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A MONSIEUR

EUGÈNE MAYER

DIRECTEUR DE LA « LANTERNE »

Mon cher complice, je vous dédie ce livre. Il est plein de nos luttes communes.

Vous savez comment je devins le Vieux petit employé; mais tout le monde ne le sait pas, la police moins que personne. Je vais commencer cet ouvrage, qui lui est consacré, par cette première révélation.

I.

Vous vous rappelez qu'un jour, dans un comité électoral du 1er arrondissement en 1881, un bon citoyen, se leva et prononça ces graves paroles.

- Je suis partisan du citoyen Yves Guyot, je reconnais tous les services qu'il a rendus. Cependant il y a beaucoup de gens qui me disent: Oui, c'est vrai. Mais, enfin, tout cela n'empêche pas que le citoyen Yves Guyot est un ancien employé de la Préfecture de police. Je cherche l'excuse, je ne la trouve pas. Je voudrais savoir ce que je pourrais leur répondre.

C'est que je ne l'ai jamais été.

L'électeur de bonne volonté me regarda avec une stupéfaction annonçant qu'il ne pouvait croire à tant d'impudence. Évidemment, pour mentir avec cet aplomb, il fallait avoir été corrompu jusqu'aux moelles par cette infâme administration. Dans mon cas, ce n'était pas la caque qui sentait le hareng, c'était le hareng qui conservait l'odeur de la

caque.

il avoit à l.

porque 41 ans !

Quelques rires, qui se firent entendre, l'indignèrent. Il s'assit, consterné, en disant :

Citoyen, j'aurais préféré une autre réponse. Il vaut

mieux avouer.

- Mais puisque c'est faux, complètement faux!

Il hocha la tête, en me lançant un sourire de supériorité méprisante qui signifiait nettement :

- Ce n'est pas à un homme honnête et intelligent, comme moi, qu'on peut faire accroire de pareilles bourdes.

Et, sur les rieurs, il jeta un coup d'œil circulaire qui exprimait avec non moins de netteté un dédain affligé pour leur corruption. Il fit un mouvement pour prendre son chapeau et quitter la salle.

Un autre jour, une dame suisse m'écrivit :

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« Vous avez eu un bien mauvais début dans la vie. Heureusement qu'en le dénonçant aujourd'hui, vous rachetez le mal que vous avez pu commettre autrefois, quand vous apparteniez à cette infâme administration. »

J'eus beaucoup de peine, dans ces deux cas, à prouver que, bien loin d'être un Vieux petit employé vieilli sous le harnais, je m'étais improvisé tel, en me rendant coupable d'usurpation de trois fausses qualités: vieux, je ne le suis pas encore; petit, je ne le suis plus depuis longtemps; employé, je ne l'ai jamais été à un titre quelconque dans une administration quelconque.

c

M. Lecour s'est violemment indigné de ce que, en inventant ces lettres, « j'avais fait tout ce qu'il fallait pour leur donner un cachet de réalisme qui a dû tromper beaucoup de lecteurs. « Ces procédés constituent incontestablement une véritable manoeuvre frauduleuse1 »>, dit-il avec indignation. Je comprends que la police n'ait pas été contente d'être ma dupe; non seulement j'ai affirmé son incapacité, mais je l'ai prouvée.

La police lançait d'abord M. Brissaud, puis M. Lombard

1. Lecour. La campagne contre la Préfecture de police. Un gros vol. in-18, 1881, p. 185-186.

à la poursuite du Vieux petit employé. M. Ansart voy it le lendemain dans la Lanterne le nom des agents attacès à ma poursuite, et G...d, dit Pieds d'éléphant, et L...n, dit la Terreur des Républicains, et A...z, dit le Mouchard colonel Corbin, et le comte G. de L..., dit Tête de fouine, et, un autre jour, Triou Desgranges, qui cumulait un moment ma surveillance avec celle de M. Lepère, alors ministre du commerce, et puis X..., Y..., Z..., jusqu'à un Turc, coiffé de sa checchia, ancien repris de justice, qui, sous prétexte de vendre des pastilles du Sérail, était installé à demeure à ma porte.

Le 23 janvier 1879, le matin du procès, le secrétaire du Préfet de police, déjeunant avec un avocat de mes amis, lui dit:

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Qui ?

Il prononça un autre nom que le mien.

Trois mois après le procès, la police était si bien renseignée que M. Andrieux avait découvert qu'à moi seul j'étais une bande de bonapartistes 1. C'était du flair.

II

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Les gens de police ne m'ont point trouvé parce qu'ils sont partis de cet a priori: l'homme qui a fait cette campagne avec cet acharnement doit avoir de profonds motifs personnels de haine contre la police. Autrement, l'idée lui viendrait-elle de poursuivre cette organisation et ses principaux chefs avec cette passion? M. Lecour, en donnant sa démission, protestait « contre les injures dont il connaissait le mobile2 ».

Eh non! il ne le connaissait pas; car les mobiles qui

1. Chambre des députés, séance du 1er juillet 1879.

2. 25 octobre 1878.

m'ont poussé à engager cette campagne ne sont pas de la compétence des gens de police. Edgar Poë, dans un de. ses contes, montre comment ceux-ci, suivant certaines routines, en rapport avec leur intelligence, leur savoir, leur intellect, leur notion de la vie, sont immédiatement dépaysés quand ils se trouvent en présence des actes d'un homme qui n'est plus du monde dans lequel ils ont l'habitude d'agir.

Aujourd'hui même que je vais exposer la filiation des idées qui m'ont conduit à devenir le Vieux petit employé, le préfet de police pas plus que ses plus humbles agents ne comprendra. C'est au-dessus de lui comme audessus d'eux.

Tous mes travaux historiques et économiques m'ont prouvé que la véritable question sociale qui se représentait partout, à tous les degrés de l'évolution de l'humanité, sous toutes les latitudes, à toutes les époques préhistoriques et historiques, était celle des rapports de l'individu avec la collectivité. La politique est l'art de la résoudre.

Il y a dix ans que j'ai donné cette formule de l'évolution humaine : Le progrès est en raison inverse de l'action coercitive de l'homme sur l'homme et en raison directe de l'action de l'homme sur les choses1.

Au point de vue économique, elle est évidente. Le travail libre remplace partout le travail servile. La direction se substitue à la contrainte. L'invention permet tous les jours. de remplacer l'effort humain par le travail de quelque agent naturel. Le gouvernement croyait jadis devoir diriger la production, édictait les règlements de Colbert, établissait des privilèges, faisait des guerres commerciales pour assurer des débouchés, protégeait telles et telles industries à l'aide de tarifs de douanes. La science économique est venue démontrer que tous ces procédés, qui avaient pour but d'enrichir un pays, avaient pour résultat de le ruiner. En France, nous n'y avons pas encore complètement renoncé;

1. Voir Histoire des prolétaires.

mais la nation qui, de toutes est de beaucoup la plus avancée au point de vue économique, l'Angleterre, les a rejetés depuis longtemps.

Au point de vue politique, cette loi est également indiscutable. La direction des intérêts remplace la compres sion des personnes. Le chef de l'État n'impose plus son pouvoir à tous ses sujets au nom d'un droit préexistant, d'essence supérieure; il n'est qu'un délégué, une sorte de syndic, chargé de garantir certains intérêts de la communauté. Et les limites de ces intérêts deviennent de jour en jour plus étroites.

Avant la Révolution, le roi avait la direction religieuse de ses sujets. Aujourd'hui encore en Angleterre, l'État n'est pas laïque. Il y a quelques années, en France, il interdisait de tourner en ridicule un culte reconnu par l'État, tout en tolérant la publication des œuvres de Voltaire. Maintenant l'État se retire peu à peu du domaine religieux. Dans quelques années, la séparation sera faite complètement entre lui et l'Église.

Autrefois, l'Etat croyait devoir exercer un rôle de tutelle sur l'intelligence de ses sujets. Il séparait les doctrines en bonnes et mauvaises. Il propageait les premières, envoyait en prison les secondes. Depuis la loi de 1881 sur la presse, il a, à peu près complètement, renoncé à ce rôle de

mentor.

Je disais dans ma Science économique:

« Gouverner, c'est diriger des hommes; administrer, c'est mettre l'ordre et le mouvement dans les choses. L'État cesse de gouverner pour administrer1.

« La mission des penseurs est de déterminer rigoureusement cette formule; la mission des hommes mêlés aux affaires publiques est de la faire entrer dans les faits. Dominant de beaucoup les diverses formes politiques, elle doit être le legs du dix-neuvième siècle au vingtième. »

1. M. Levasseur, dans son Précis d'économie politique, a bien voulu citer et adopter cette formule.

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