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Cette liste comprend quarante-deux noms: cela fait une moyenne de deux ans par préfet de police.

La plupart de ces noms sont inconnus; les autres ont laissé le souvenir de scandales ou de crimes.

Gisquet a été sauvé de l'oubli par ses fusils. Maupas par sa participation au Deux Décembre. Heureux ceux qu'on ne se rappelle plus ! Je me bornerai à parler des six derniers.

Le général Valentin avait été nommé préfet de police pendant la Commune comme prévôt d'armée. Il était chargé de faire la proscription. Il a eu l'habileté d'opérer cette besogne sans trop faire parler de lui. Il était chargé, en même temps, de surveiller bonapartistes et légitimistes. Il n'empêcha point le 24 mai.

M. Léon Renault, orléaniste par ses relations, fut le préfet du 24 mai. Il eut l'habileté de manoeuvrer de telle sorte qu'il fit presque croire qu'il était républicain. Afin de garder la place aux d'Orléans, il combattit les bonapartistes et dénonça le comité de comptabilité en collaboration avec son ami Savary 1. On se rappelle le tapage. Tous les deux, depuis, se sont mis dans les affaires. On sait que M. Savary n'y a pas été heureux. Au moment où le ministère Ferry inventait les Kroumirs, M. Léon Renault allait demander, accompagné de M. Roustan, au bey de Tunis, le monopole d'une banque d'Etat et d'un mont-de-piété. Cette démarche a lié d'une manière fâcheuse son nom à l'expédition de Tunisie. Depuis, M Léon Renault poursuit sa carrière lucrative. Il semble avoir borné son ambition à devenir le successeur de Laurier.

1. Février 1875. V. déposit. Léon Renault. Annexe du rapport Savary.

II

M. Voisin était procureur impérial à Melun sous l'Empire. Il eut la chance d'être emprisonné pendant vingt-quatre heures par les Prussiens. Cet événement en fit un martyr et un député à l'Assemblée nationale. Il était sûr de n'être pas réélu; M. Buffet le nomma préfet de police. C'est assez indiquer la nature de son républicanisme. Il prit la parole une ou deux fois au Conseil municipal. Ce fut lui qui trouva que la police des mœurs tenait ses titres des capitulaires de Charlemagne. Il déclara qu'il était l'héritier des anciens lieutenants de police. M. Voisin, pour m'intimider, me fit condamner à six mois de prison, avec l'espoir de me priver de mes droits politiques, mais cet éminent jurisconsulte n'avait pas suffisamment étudié la question.

Ce magistrat de province, dépourvu de tout talent et de toute science, qui aujourd'hui devrait se trouver trop heureux d'être président d'un tribunal de chef-lieu d'arrondissement, fut nommé, après le 16 mai, conseiller à la Cour de cassation en récompense du mal qu'il avait essayé de faire à la République. Il reste convaincu que les capitulaires de Charlemagne sont toujours en vigueur.

III

M. Albert Gigot fut le premier préfet de police qui se présenta comme républicain, autant que peut l'être un ancien rédacteur de l'Union, le journal de la pure légitimité, disparu à la mort du comte de Chambord, et un catholique qui avait soin d'afficher hautement sa foi dans son cabinet d'avocat à la Cour de cassation, par l'étalage d'un grand

Christ. M.Albert Gigot fut un naïf: il prit son rôle de préfet de police au sérieux. Il essaya de faire des réformes dans son administration. Il scandalisa la Préfecture de police en manifestant quelques scrupules de légalité qui, du reste, ne l'empêchèrent point de ratifier le règlement illégal de 1843 sur la police des mœurs; mais il essaya d'y apporter des améliorations de détail. En pavant son administration de bonnes intentions, il ne contribua qu'à accentuer un peu plus sa ressemblance avec l'enfer.

Ce fut pendant qu'il faisait ces tentatives que surgit le Vieux petit employé. Les vieux grands employés de la Préfecture de police crurent que c'était le Préfet de police luimême. M. Lecour, en 1881, deux ans après, n'était pas encore convaincu du contraire. Voir son livre: La Campagne contre la Préfecture de police.

J'ai une certaine sympathie pour M. Albert Gigot. Il a mis plus d'honnêteté et de bonne foi qu'aucun autre préfet de police dans l'exercice de ses fonctions. Il ne s'est pas dit que tout était pour le mieux dans ce repaire. Loin de là. Quand les lettres du Vieux petit employé en éclairèrent les mystères horribles, il fut atterré. Il se trouvait donc le chef de cette bande! Il lui sembla tout d'un coup que lui, homme de loi, chargé de défendre la loi, l'ordre, la morale, la sécurité dans la cité, il était devenu un Frà Diavolo. Vous voyez le cauchemar. Au lieu d'arrêter les autres, il se voyait condamné à s'arrêter un jour lui-même! Et, chose aggravante, il ne trouvait pas de circonstances atténuantes: il était obligé de s'avouer que s'il en était quitte pour le bagne, il devrait se considérer comme heureux.

Alors, il dit à ses chefs de service: Ou c'est vrai, ou c'est faux! il faut que vous poursuiviez la Lanterne. M. Lecour, prudent, répondit : Non! moi je donne ma démission. M. Routier de Bullemont, malin, reprit Moi, je cumule ma retraite avec mon emploi, je garde ma retraite et me sauve sans souffler mot.

Comment! se dit avec effroi M. Albert Gigot, il suffit de la lueur de la Lanterne, et aussitôt tous s'enfuient comme

des voleurs avec effraction qui verraient tout d'un coup une lumière se diriger vers eux! Serait-ce donc vrai? et moi, honnête homme, ne serais-je qu'un chef de brigands?

Il courut après les autres, après MM. Ansart, Lombard, Marseille, Brissaud, Jacob, et il leur dit: - Non! non! vous ne vous échapperez pas ainsi. Il faut que vous veniez au grand jour de la justice! Il faut que vous pour

suiviez !

Il les entraîna à reculons au tribunal, comme Cacus emmenait les boeufs d'Hercule. Lui-même vint déposer. Puis, sa déposition faite, il s'assit sur l'estrade et écouta les témoins qui dressaient l'acte d'accusation de la Préfecture de police. Il voyait le voile se déchirer, la caverne s'éclairer. Il rentra atterré.

Mais alors reparut le catholique avec ses habitudes d'esprit scholastique. Au lieu de prendre un parti net, franc, et de dire :

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Eh bien oui, le procès de la Lanterne a fait la preuve.... Il faut donner un coup de balai, je le donne!

Il adressa à M. de Marcère une lettre, conçue en termes ambigus, d'après lesquels il semblait que le procès avait démontré les torts de la Lanterne, tandis qu'il avait si bien démontré les vices de la Préfecture de police, que tous ceux de ses chefs, que M. Gigot avait forcés à faire le procès, s'empressaient de rejoindre MM. Lecour et de Bullemont dans leur retraite. L'un d'eux cependant, M. Ansart, s'entêta à rester. M. Albert Gigot s'entêta à le défendre, comme l'ancre de miséricorde de la police. M. de Marcère s'entêta à couvrir le préfet de police et le chef de la police municipale. Il ne sauva pas la Préfecture de police; il ne sauva pas M. Ansart. Ministre et préfet coulèrent à pic sous un vote de la Chambre des députés 1. M. de Marcère, malgré tous ses efforts, n'est point remonté à flot. M. Albert Gigot a pris honorablement parti de son engloutissement et se contente d'être obscurément employé de la Compagnie des

1. Séance des 1er et 2 mars 1879. Voir livre II, ch. V.

omnibus. Je le plains: car il a été le bouc émissaire chargé des péchés de la Préfecture de police.

Je le plaindrais davantage si, par un singulier phénomène, il ne les avait pas si bien incarnés qu'il considère aujourd'hui que, faisant partie de lui-même, il est obligé de les tenir pour vertus, de sorte qu'il a écrit récemment dans la Fortnigthly review1 un article, obscur et mal fait d'ailleurs, tendant à prouver que si la Préfecture de police n'existait pas, la vertu serait exilée de la terre. Il oublie que lui-même a été forcé de s'exiler de la Préfecture de police.

IV

Il fallait un remplaçant à M. Albert Gigot. M. Andrieux venait de faire un rapport contre l'amnistie. Le ministère Waddington jugea que l'ancien démagogue lyonnais, pour avoir eu ce courage, méritait une récompense. Huit jours après, il entra à la Préfecture de police par la porte des renégats. Elle l'a conduit jusqu'à l'Église.

En janvier 1870, revenant du Midi, je m'arrêtai à Lyon et allai voir M. Andrieux, dont la renommée politique avait suivi le cours du Rhône jusqu'à Marseille. C'était une de ces renommées qu'acquièrent à bon marché les avocats aux frais de leurs clients.

Il me reçut cordialement, dans une sorte d'office, et immédiatement j'éprouvai une forte antipathic pour lui.

Dans sa manière d'envisager les questions, de parler des partis politiques, je sentais un homme sans autre foi que sa croyance en lui-même, sans autres principes que ses appétits plus ou moins avoués.

Il avait lu et médité Le 19 janvier d'Emile Ollivier, et, comme lui, il avait je ne sais quel goût dépravé pour les

1. Mars 1883.

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