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L'Etat doit se borner à gérer certains intérêt communs et indivis.

Il doit veiller à la sécurité extérieure: armée, marine, diplomatie.

Il doit veiller à la sécurité intérieure: administration, justice, police.

Comme l'a observé Summer Maine, les contrats particuliers se substituent de plus en plus aux arrangements d'autorité; Herbert Spencer, avec raison, donne à l'État, pour mission principale, d'en sanctionner l'exécution.

Il doit assurer la sécurité personnelle et collective.

Il doit défendre le faible contre celui qui voudrait abuser de sa force. Parmi les êtres formant une même nation, il y a des loups et des moutons: il doit empêcher les premiers de dévorer les seconds. Il y a des rapaces qui, au lieu d'exercer leur force ou leur intelligence à approprier des agents naturels à leurs besoins, trouvent plus simple. de s'emparer par dol ou par violence des fruits du travail d'autrui. L'État doit garantir contre ce risque le légitime propriétaire. L'individu n'est libre que s'il est affranchi de la crainte d'être assailli par un plus fort et dépouillé par lui. La crainte est un sentiment dépressif1 qui paralyse les forces et l'énergie de l'individu. L'État doit garantir la sécurité à tous. Il y a des ouvrages d'utilité commune qui appartiennent en même temps à tous et à personne; l'État doit assurer la circulation.

Comment concilier tous ces devoirs de l'État avec son élimination du gouvernement des individus? Son devoir de maintenir la sécurité l'oblige d'user de son action coercitive pour mettre les malfaiteurs dans l'impossibilité de nuire. Cette action coercitive doit-elle jamais avoir une fin? Dans quelle mesure doit-elle s'exercer?

On répète : « Il vaut mieux prévenir que réprimer. » Que faut-il entendre par là? Les règlements de Colbert avaient pour but de prévenir la fraude: ils n'y parvenaient pas;

1. V. Yves Guyot, La Morale, liv. IV, ch. IV: La morale dépressive.

mais ils aboutissaient à l'immobilité et à la ruine de l'industrie. Les lettres de cachet avaient pour but de prévenir les mauvaises actions. La censure avait pour but de prévenir la propagation des mauvaises doctrines. Faut-il conserver ces procédés? faut-il y revenir? Autrefois on sonnait le couvre-feu, pour ordonner aux gens d'aller se coucher. C'était une manière de prévenir les attaques nocturnes. Faut-il la reprendre? Tout individu, susceptible de parler, peut se livrer à des injures et à des calomnies. Fautil bâillonner tout le monde pour prévenir ces délits? Tout individu, ayant le libre usage de ses bras et de ses jambes, peut se livrer à quelque agression. Pour assurer la paix, faut-il ficeler chaque homme comme un saucisson, et, dans cet état d'immobilité, l'accrocher à la Préfecture de police? Tout homme peut s'enivrer; tout ivrogne peut commettre quelque méfait. Pour prévenir l'ivrognerie et les méfaits qui peuvent en résulter, faut-il revenir aux prescriptions de Mahomet et interdire l'usage de l'alcool et de toute boisson fermentée? Tout homme peut devenir fou; tout fou est dangereux pour prévenir ces dangers possibles, faut-il mettre tout le monde à la camisole de force? Et si tout le monde, dans ce système préservatif, doit être bâillonné, ficelé, mis à la camisole de force, qui fera cette opératoin? Y a-t-il des hommes, investis d'une sagesse supérieure, qui, voulant toujours le bien, alors que les autres mortels sont toujours disposés au mal, ont pour mission de mettre le reste de l'humanité en esclavage?

C'est la vieille théorie du gouvernement théocratique et du gouvernement monarchique, émanation d'une puissance supérieure. Est-elle compatible avec le gouvernement actuel, simple délégation, dont toutes les mesures doivent être soumises à la discussion des intéressés? Si les gouvernés ne veulent que le mal, comment le gouvernement qui en est l'expression ne voudrait-il que le bien?

Les peuples ne sont que des totaux d'individus : si, pour prévenir le mal, on veut empêcher ceux-ci d'agir et de se

développer, comment un peuple composé d'individus faibles pourra-t-il être fort?

Si, pour prévenir crimes, délits, fraudes, l'individu est condamné à ne rien faire sans autorisation de l'autorité, ne sera-ce pas la stagnation? Si, pour prévenir crimes, délits, fraudes, les agents de l'autorité ont le pouvoir de substituer leur action à celle des simples citoyens, ceuxci ne sont-ils pas voués à l'inertie? Si, sous prétexte d'assurer la sécurité, les agents ont le droit d'ordonner à chacun de leur obéir, sans objection, de se laisser malmener, insulter, emprisonner, ne détruisent-ils pas préciment, à l'égard de chaque citoyen, cette sécurité qu'ils ont pour mission d'assurer?

D'un autre côté, la police ne doit-elle donc intervenir que lorsque le crime est commis? Voilà le voleur, doit-elle attendre qu'il vole? Voilà le falsificateur, faut-il attendre que sa victime ait été empoisonnée? Voilà l'assassin, vous le guillotinez mais cette opération, si désagréable qu'elle puisse être pour lui, sera-elle de quelque avantage pour sa victime?

Comment concilier la liberté individuelle avec les nécessités sociales de protection? Comment concilier la liberté de la production avec les nécessités de l'hygiène?

Si le progrès politique se manifeste par la substitution de la loi à l'arbitraire, comment maintenir la sécurité, la tranquillité de la cité ou du pays en substituant la loi à l'arbitraire? Y a-t-il des règles pour interpréter ces mots : «<tapage », « scandale », « morale publique », «< <«< ordre public », « sûreté générale », « sécurité particulière », qui, sans définition, se trouvent à tout instant dans nos codes, dans nos règlements et au nom desquels des gens sont poursuivis, arrêtés, détenus, condamnés ou acquittés tous les jours?

Telles sont les questions qui me préoccupaient. Après les avoir abordées et traitées au point de vue économique et politique, je voulus les examiner là où elles se présentent à l'état aigu, entourées de plus de difficultés, au point de vue de la police.

L'étude que j'en ai faite est tout simplement une partie du plan général de mes investigations sociales. Je n'ai point recherché et ne recherche point la spécialité de policier. Voilà ce que ne pouvaient deviner ni M. Lecour, ni les agents mis à la piste du Vieux petit employé!

III

J'entends Joseph Prudhomme, le frère de M. Arthus Bertrand qui condamnait Courier, uniquement parce qu'il avait écrit un pamphlet: - Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas tenu toujours dans ces hautes sphères? vous n'eussiez pas été envoyé en prison, vous n'eussiez pas fait condamner la Lanterne et vous n'eussiez pas pu être accusé de propager le scandale, en vous livrant à des diffamations.

Ma réponse est simple. La diffamation est définie: << Toute allégation, ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération d'un citoyen. » Vraie? tant pis pour lui! S'il ne voulait pas qu'on publiât tel de ses actes, il devait commencer par ne pas le commettre. Fausse? alors, c'est de la calomnie: qu'il poursuive et obtienne réparation, rien de mieux.

Dans ma campagne contre la Préfecture de police, j'ai été diffamateur toujours, calomniateur jamais.

Calomniateur? quand il s'agit de cette institution. Le procès du 23 janvier 1879 n'a-t-il pas prouvé que c'était impossible?

On peut m'accuser d'être un fauteur de scandale. Je n'ai qu'un regret: c'est que le scandale n'ait pas été encore plus grand et ne soit pas permanent. Les coupables de scandale ne sont pas les dénonciateurs de tels actes qui, arrachés de leur ombre et mis au grand jour, soulèvent un tolle universel; ce sont les auteurs de ces actes.

Certes, je déclare hautement que plein de révoltes pour les iniquités dont j'étais le témoin, j'ai essayé de faire par

tager à tous l'indignation que j'éprouvais moi-même. Il y a eu, dans mes campagnes contre la police, un côté sentiment. Loin de le nier, j'en ai expliqué le caractère dans la Prostitution et la Morale.

J'ajoute avec Stuart Mill: «Nous sommes accusés d'exciter les passions. Nous n'avons pas honte de ce reproche. Sans passion, nous ne jetterions jamais bas les grandes iniquités. C'est là le caractère propre de la passion politique. Elle n'a tort que lorsqu'elle est dirigée contre les personnes. Qu'on comprenne que, sans haine pour les personnes, nous luttons pour la justice. »>

Mais vous avez fait des personnalités? me répond Joseph Prudhomme.

On sait que certains collectivistes-anarchistes-révolutionnaires ont inventé le délégué anonyme qui ne se distingue que par son numéro. La police n'a pas encore eu, sauf pour ses mouchards, recours à ce procédé; de sorte que j'étais bien obligé d'attribuer à M. Ansart les actes de M. Ansart, à M. Marseille les actes et les faits de M. Marseille, à M. Andrieux les faits et gestes de M. Andrieux, à M. Camescasse les exploits de M. Camescasse.

N'a-t-on pas reproché à Pascal de n'avoir pas conservé l'anonyme à Escobar?

Est-ce que la justice s'exerce sur des anonymes, sur des abstractions? Sous prétexte de garantir la sécurité, la police arrête, emprisonne : qui? non pas des x, des points impondérables, mais des hommes, des femmes ayant un nom; la justice poursuit, condamne ces hommes, ces femmes : elle attache une flétrissure à leur nom. Lui reprochet-on de faire des personnalités?

De même, dans le but d'assurer la sûreté publique, la sécurité des citoyens contre les entreprises de la police, il a bien fallu que je signale les coupables, que j'attache leur nom au pilori de leurs actes. J'ai fait des personna

1. P. 305, p. 393. - 2. P. 253. 3. Les Provinciales. Éd. FirminDidot, In-12, p. 380.

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