CHAPITRE II LES RÉGIMES DE DROIT COMMUN U SECTION I LES LÉGISLATIONS A EXÉQUATUR N assez grand nombre de législations de droit commun réalisent l'exécution des jugements étrangers, en autorisant l'intentement d'une action en exéquatur ayant ce but spécial et bien caractéristique d'obtenir que la formule exécutoire indigène soit appliquée au jugement rendu par le juge étranger. C'est le procédé direct pour assurer l'exécution des décisions étrangères. Nous groupons dans la première section de ce chapitre toutes les législations qui adoptent ce procédé. L'examen de ces diverses lois confirmera ce que nous avons dit en terminant le précédent chapitre : c'est que le caractère commun de l'exéquatur relie les législations en surface et non en profondeur et se rattache bien plus à une question de forme qu'au fond des choses. LA LÉGISLATION FRANÇAISE. Les textes de loi s'occupant de cette matière en France sont extrêmement sommaires et peu nombreux. Ils se réduisent en somme à deux articles qui remontent à plus d'un siècle l'un et l'autre. L'artice 546 du Code de procédure civile (1806) et l'article 2123, alinéa final du Code civil (1804). Voici ces textes : Article 546, Code procédure civile : « Les jugements rendus par les tribunaux étrangers et les actes reçus par les officiers étrangers ne seront susceptibles d'exécution en France que de la manière et V. -- 1925. 29 dans les cas prévus par les articles 2123 et 2128 du Code civil. » Article 2123, Code civil: « L'hypothèque judiciaire ne peut pareillement résulter des jugements rendus en pays étrangers qu'autant qu'ils ont été déclarés exécutoires par un tribunal français sans préjudice des dispositions qui peuvent être dans les lois politiques et dans les traités. » Ces textes ne font qu'affirmer l'existence ou plutôt la persistance de l'action en exéquatur dans la procédure française et abandonnent pour le surplus au pouvoir prétorien de la jurisprudence le soin de fixer les conditions de ce genre d'action judiciaire. L'unité de vue s'est faite néanmoins sur la plupart des points en cette matière. Voici comment on peut résumer dans leur ensemble les constructions jurisprudentielles sur ce sujet : Formes procédurières : L'instance en exéquatur adopte la forme ordinaire: assignation par voie d'huissier, conclusions écrites échangées entre les parties avant le débat oral. Le tribunal compétent en cette matière sera le tribunal civil du lieu où l'exécution doit se poursuivre, même si le jugement étranger a été rendu par un tribunal de commerce, un juge cantonal, un juge de référé, ou toute autre juridiction. Le jugement rendu sera susceptible d'appel et de pourvoi devant la Cour de Cassation suivant les règles de droit commun. Questions de fond: Quelles conditions ce jugement devra-t-il remplir pour que l'exéquatur lui soit accordé? Quels moyens de droit ou de fait le défendeur dans cette instance pourra-t-il invoquer pour faire repousser pareille demande? Au point de vue extrinsèque, les conditions généralement exigées par la jurisprudence française sont les suivantes : 1o Le jugement étranger doit être valable comme tel dans son pays d'origine, Il va de soi, que l'on ne peut accorder aux décisions étrangères la qualité et la force d'un jugement, si dans le pays qui les vit naître ces décisions n'ont pas ce caractère d'après la loi étrangère. S'il y a jugement étranger d'ailleurs, celui-ci ne devra pas être coulé en force de chose jugée. Mais il faudra qu'il soit exécutoire à l'étranger pour qu'il puisse être rendu exécutoire en France. 2o Le jugement étranger doit émaner d'un tribunal compétent au regard de la loi française. L'exigence de cette condition se retrouve dans toutes les législations et dans tous les systèmes. On refuse de considérer comme un vrai jugement la sentence rendue par une juridiction incompétente aux yeux de la loi du pays d'importation. Comme nous l'avons fait observer déjà, il faudrait en cette matière établir très nettement la distinction entre la compétence générale et la compétence spéciale. Le Tribunal du pays d'importation devrait limiter son examen à la première et se désintéresser de la seconde. D'une manière assez générale, mais encore éloignée de l'unanimité, la jurisprudence française restreint en fait son examen aux questions de compétence générale sans jamais d'ailleurs proclamer nettement le principe qui semble la guider. Les règles de compétence générale suivies en France sont différentes suivant que l'une des parties est de nationalité française ou que toutes les parties sont étrangères. Si l'une des parties est française, par application des articles 14 et 15 du Code civil le pouvoir judiciaire français sera considéré comme seul compétent, et dès lors tout jugement étranger dans lequel un Français apparaîtra, comme demandeur ou défendeur, se verra refuser l'exéquatur en France à cause de l'incompétence du Tribunal qui l'aura rendu. A cette règle l'on appose une restriction : Le Français peut valablement renoncer au bénéfice des articles 14 et 15 du Code civil. Ces renonciations sont devenues courantes dans les contrats passés entre Français et étrangers; elles sont fort à conseiller chaque fois que l'on peut prévoir l'éventualité d'un procès à introduire à l'étranger, alors que le jugement qui en sera l'aboutissement devra recevoir une exécution en France. Pour être valable la renonciation devra être indubitable. Le seul fait pour un français d'introduire comme demandeur un procès à l'étranger n'est pas considéré comme une manifestation suffisante de la volonté de renoncer au bénéfice de l'article 14, Code civil 1. Lorsque les articles 14 et 15 du Code Napoléon ne trouvent aucune application parce qu'aucune des parties n'est de nationalité française, ou parce que le plaideur français a renoncé au bénéfice de ces articles, la jurisprudence tranche le problème de compétence générale en transportant dans ce domaine, sans bien s'en rendre compte, toutes les règles régissant la compétence spéciale en droit français, au moins dans la mesure où ces règles ont pour effet de rendre la juridiction française compétente". Le juge français arrive ainsi à supposer que toute frontière politique est supprimée entre la France et l'État dont émane le jugement étranger, à supposer que les lois de compétence du droit français s'appliquent également aux deux pays, et à n'admettre la compétence générale du pays étranger que pour autant que la règle de compétence territoriale française lui attribue compétence. Ce système simpliste est vivement critiqué 3. Les règles qui déterminent la compétence territoriale des divers tribunaux français ne sont pas faites pour trancher des conflits de compétence internationale. En cette matière de conflit de compétence judiciaire aussi bien que dans la matière du conflit de lois, il faut élaborer un système de règles constituant le droit international. Appliquer invariablement les lois de compétence françaises, étendre leur application dans l'espace au delà des limites de l'État français, c'est nier l'existence d'un droit international dans les questions de compétence, et retourner à une conception préstatutaire du droit. Ce qui d'ailleurs aggrave les dangers de cette conception erronée de la jurisprudence française, c'est qu'elle applique le système non seulement lorsque le conflit de compétence se meut entre le pouvoir judiciaire français et une juridiction étrangère, mais encore lorsque les juridictions intéressées tout en dépendant de gouvernements distincts, sont étrangères l'une et l'autre. 1. Cf. Pillet, Manuel de droit international privé, no 577 et 584 et les autorités citées. 2. Cf. Bartin, Note dans Aubry et Rau, 5o édit., t. XII, par. 748 bis. Cour de Lyon, 3 juillet 1912, Pasicrisie belge, 1912, IV, 135. 3. Cf. Pillet, Manuel de droit international privé, no 555. La jurisprudence française aboutit ainsi à appliquer les mêmes règles dans la solution des trois questions suivantes : 1o Lequel des tribunaux français sera compétent ratione loci, dans les limites de l'État français? (Problème de compétence interne.) 2o Quel tribunal français ou étranger sera compétent lorsqu'un conflit de compétence judiciaire existe entre une juridiction française et le pouvoir judiciaire étranger? (Problème de compétence générale directe.) 3o Quelle juridiction étrangère est compétente lorsqu'il y a conflit entre deux pouvoirs judiciaires étrangers l'un et l'autre? (Problème de compétence générale indirecte.) En l'absence de règle positive sur la compétence générale, ce glissement de la compétence interne à la compétence internationale s'est effectuée inconsciemment, faute de perception nette du problème à résoudre. Au point de vue intrinsèque deux conditions sont généralement exigées également. 1o Respect de l'ordre public français. C'est là encore une condition qui se retrouve dans toutes les législations. L'exéquatur ne sera refusé de ce chef d'ailleurs que pour autant que l'exécution même heurte l'ordre public français. Ainsi par exemple, quoique la recherche de la paternité ne soit autorisée en France que depuis 1912, un jugement étranger se fondant sur une filiation naturelle par suite de recherches de paternité et proclamant les droits d'héritier du fils naturel sur la succession de son père pouvait avant 1912 être déclarée exécutoire en France, sur la portion du patrimoine successorale sise en France. L'ordre public français tout en empêchant une recherche de paternité devant les juridictions françaises, ne s'opposait nullement à ce qu'un fils naturel exerce ses droits en France après avoir fait valablement reconnaître sa filiation par les tribunaux de son pays. 2o Respect du droit international privé français. A côté de la question de compétence judiciaire il y a une question de compétence législative dans tout litige de portée internationale. Il s'agit de savoir quelle loi devra être appliquée pour la solution du procès après avoir déterminé quel tribunal sera saisi de la contestation. |