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mentanément, peut se trouver sans asile; qui peut être frappé d'une dénonciation calomnieuse; qui peut avoir bu un verre de vin de trop; qui, connaissant mal sa langue et parlant à un agent qui peut ne pas mieux la connaître que lui, lance quelque épithète hasardée ou quelque mot détourné de son sens, avec ou sans mauvaise intention : le marchand, le charretier, le passant, la femme, l'enfant, tout le monde, dans un des actes de la vie habituelle. Or, la vie de tous les jours se compose d'une quantité de petits faits qui se répètent avec une terrible uniformité. On dort, on mange, on boit, on achète, on vend, on va, on vient.

Si vous avez une police tracassière, qui peut vous atteindre dans chacun de vos actes quotidiens, qui menace perpétuellement votre liberté individuelle, qui est prête à vous traduire à tout instant devant le juge de paix pour contravention ou devant la police correctionnelle pour délit imaginé par elle; qui peut vous arrêter, parce que votre visage, votre tournure, un de vos gestes a déplu à un des agents; qui peut vous déshonorer et vous ruiner, parce qu'un de vos produits, à vous marchand, n'a pas paru conforme aux règles qu'elle a imaginées, aux formules qu'elle a arrêtées; qui peut vous détenir, en violation de la loi, sous prétexte de vous consigner à la disposition du Préfet de police; qui peut vous « ligoter » et vous << passer à tabac», vous estropier et vous tuer, sans que vous puissiez avoir recours contre elle; il y a une perturbation profonde apportée dans l'existence de chaque individu, un danger perpétuel, un désordre provoqué par ceux qui prétendent représenter l'ordre, une menace continue de ceux qui ont pour mission d'assurer la sécurité.

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L'argumentation de la Préfecture de police dans ses polémiques avec moi, est celle-ci : L'individu dont vous prenez la défense est un ivrogne. Cette femme a de mauvais antécédents. Cette personne n'est pas intéres

sante.

C'est l'habitude de la police de calomnier ses victimes.
Et quelquefois, quand je signale quelque méfait de la

police, commis contre quelque malheureux, des amis me disent:

- Vous avez de bien mauvais clients. Vous eussiez mieux fait de ne rien dire. Cet individu avait commencé par se mettre dans son tort. Il était un peu ivre. Cette femme n'est ni mariée, ni vierge. Cet homme avait déjà subi une condamnation!

A cela je réponds que mes clients n'ont pas toujours été tous si mauvais. Il y en a d'immaculés, comme la femme Génin, comme la femme Clairiot. Mais, dans les cas où la police n'était coupable que de médisance, j'ai répondu : Si jamais personne ne sortait dans la rue, s'il n'y avait jamais de foule, si jamais personne ne disait un mot plus haut que l'autre, si chacun connaissait vos innombrables ordonnances qui remplissent quatre gros volumes in-8 et, en admettant qu'il les connût, pût vivre, agir, se mouvoir, en s'y conformant, votre tâche serait plus commode que celle d'une supérieure de couvent cloîtré. Mais il n'en est pas de même. Vous frappez les gens qui mettent le pied sur les plates-bandes de vos ordonnances, soit. Vous frappez des gens qui ne sont pas des saints. Vous frappez des gens suspects par leur pauvreté, leur manière d'être, leur mauvaise réputation, leur situation équivoque, mais c'est pour ceux-là surtout qu'il y a besoin de garanties.

Les garanties énumérées dans le Code d'instruction criminelle ne sont pas établies pour ceux qui ne seront jamais soupçonnés, elles sont établies pour ceux qui peuvent être soupçonnés. Les garanties juridiques ne sont pas instituées pour les gens sages qui n'auront jamais de procès, mais pour ceux qui peuvent en avoir. La liberté de la défense n'a pas pour but de protéger ceux qui n'auront pas à se défendre. On n'a pas supprimé le résumé du président parce qu'on le considérait comme susceptible de partialité contre un individu au-dessus de tout soupçon, mais contre un suspect; et ce suspect peut être vous ou moi.

Les personnes «< qui ne sont pas intéressantes »>, dans

ce cas, sont précisément celles qui offrent le plus d'intérêt, puisque ce sont elles qui, devant être le plus souvent victimes des actes de la police, l'habituent à ses pratiques et à ses procédés criminels.

Un individu est dans «< une fausse position ». Il s'agit de savoir si la police n'en abuse pas à son égard pour le perdre complètement; comme si la mission tutélaire de la police consistait à perdre des gens! Chaque homme représente un capital d'éducation, de soins, d'alimentation, d'instruction, de forces disponibles : chaque fois que la police diminue ce capital, elle porte un préjudice à la société. Loin d'avoir conscience de cette spoliation, son ambition est de multiplier les parias.

Une femme est prostituée. Il s'agit de savoir s'il n'y a plus de lois pour elle1.

Quelquefois, des réclamantes viennent me dire :

-La police m'a arrêtée et brutalisée. Encore si j'étais une fille; mais je suis une honnête femme !

Ça m'est égal! La police n'a pas plus le droit d'arrêter une prostituée que vous, s'il n'y a pas de délit. Elle n'a pas plus le droit de brutaliser une prostituée que vous. Notre droit public déclare la loi une pour tous, et ne fait pas une loi pour les femmes mariées et une loi pour les femmes qui ne le sont pas.

Ma réponse est la même pour l'homme qui vient me dire: Elle m'a ligoté ! enfoncé le cabriolet dans les chairs! battu! elle m'a traité comme un voleur!

Là n'est pas la question. Elle n'a pas plus le droit de ligoter et de passer à tabac un voleur ou un assassin que le meilleur homme du monde. D'abord, ce voleur et cet assassin, quand ils sont dans ses mains, est présumé innocent. Il peut l'être. Nous verrons par les statistiques des arrestations et des acquittements qu'il l'est souvent. Nous devons bien nous pénétrer de cette idée que tous

1. Je parlerai peu de la question de la Prostitution dans ce livre. J'ai traité le même sujet dans l'autre volume de mes Études de physiologie sociale.

les hommes, riches et pauvres, honnêtes ou malhonnêtes, doivent être égaux devant la police, et que nous ne devons pas lui livrer des classes de proscrits à l'intérieur, qui, placés en dehors de toute légalité et de toute humanité, appartiennent à son arbitraire. Il faut que les honnêtes gens de Paris du XIXe siècle ressentent pour eux cette solidarité d'homme à homme, indiquée par un esclave romain, deux siècles avant Jésus :

Homo sum, nihil humani a me alienum puto.

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« Je suis homme, et rien d'humain ne m'est étranger, au lieu de se claquemurer dans leur égoïsme en se disant: -Est-ce que ça peut m'arriver? la police des mœurs? est-ce que ça me regarde? est-ce que moi, homme tranquille, bon père de famille, bon époux, je risque d'être mis au poste, ligoté, passé à tabac ?

Ton égoïsme, comme toujours, & Joseph Prudhomme, te fait faire un mauvais calcul. Eh oui, ça peut t'arriver! ça t'arrive, comme c'est arrivé à Me Ligeron, à Mlle C... et d'autres et d'autres encore qui, se considérant comme déshonorées par l'acte dont elles ont été victimes, au lieu de le dénoncer le cachent avec soin, et hier encore à M. Heine et à Mme Génin! Ton fils peut être assommé sur le boulevard Saint-Michel et toi-même, si tu tombes au milieu d'un accès de gaîté de la police, tu peux recevoir quelques horions.

C'est précisément parce qu'on a abandonné à la police « les personnes qui ne sont pas intéressantes »>, que le parquet n'a pas vu grand mal à ce qu'elle violât la loi à feur égard, qu'il n'a jamais fait attention aux plaintes qu'elles portaient contre les procédés de ligotage et de passage au tabac, que j'ai pris en main cette clientèle. On avouera, au moins, que mon choix est désintéressé. La plupart des gens qui la composent ne sont même pas

1. Voy. liv. IV, ch. I.

électeurs. Je suis sûr qu'ils ignorent complètement mes efforts; et les connussent-ils que, probablement, ils ne me manifesteraient pas leur reconnaissance autrement que les galériens que Don Quichotte avait délivrés. Ils le chassèrent à coups de pierres. On voit que ma position est agréable: mes clients, d'un côté, la police, de l'autre ; j'en ai déjà goûté les charmes à la salle Rivoli, le 11 mars 1883.

IV

Je ne récrimine pas : c'était prévu.

Quand nous avons engagé la lutte, mon cher Mayer, nous nous sommes d'autant moins dissimulé les dangers qu'elle pouvait présenter que nous connaissions mieux les procédés dont la police était capable. Au cours de la campagne, vous avez résisté aux conseils effarés, aux avertissements timorés qui vous montraient un précipice à chaque pas. Je ne saurais trop vous remercier d'être allé, sans hésiter, sans un moment de faiblesse, jusqu'au procès du 23 janvier 1879. Il a été un triomphe pour la Lanterne; et le lendemain de la victoire tout le monde eût volontiers livré la bataille; mais la veille?....

Pendant que je me servais de mes renseignements, accumulés de longue date, de votre côté, vous faisiez l'instruction, prépariez les preuves: c'est ce procédé, nous pouvons bien le dire maintenant, pour donner à la police. une leçon de police, qui l'a déroutée dans ses recherches. Elle a frappé les témoins qui avaient déposé dans le procès, les prenant pour nos complices, comme si j'avais été assez naïf pour brûler les miens!

Quand la liste des témoins fut notifiée à la Préfecture de police, M. Gigot la montra à M. Ansart et lui demanda: Qu'avez vous à dire?

M. Ansart resta stupéfait: Je n'ai rien à dire, dit-il.

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