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tions pour des républicains. Je dois vous prévenir que je n'en tiens et n'en veux tenir aucun compte. Pour moi, un républicain sera un excellent citoyen, mais un mauvais agent de police, car il n'a pas l'esprit « d'obéissance1». Telle est ma manière de voir, que ne dérangeront point «<les imputations calomnieuses » dirigées contre mes agents bonapartistes, les meilleurs de tous.

Tel est le texte réel de la réponse de M. Andrieux, fort atténuée dans le compte rendu officiel.

M. Gambetta avait montré pour M. Andrieux un certain goût dépravé. Il l'avait pris hautement sous sa protection dans la séance du 1er juillet 1879; il continua, en 1881, dans l'affaire du 23 mai, dans l'affaire Eyben, à le couvrir. M. Andrieux l'en remerciait six mois plus tard, en faisant le rapport sur lequel tomba le ministère Gambetta. Aussi pourquoi celui-ci ne s'était-il pas rappelé la phrase de Challemel-Lacour : « le modérer en le satisfaisant » et ne lui avait-il pas octroyé un portefeuille? Ce fut une honte pour la commission de n'avoir pas trouvé d'autre rapporteur. En acceptant cette mission, M. Andrieux, de son côté, prouva une fois de plus qu'il n'avait pas la moindre pudeur. Ce sera un signe caractéristique de la politique de la Chambre de 1877 qu'un homme, d'un médiocre talent, d'une consistance nulle, d'une immoralité politique flagrante, ignorant complètement des principes les plus élémentaires du service dont il était chargé, ait put tenir en échec pendant si longtemps la Capitale de la France: ce sera un signe non moins caractéristique de la Chambre de 1881 que cet homme ait encore pu y jouer un rôle; qu'après avoir servi M. Gambetta, il ait pu le renverser et mérité, d'un gouvernement, une ambassade. Il est vrai que c'était auprès du roi Alphonse. Lui seul pouvait l'agréer.

1. Textuel, séance du 25 nov. 1879.

V

Après la chute de M. Andrieux, le gouvernement chercha un préfet de police qui, moins compromis que lui, pût cependant suivre ses traditions. Il y avait, quelque part, em ployé au ministère de l'intérieur un grand monsieur qui avait été préfet dans trois ou quatre départements. Par habitude de famille, il offrait des garanties comme préfet à poigne. Son père, procureur du roi en 1848, révoqué par la révolution, avait été replacé au mois de novembre 1851, comme un de ces magistrats sur lesquel le coup d'État pouvait compter : il avait mérité cette confiance en faisant partie des commissions mixtes, et, insensible à la flétrissure de Dufaure, il n'avait point quitté son siège de conseiller à la cour de cassation. Il n'a cédé qu'à la loi de 1883. C'est de toute justice que le fils d'un homme qui proscrivait les républicains au nom de l'Empire, empoigne les républicains au nom de la République. Il y a des fonctions de famille. Celles de bourreau et de garde-chiourme sont héréditaires.

M. Camescasse a un caractère : il est naturellement ahuri. Et je comprends qu'il soit ahuri de sa position : préfet de police, député: qu'est-ce qu'il a fait pour cela? Il se sent tellement en dehors de ces doubles fonctions qu'il ne remplit ni les unes ni les autres ! M. Camescasse est le préfet Benoîton. On le trouve à l'Élysée, à la Chambre, dans les théâtres, dans les salons, dans les concerts, dans les diners d'apparat, souvent à Brest, partout, excepté à la Préfecture de police.

Encore, là, ne connaît-il que son salon. Quand il fut invité à venir répondre au questionnaire de la 7o commission, chaque fois qu'un membre lui parlait d'un rouage quelconque, il donnait un coup de coude à Cambon en lui disant à mi-voix : Est-ce que ça existe, ça?

1. 10 décembre 1881.

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La première fois qu'il parla au Conseil municipal, il ânonna; depuis, il n'a pas fait de progrès. Il a tous les lieux communs de l'avocat de province. Il met en avant les grands mots qui ne veulent rien dire et l'ordre public, et la morale publique, et l'administration! Il croit à l'administration! cela juge un homme. En attendant, s'il sait qu'il est le chef « d'une grande administration », et s'il ne veut pas laisser « péricliter entre ses mains cette administration », et s'il ne veut pas laisser entamer « la part d'autorité qui lui a été confiée », il ignore ce que peut bien être cette administration. De temps en temps, quand quelque scandale se produit, quand la police prouve son impuissance, il fait annoncer qu'il se prépare à étudier telle ou telle réforme. Il en reste à l'intention. En attendant, il suit les traditions de M. Andrieux. Il multiplie les arrestations, les cas de rebellion et de violence. Il fait des chasses aux Parisiens; il fait des chasses aux pauvres, et enfin c'est à lui que revient l'honneur de l'abominable battue d'étudiants du 27 mai 1882. Il paraît que, pendant que ses agents armés de casse-têtes, le sabre dégainé, poursuivaient les étudiants désarmés et blessaient les passants inoffensifs 1, lui, offrait un grand dîner et disait en rica

nant:

Les étudiants voulaient rosser le guet c'est la

lice qui les rossera.

po

Cet exploit lui a valu son surnom de Camescassetête, qui lui restera, et l'hommage d'un casse-tête d'honneur qu'il léguera avec orgueil à ses enfants en leur disant : Suivez l'exemple de votre grand-papa et le mien. C'est en tapant sur les autres qu'on fait les bonnes maisons. Après cet exploit, M. Camescasse qui, pour dégager sa responsabilité, avait menti impudemment au Ministre de l'intérieur, aurait dû être non seulement chassé de la Préfecture

1. Voir plus loin, liv. IV, ch. III.

2. Ce qui était faux.

3. Voy. la preuve liv. V, ch. II.

-

de police, mais poursuivi pour attentat contre des citoyens paisibles. M. Camescasse reste toujours préfet de police. Personne ne le défend au gouvernement. Tout le monde reconnaît son incapacité et l'incapacité des collaborateurs intimes dont il s'est entouré. Tout le monde reconnaît qu'il respecte la loi comme son père la respectait, quand il jugeait au nom du Coup d'État. Après avoir étalé son insuffisance au Conseil municipal, il l'a étalée à la Chambre quand il a pris la parole dans la loi sur les récidivistes. Il vient de provoquer un immense éclat de rire, en se laissant mystifier par le conspirateur, à lui tout seul, nommé Pech de Cadel. On le garde, et comme excuse, on dit : On en mettrait un autre que cela n'irait pas mieux !

VI

C'est tout à fait mon avis.

Un nouveau Préfet de police s'assied dans le fauteuil de son prédécesseur. Aussitôt ses nerfs centripètes reçoivent le choc de tous les préjugés qui s'y sont successivement installés ses cellules cérébrales se trouvent instantanément encombrées des vieux mots impolis, des formules toutes faites de la phraséologie administrative, des traditions, « respect de l'autorité », « maintien de la discipline », << secret professionnel »>, «< haine de l'anarchie », peur de la presse, de la parole, de toute lumière, vénération pour l'éteignoir et le goupillon, fatuité professionnelle, prétention à l'infaillibilité, conviction que tout individu est corvéable, bon à arrêter, insulter, maltraiter plus ou moins; les nerfs centrifuges du préfet de police, obéissant à des cellules ainsi encombrées, ne vibrent plus que pour injurier des journalistes indépendants, pour signer des nominations réactionnaires, maintenir en fonctions les ennemis de la République, écarter ses partisans, obéir aux recommandations des gens suspects, rejeter celles des hommes

qui devraient inspirer confiance, calomnier les républicains, inventer des complots de toutes couleurs, blancs et rouges, faire la bonne farce d'assommer les Parisiens, poser en conquérant de la population parisienne et jeter sur elle le va victis: simple action réflexe, influence héréditaire.

Ce sont ces raisons physiologiques qui expliquent pourquoi plus les préfets changent, plus c'est la même chose. Il ne faut en vouloir ni à M. Andrieux ni à M. Camescasse : le cerveau du préfet n'est que le cerveau des Dubois, des Delavau, des Gisquet, des Carlier, des Piétri, des Boittelle, des Voisin, inclusivement. Ce n'est plus le cerveau d'un homme, c'est le cerveau d'un Préfet de police; et comme ce cerveau sera toujours une chose très mauvaise, - le passé le prouve et le présent ne le dément pas, pour détruire cet organisme de nature aussi malfaisante que spéciale, il n'y a qu'un moyen : supprimer le Préfet de police.

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