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» auffi-bien que pour nous-mêmes, & que nous devons nous confidérer comme divers membres d'un même corps, & nous aimer fincerement » & véritablement les uns & les autres; que bien loin de faire des injuf» tices à qui que ce foit, il n'y a point d'hommes que nous ne devions » toujours être prêts d'affifter, de fecourir & de protéger, & pour qui >> nous ne devions faire ce que chacun feroit pour fon meilleur ami; que » comme la juftice doit être l'unique regle de nos actions, le bien de la » fociété humaine en doit être l'unique but, & qu'il n'y a point de travail » que nous ne devions entreprendre, ni de péril à quoi nous ne devions » nous expofer pour fes intérêts. « Que pourroit-on ajouter à la beauté

de ces maximes!

Térence introduit dans une de fes pieces, Chrémès qui, touché de l'affliction où il voit Ménedéme fon voifin, vient lui demander quelle peut être la caufe de fon chagrin & des peines qu'il fe donne. Ménedéme lui dit brufquement qu'il faut qu'il ait bien du loifir, pour venir fe mêler des affaires d'autrui. Je suis homme, répond tranquillement Chrémès, rien de tout ce qui regarde les autres hommes n'eft étranger pour moi. Je m'intéresse à tout ce qui regarde mon prochain. (*) Sur la foi de l'hiftoire un Pere de l'Eglife (**) rapporte, que la premiere fois qu'on entendit à Rome prononcer fur la fcene ce beau vers de Terence, il s'éleva dans l'amphithéatre un applaudiffement univerfel. Il ne fe trouva pas un feul honime dans une affemblée fi nombreuse, compofée de Romains & d'Étrangers, & des Envoyés de toutes les Nations déja foumifes ou alliées à l'Empire Romain, qui ne parût fenfiblement touché, attendri, pénétré: or, que nous apprend un concert fi unanime entre des Peuples fi différens d'opinions, de mœurs, d'éducation, d'intérêt, la plûpart ennemis fecrets, quelques-uns même déclarés? N'eft-ce pas évidemment le cri de la nature qui, dans ce moment d'audience que chacun donnoit à la raison, en écoutant l'auteur, fufpendoit toutes les querelles particulieres, pour prononcer avec lui folemnellement cette belle maxime: Que tout homme eft notre prochain, notre fang, notre frere.

Le Peuple doit aimer fon Prince. Le Prince doit aimer fon Peuple.

Si les hommes doivent s'aimer les uns les autres, quelle affection vive & fincere ne doit pas avoir le Peuple pour fon Roi, pour fes Magiftrats, pour tous ceux qui veillent à fa fûreté & à fon bonheur, qui font fans ceffe occupés des moyens de lui procurer tous les biens dont on peut jouir dans la fociété politique? Un Roi eft le pere de fon Peuple, le protecteur

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de la Nation, l'ange tutélaire de la Patrie. A ces titres il mérite notre amour, nos refpects, notre fidélité. Ces fentimens qui nous font infpirés de bonne heure par nos parens & nos inftituteurs, ne nous abandonnent point dans le reste de la vie. Les annales du monde n'offrent point d'exemple d'une Nation qui ait manqué à ce devoir envers un Monarque légitime qui la gouvernoit avec juftice & modération. Mais elles nous montrent bien des tyrans & des oppreffeurs, fur le trône ou auprès du trône. Auffi eft-il moins néceffaire d'infifter fur l'obligation qu'a le Peuple d'aimer fon Prince, que fur celle qu'a le Prince d'aimer fon Peuple obligation commune au Prince & à fes Miniftres; car ils partagent avec lui les fonctions & les devoirs de la Souveraineté.

Un Prince fenfible qui fondera le cœur de fes fujets, celui d'un homme de Cour, d'un homme d'épée, d'un grand Seigneur, d'un Magiftrat, d'un Militaire, d'un Savant, d'un Marchand, d'un Laboureur, d'un Artifan d'un homme foible & fans appui, il les verra tous pénétrés d'un même fentiment pour lui, tous animés de la même ardeur pour fon service, tous préparés à fe fier fans bornes à un Prince qui les aime; tous prêts à lui donner à ce prix, & biens, & liberté, & vie; mais il verra en même tems qu'ils ne peuvent être raffurés par aucune autre qualité; & qu'ils fe regarderoient tous comme étrangers à fon égard, s'ils lui étoient indifférens; que l'amour feul eft un lien fincere entre lui & eux; que tout le refte n'eft que diffimulation, politique, intérêt; & qu'ils favent bien qu'ils ont un maître, mais non un Roi digne d'être appellé leur pere, s'il fépare l'au

torité de l'amour.

Tous ces fentimens font raisonnables, & fondés fur la nature & la vérité. Le Prince, en confultant le cœur de fes fujets, & le fien propre ; reconnoît très-clairement, que fans l'amour, tous les foins d'un Prince ne font que fuperficiels; que le bien public devient à fon égard une chimere; qu'il fe confidere feul dans ce qu'il paroît faire pour fon Royaume; qu'il eft toujours préparé à facrifier tout à fes volontés; qu'il fépare abfolument fon intérêt de celui de fes fujets, & qu'il paffe même jufqu'à les regarder comme oppofés; parce qu'il n'y a que l'amour qui lui puiffe infpirer des fentimens plus nobles & plus généreux, qui lui découvre fes devoirs, qui l'y rende attentif, qui lui en facilite l'exécution, qui lui donne une forte inclination pour tout le bien, qui le garantiffe de toute injuftice, & qui lui infpire des fentimens dignes de l'attente de fon peuple, & de la confiance qu'il veut prendre en lui.

C'eft principalement cette derniere confidération qui pénetre le cœur d'un grand Prince: car il fe croiroit coupable d'une lâche perfidie, s'il trompoit l'efpérance de ceux qui fe fient à fa bonté, à fa générofité, à fa tendre affection pour eux; s'il ne répondoit pas à tout ce qu'ils attendent de lui, & s'il fe refufoit à eux dans le tems qu'il exige qu'ils s'abandonnent à lui. Comme il eft plus grand qu'eux, il fe trouveroit déshonoré, s'il étoit

moins fincere & moins noble qu'eux; & il fe regarderoit comme le dernier de tous, au lieu d'en être le premier, s'il refufoit l'amour d'un peuple immense, ou s'il efpéroit d'y répondre, en confervant un cœur étroit & ferré, indigne même d'un particulier.

Il fait qu'en devenant Roi, il devient le pere du peuple; qu'il n'est pas néceffaire qu'on lui accorde ce titre par un confentement public, pour y avoir droit; qu'il doit le mériter dès qu'il commence à conduire fa famille, qui eft fon Royaume; que tous fes fujets font fes enfans; qu'ils font tous confiés à fes foins paternels, par la Providence à qui il en doit compte; qu'ils font obligés à le préférer à tout ce qu'ils ont de plus cher & de plus refpectable, ne pouvant, fous aucun prétexte, prendre d'autres engagemens, ni fuivre d'autres intérêts ni fuivre d'autres intérêts que les fiens, & qu'il contracte, par conféquent, une obligation auffi indifpenfable de ne point partager fon cœur entre eux & d'autres objets, mais de fe conferver tout à eux, comme un pere fait à fa famille.

On flattoit fouvent les Empereurs Romains en leur donnant le titre fastueux, de Grand, d'Augufte, de Vainqueur des Nations, & d'autre de cette nature; mais on étoit perfuadé, qu'on leur donnoit quelque chofe de plus en leur accordant le nom de Pere de la Patrie, ou du Peuple; & l'on avoit raifon d'en juger ainfi, quand c'étoit avec juftice, & non par une indigne flatterie qu'on l'accordoit. Ce nom, quand on le mérite, eft une récompenfe : & quand on ne le mérite pas, il devient un reproche. Les mauvais Princes efpéroient qu'il ferviroit de voile à leur injuftice, & ils le défiroient les bons craignoient qu'il ne fût au-deffus de leurs fervices, & ils attendoient, pour l'accepter avec bienféance, que leur conduite eût prouvé qu'ils n'en étoient pas indignes. Leur modeftie eft un exemple à fuivre mais feulement pour la gloire du nom car pour là chofe, j'ai déja dit que tout Prince eft, par fon état, le pere du peuple : & que c'eft renoncer, non-feulement à un honneur folide, mais à un devoir capital, que de féparer l'autorité royale de la paternelle.

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Je dis bien plus : c'eft en un fens renoncer à la qualité de Chef, fi effentielle au Prince. Car, de quoi eft-il Chef, s'il n'a point de corps? Et quel corps peut-il avoir, s'il s'en fépare, s'il n'y eft uni que par artifice, & par des liens extérieurs, & s'il n'y répand, ni le mouvement, ni la vie? C'eft plus fans doute d'être chef, que d'être pere. Le corps que la tête aime, l'intéreffe plus qu'un fils, qui peut fubfifter à part. On peut trouver quelque diftinction entre l'intérêt du pere, & celui de fes enfans; mais on n'en peut imaginer entre le chef & fes membres.

Il n'y a rien dans l'Etat qui ne doive être fenfible au Prince, rien qui lui foit étranger, rien qui lui foit indifférent. Le fujet le plus éloigné & le plus foible, lui eft inféparablement uni, Le pied, à quelque diftance qu'il foit de la tête, lui eft précieux, & n'en peut être négligé; & tout ce qui eft aux fujets, auffi-bien que les fujets mêmes, fait partie de tout ce qui

eft

eft confié à l'attention, à la fenfibilité, à l'activité du Chef de la République.

Comment le Prince doit aimer fon Peuple.

L'AMOUR qu'il a pour le Peuple, ne reffemble point à celui que l'affectation tâche d'imiter, & qui ne confifte que dans des démonstrations extérieures, ou qui fe termine à d'inutiles défirs.

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Il eft non feulement réel & fincere; mais profond. 11 eft établi dans le cœur par de fermes racines; & le Prince ne penfe point à s'en faire honneur, mais à le nourrir & à le fortifier en fecret; parce qu'il fent que fon mérite en dépend, & qu'il n'eft digne de régner fur les hommes, qu'autant qu'il les aime, & qu'il travaille à s'en faire aimer.

11 eft tendre & compatiffant, fenfible à tous les biens & à tous les maux des autres; touché de ce qui les afflige ou les confole, empreffé pour les fervir, plein de foins: & d'attention pour eux, ne regardant que comme une partie de fon devoir, & même comme la moindre, l'obligation de les protéger & de les fecourir; & confidérant le fentiment intérieur de l'affection, comme la partie la plus précieuse & la plus dûe.

Il eft, généreux & effectif, que les obftacles n'arrêtent pas, que l'ingratitude n'éteint point, que le peu de mérite du peuple ne rallentit jamais. Il furmonte le mal par le bien. Il s'anime & s'échauffe par la réfiftance; & il a pour but de changer les hommes en mieux, & de leur être utile par toutes fortes de voies, & non de fe régler fur les difpofttions où ils feront à fon égard. Il n'eft content que lorfqu'il a réuffi: fes bonnes intentions ne le confolent pas d'un mauvais fuccès. Il veut des effets, & non des projets & des deffeins. Il confidere ce qu'il a exécuté, & compte pour peu ce qu'il médite.

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Il eft univerfel; il embraffe tout, & s'étend à tout. Il fuffit au Public & aux particuliers. Il porte dans fon cœur chaque province, chaque ville, chaque famille. Tout retentit à lui: tout l'avertit: tout l'intéreffe. Une affaire générale ne détourne point fon attention d'une autre. Il fait établir une correfpondance entre toutes les parties de l'Etat, femblable à celle qui réunit toutes les parties du corps; & dès qu'il eft néceffaire qu'il foit informé de quelque chofe, on diroit que c'eff la feule qu'il confidere.

Il eft dominant, & même unique. Tous les autres amours lui font affujettis, & fe perdent en lui. Tout ce que défire le Prince 3 pour principe & pour but l'amour du bien public; & il a grand foin de n'admettre dans fon cœur aucun autre amour indépendant de celui-ci, parce qu'il l'affoibliroit, à proportion de ce qu'il détourneroit le cœur ailleurs, & qu'il pourroit aller jufqu'à l'éteindre, après l'avoir affoibli.

Il eft perfévérant, & par conféquent il prend tous les jours de nouvelles forces. Il ne va point par élans & par faillies, mais il n'interrompt jamais fes foins & fa vigilance. Il ne coule pas, comme un torrent, avec beau Tome II.

B

coup de bruit, pour ceffer enfuite de couler; mais il fort d'une fource perpétuelle, plus tranquille à la vérité, mais qui ne tarit jamais. C'est-là fon dernier caractere, qui donne aux autres leur perfection car il ne faut point compter qu'un Prince aime véritablement fon peuple, s'il ne l'aime toujours d'une maniere réelle, tendre, effective, univerfelle & dominante. pourra dans de certaines occafions, s'agiter & fe donner des mouvemens pour le bien public; mais tout fera infructueux fans la perfévérance; & le Teul moyen de difcerner fi un Prince aime fincerément fon peuple, eft d'examiner s'il l'aime toujours; c'eft-à-dire, fi dans tout ce qu'il entreprend, dans tout ce qu'il fait, dans tout ce qu'il défire, l'intérêt du peuple eft le feul qu'il confulte & qu'il ait en vue.

Intérêt qu'a le Prince à aimer fon peuple.

QUAND'il eft, par cette haute difpofition, véritablement le Pere du peuple, il n'eft pas poffible de l'ignorer. Sa bonté & fon amour se produifent en mille manieres. On reconnoît, à tout, le riche fonds de fon cœur. On fent que tout y eft vrai, & que le bien de tous y eft caché; que c'est là que réfide la félicité publique, & que c'eft de là qu'elle fe répand; & il eft incroyable quel amour & quelle reconnoiffance une perfuafion fi générale excite dans tous ceux qui lui font foumis.

C'eft-là le premier fruit & la plus légitime récompenfe de fon amour. Il eft fincerement & univerfellement aimé; parce qu'il aime ainfi il est comblé de bénédictions en public & en fecret; parce qu'il ne penfe qu'à faire du bien : il eft révéré comme le Pere de tous, comme le tuteur, le défenfeur, le protecteur de tous; parce qu'il a toutes les difpofitions attachées à ces qualités : il eft placé dans le cœur de tous, parce que tous font perfuadés qu'ils font dans le fien: il n'a befoin de gardes que pour la bienféance, & pour l'éclat extérieur de la majefté; parce qu'il vit au milieu de fa famille, qu'il ne voit par-tout où il va, que fes enfans, qu'il ne vifite que fes amis, qu'il ne marche que dans un pays confié à fes foins & à fa bonté, où il laiffe chaque jour des marques de fon application, & où il voit le fuccès des ordres qu'il donne, & de fon zele.

On n'est point en peine de lui prouver les fentimens qu'on a pour lui, & de chercher dans la flatterie un fupplément à la vérité. Sa fincérité lui répond de celle des autres. 11 fent qu'il ne mérite pas d'être trompé, & il croit aisément ce qu'il éprouve lui-même. Il n'en eft pas ainfi des Princes qui n'aiment point, & qui fe défient avec raifon qu'ils foient aimés. On leur dit plus de chofes, & l'on en fait plus que pour un Prince aimable & fincere ; & ils jugent, fans erreur, de la fauflete de toutes les apparences, parce qu'ils font convaincus intérieurement qu'ils ne méritent que des apparences.

Il n'eft pas néceffaire de leur dire qu'ils ne font point aimés. Il leur

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