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LA VENGEANCE; tradition populaire du Val Caverne (traduit de l'italien).

Entre le lac de Côme et le lac de Lugano, s'étend une vallée étroite, qui présente un aspect riant jusqu'à Porlezza, mais qui, depuis cette ville, se rétrécit et devient plus sombre et plus sauvage à mesure qu'elle s'élève vers les Alpes suisses. De nos jours on la nomme le Val Caserne, parce que les misérables habitans de ces lieux arides ont pour demeures des huttes à moitié creusées dans le roc, et qui ressemblent plutôt à des antres de bêtes fauves qu'à des habitations humaines. Le caractère de ces montagnards diffère autant de celui des habitans des bords du lac de Côme, que leurs rochers sombres et sévères diffèrent des collines enchantées qui descendent dans le Milanais. Ils sont inquiets, turbulens et sanguinaires; leurs actions portent le cachet de la fourberie et de la ruse; leurs disputes sont perpétuelles, nonseulement avec leurs voisins, mais encore avec les souverains du pays. Sans doute, l'air âpre et crû qui règne dans ces profondes vallées, cette vie aventureuse sur les rochers arides et dans les forêts sauvages, contribuent à rendre leur caractère plus farouche. Leur séjour, presque séparé du reste du monde et d'un accès très-difficile, les

rend enclins aux querelles, aux vols, aux meurtres, qu'ils exercent avec impunité. Leur taille est haute et bien. prise, leur vigueur presque sans égale. Accoutumés à tout souffrir, méprisant tout danger, prompts à l'insulte et à la vengeance, ils se font gloire de leur cruauté, et se vantent de leurs crimes. Chez eux, l'amitié est trèsvive; mais ils plongent le poignard dans le sein de l'ami qui les a offensés, et les haines se perpétuent de génération en génération jusqu'à l'extinction d'un des deux partis.....

Il y a peu d'années qu'un de ces montagnards en assassina un autre dans un lieu écarté. Un amour méprisé, et qui s'était changé en une haine mortelle pour le rival préféré, fut la cause de ce crime. La victime avait épousé depuis un an la femme qu'avait aimée son assassin. Ce fut lui qui se donna le barbare plaisir d'annoncer à la veuve la mort de son époux. «Aime-le !» s'écria-t-il en agitant son poignard ensanglanté, avec un rire féroce sur les lèvres. La fureur de cette malheureuse fut celle d'une louve tombée dans le piège. Elle voulut s'élancer sur le monstre; mais celui-ci, élevant son poignard et étendant des bras vigoureux, lui fit comprendre que ce n'était pas sans danger qu'elle pourrait tenter la vengeance, et lui lançant un regard de mépris il s'éloigna.

La pauvre femme eut la force de cacher la rage qui la dévorait. Ayant couché dans son berceau son petit enfant qui dormait alors dans ses bras, elle se traîna vers le cadavre de son mari, lui rendit les derniers devoirs, lui enleva son vêtement ensanglanté, qu'elle cacha dans le coin le plus retiré de sa chaumière; puis elle

enveloppa son désastre dans le plus profond mystère, et se garda de porter aucune plainte contre le meurtrier. Celui-ci ne fut nullement inquiété, et, après les premières terreurs, promptes punitions du crime, voyant qu'il vivait tranquille et impuni, il étouffa bientôt tout remords et vécut en paix.

La pauvre veuve, rongée d'une rage secrète, et renfermant dans son sein' les tourmens qui la dévoraient, continua à nourrir avec le plus grand soin son fils unique, qui bientôt montra une vigueur peu commune pour son âge. Pendant son enfance, elle s'occupa sans cesse à exercer sa force, son courage et son adresse. La chasse était l'occupation à laquelle elle préférait qu'il se livrât, et elle lui montrait d'autant plus de satisfaction, elle lui donnait d'autant plus de louanges, que les blessures des bêtes fauves qu'il apportait étaient plus profondes et plus sanglantes. A quatorze ans, on le citait, pour avoir tué, non-seulement un grand nombre de renards, de blaireaux et de chamois, mais encore pour s'être conduit honorablement dans des expéditions contre les loups et les ours. Enfin il avait acquis dans les querelles le nom de Main vaillante, et lorsqu'il était choisi pour arbitre, on avait un grand respect pour ses décisions, souvent promptes et justes, et à l'ordinaire appuyées de deux poings vigoureux, d'un noueux bâton de houx, et par fois d'un poignard, dont il était toujours armé.

Ce fut alors que la mère crut qu'était arrivé le moment vers lequel, depuis seize années, tendaient ses vœux et ses désirs. Un soir, ayant rejoint son fils dans la forêt,

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elle lui prit la main, et lui montrant la lueur du crépuscule: «Vois cette lumière rouge et sanglante; il y a au«<jourd'hui seize années qu'elle était aussi vive et aussi sanglante; c'est l'anniversaire d'un crime atroce, et le «< moment est venu de te découvrir un grand secret. » Ces paroles, prononcées d'un ton lugubre et solennel, firent frissonner le jeune homme. Ils rentrèrent dans leur chaumière obscure, et la mère en ferma soigneusement la porte. Un rayon de lune pénétrait par une fenêtre élevée, et dissipait un peu les ténèbres qui régnaient dans cette misérable hutte. Alors, posant une main sur un coffre, elle dit à son fils avec une expression de rage diabolique : « Là, là, est le trésor de notre famille. J'ai <«< attendu avec angoisse que d'enfant tu fusses devenu «< jeune homme, pour te confier ce précieux dépôt qui << doit te donner une nouvelle vie; car, jusqu'à présent, << tu n'as pas su ce que c'est que la vie. Je vais savoir «si ton âme est de la même trempe que celle des au<«<teurs de tes jours... >>> Elle se tut, se mit à fouiller avec frénésie dans le coffre, tandis que le jeune homme, partagé entre l'étonnement et la terreur, attendait avec anxiété la fin de cette étrange scène. Enfin elle sort un habit, et le donne à son fils, en lui disant d'une voix féroce: «Prends-le. »-« Que voulez-vous que j'en fasse?» Et en même temps il s'élance précipitamment vers la fenêtre.

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«Mais c'est un habit assez vieux, que voulez-vous que je fasse de ces lambeaux?»-« Regarde ces taches sur le côté. «Que vois-je? c'est du sang, du sang desséché. A qui appartient ce vêtement?»-«A qui il appartient!

à la mémoire de ton père !!!» s'écrie la femme avec un accent de délire, et en serrant son fils dans ses bras. Effrayé d'un tel aveu il recula d'un pas et vit briller les yeux de sa mère comme deux charbons ardens. « Ah! «< c'est donc vrai ce qu'on m'a 'souvent fait entendre dans « le village. Mon père est mort assassiné!»-« Il l'a été, « mon fils, il l'a été par la trahison infâme de Piétro.... «Il est venu dans le moment où ton père était faible, <«<malade et sans armes, et depuis seize années, il se rit « du sang qu'il a répandu. Mais l'enfer et la vengeance « vivaient dans mon sein; tu as sucé la vie dans ce sein; <«<et ta vie doit être la vengeance. Qu'il en soit ainsi, ou

"

« je refuse de te voir. Tu vas franchir le seuil de cette

« porte, et le toit de cette chaumière ne sera un abri

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pour

<< toi que lorsque tu auras lavé ces taches dans le sang <«< du meurtrier de ton père.» En achevant ces mots, elle prend une vieille arquebuse qui avait appartenu à son mari; elle en arme le bras du jeune homme qui restait pétrifié de cet horrible aveu; elle le traine hors de la porte et se renferme seule dans la cabane. Le fils resta long-temps immobile; puis, revenu de sa stupeur, il fit lentement le tour de la hutte. Arrivé sous la fenêtre, il se dressa sur la pointe du pied pour revoir encore sa mère. Il sentit défaillir son coeur, quand il vit ce visage flétri par l'âge et sillonné de rides profondes, creusées par les peines qu'elle avait tenues secrètes pendant seize années. Cette infortunée, assise dans un coin faiblement éclairé par la lune, ressemblait à un spectre échappé des tombeaux. « Courage! mon fils, c'est l'anniversaire de la mort de ton père!» lui cria-t-elle dès qu'elle l'a

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