été avouées, » dit l'Annual Register, vol. XXXVII, p. 59.

d'archichancelier de l'Empire. Cette proposition était attendue : l'électeur palatin, l'électeur de Saxe et le duc de Wurtemberg y adhérèrent. Que déciderait le Cabinet de Vienne? Ne convenait-il pas de le savoir, avant de rien précipiter? Telle fut l'opinion du margrave de Bade1.

La politique du Cabinet de Vienne était alors dirigée par deux hommes dont l'un, Thugut, penchait pour l'alliance avec la France, et l'autre, Collorédo, pour l'alliance avec l'Angleterre. Mais Collorédo lui-même, quoique entretenu dans des idées belliqueuses par son correspondant politique, le royaliste Mallet du Pan, ne pouvait se dissimuler combien il était impossible à l'Autriche de continuer la guerre, si elle restait abandonnée à ses propres forces'. Quant à l'Empereur, il était, personnellement, très-hostile à la France: disposition d'esprit que Thugut s'abstenait de heurter de front, de peur de compromettre son crédit3.

La réponse de l'Autriche à la proposition pacificatrice se ressentit de cet état d'incertitude: elle demanda qu'on mît en délibération s'il fallait faire la paix, sans s'expliquer provisoirement sur la manière de la faire'.

Inutile de dire avec quel empressement la Prusse adhéra, elle, à cette proposition pacificatrice qu'ellemême sous main avait suggérée.

Restait à savoir quand s'ouvrirait la délibération; et, à cet égard, l'électeur de Mayence et d'autres co-états de l'Empire, poussés par la Prusse, se montraient fort pressés et fort pressants. L'Autriche réclama un délai de six

1 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. III, p. 90. 2 Rapprocher ce que dit à ce sujet Schlosser, vol. VI, p. 605, 606, de ce qu'on lit dans les Mémoires tirés 'des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 91.

5 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 93. 4 Ibid.

semaines, pour prendre, disait-elle, l'avis du Cabinet britannique. En réalité, ce qui la préoccupait, c'était la question des subsides: si Pitt lui fournissait de l'argent, elle pouvait se prononcer contre la paix, l'entraver du moins.

Pitt n'hésita pas à prendre l'Autriche à sa solde; il promit quatre millions de livres sterling, sous le nom d'emprunt, et s'engagea à faire voter cet emprunt par la majorité dont il disposait dans le parlement'. Voilà ce que sir Morton Eden fut chargé d'aller dire à la Cour de Vienne, à qui cette assurance permit de regarder l'avenir d'un œil plus calme.

Le 5 décembre 1794, la paix ayant été mise sur le tapis dans les trois colléges de l'Empire, non-seulement trente-sept voix se déclarèrent pour la paix, mais il y en eut trente-six qui demandèrent qu'elle se fit par la médiation du roi de Prusses. L'Autriche, quoique blessée au cœur, prit soin de voiler sous des dehors de modération le caractère hostile de son suffrage, qu'elle donna le 19 décembre 1794. Elle ne repoussait pas la paix d'une manière absolue, pourvu qu'on partît du rétablissement des possessions respectives sur le pied de la paix de Westphalie. C'était un moyen habile de pousser à la continuation de la guerre; car la Convention n'entendait traiter que sur la base de la cession de la rive gauche du Rhin, et l'Autriche le savait.

Mais la Prusse avait depuis longtemps pris son parti.

1 On a vu plus haut la réalisation de cette promesse.

2 Schlosser dit 6,000,000 liv. st. Mais c'est une erreur. L'emprunt dont la proposition fut faite au parlement, le 4 février 1795, ne devait être que de quatre millions de liv. st. V. l'Annual Register, vol. XXXVII, p. 173. Il est vrai qu'il fut porté ensuite à la somme de quatre millions six cent mille livres st., mais pas au delà. Voy. la Convention signée le 4 mai, 1795 par le baron de Thugut pour l'Autriche, et par sir Morton Eden pour l'Angleterre.

5 Mémoires tirés des papiers d'un homme d'État, t. III, p. 106.

Fier du rôle de médiateur que lui assignait le vœu de la plupart des princes allemands, ardent à profiter de cette occasion d'agrandir son influence aux dépens de la maison d'Autriche, et prêt à abandonner ses possessions sur la rive gauche du Rhin, si la France lui assurait une riche compensation sur la rive droite, Frédéric-Guillaume II se prépara froidement à sacrifier aux vues particulières de la Prusse l'intérêt général de l'Empire germanique.

Le comte de Goltz avait été muni des pouvoirs du roi de Prusse, pour la négociation, dès le 8 décembre 1794', et, le 28 décembre, il était à Bâle, résidence du ministre plénipotentiaire français, Barthélemy.

Ses instructions, rédigées par Haugwitz, portaient que Sa Majesté Prussienne était charmée du changement survenu dans les principes et la marche du gouvernement français; que son désir de faire la paix venait principalement de là2; que, du reste, la Prusse avait toujours été animée de sentiments favorables à la nation française, ce dont Sa Majesté avait donné des preuves durant le cours de la guerre. Le fait était vrai; mais, en l'avouant, le ministre prussien reconnaissait avec une singulière audace que, pendant la guerre, la Prusse avait ménagé ses ennemis aux dépens de ses alliés.

Cependant une difficulté se présenta, tout d'abord. Le Comité de Salut public voulait la négociation à Paris, sous ses yeux; et c'est à quoi le roi de Prusse s'opposait, sous ce prétexte remarquable de la part d'un prince allemand — qu'il existait à Paris « une queue du comité

'Moniteur, an III, n° 204.

- Mémoires tirés des papiers d'un homme d'Etat, t. III, p. 112, 114. 5 Aussi Schlosser, dont le livre est écrit au point de vue nettement contre-révolutionnaire et exclusivement allemand, présente-t-il cet aveu comme un modèle d'impudence. Voy. la traduction de Davison, t. VI, p. 606.

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