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rir & de déchoir; le confentement mutuel & unanime rend juftes les dé marches d'une perfonne qui, avec des efpeces d'argent, agrandit, étend, augmente fes Poffeffions, autant qu'il lui plaît.

PROPRIÉTÉ SUPRÊME OU ÉMINENTE DE L'ÉTA T.

GARDO

ARDONS-NOUS bien de regarder les princes qui regnent en Europe comme étant les propriétaires, foit des biens, foit des perfonnes de leurs fujets.

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Loyfeau, dans fon traité des feigneuries (a), a parlé amplement du gouvernement monarchique. Il dit qu'il y a deux fortes de monarques, favoir les monarques feigneurs & les monarques fouverains, ou qu'il y a deux efpeces de monarchies, l'une qu'il appelle feigneuriale, & l'autre qu'il appelle royale. Cette diftinction avoit été faite originairement par Bodin en fa république (b), mais Loyfeau l'a beaucoup mieux développée. Il appelle monarques ou princes feigneurs ceux qui ont toute principauté & toute propriété ou feigneurie privée; tant fur les perfonnes que fur les biens de leurs fujets, lefquels (dit-il) ne font pas feulement fujets, mais efclaves tout-à-fait, n'ayant ni la liberté de leurs perfonnes ni aucune feigneurie de leurs biens, qu'ils ne poffedent qu'à droit de pécule & par fouffrance du prince feigneur. D'où il s'enfuit qu'une telle monarchie feigneuriale eft direc tement contre nature qui nous a faits tous libres. Après avoir obfervé qu'il y a eu anciennement plufieurs monarchies de cette efpece, & qu'il y en a peut-être encore, néanmoins, (dit-il) il faut confeffer que ces monar. chies feigneuriales font barbares & contre nature, & particulièrement qu'elles font indignes des princes chrétiens, qui ont aboli volontairement l'efclavage en leur pays. Il explique enfuite ce qui regarde les monarques qu'il appelle princes fouverains, qui n'ont pas la feigneurie privée des perfonnes ni des biens de leurs fujets; & dans le chapitre fuivant (c), il entre dans un plus grand détail fur ce qui appartient à la fouveraineté. Il réfulté des paroles de cet auteur que la monarchie françoise est fouveraine & ab. folue, mais qu'elle n'eft pas feigneuriale; c'eft-à-dire que le roi n'a pas la feigneurie privée des perfonnes & des biens de fes fujets. Toutes les loix & toutes les ordonnances de nos rois difent ou fuppofent par-tour, que les particuliers ont la Propriété de leurs biens, & nous avons mille &

(a) Chap. 2.

(b) Liv. 2. ch. 2. & 3.

C) Chap. 3.

mille

mille exemples que, lorfque nos rois veulent acquérir quelque bien appartenant à leurs fujets, ils en ufent comme feroient les particuliers, ils en payent le prix, & c'eft fur quoi il a été fait un grand nombre de réglemens dans ce royaume; mais fi les fouverains les plus abfolus en Europe n'ont point le domaine privé, la feigneurie privée dont on parle ici, ils ont tous néceffairement un domaine éminent & fupérieur, & fur les biens & fur les perfonnes de leurs fujets. Traitons ce point relativement à ces deux objets.

Ce que j'appelle ici domaine éminent & fupérieur de l'Etat, Propriété fuprême, les uns l'appellent domaine de protection & de jurifdiction (a); les autres, domaine de puissance (b) quelques autres, puiffance & feigneurie publique (c).

Le but de toute fociété civile demande que les droits naturels ou acquis de chaque citoyen, foient foumis à la puiffance fouveraine. S'il eft un droit particulier qui donne à chaque citoyen le domaine de ce qu'il poffede, il en eft un autre fupérieur lequel eft la fource, la regle, & l'interprete infaillible de toutes les loix qui ont pour objet les Propriétés particulieres. Ce droit éminent & fupérieur, réfidant dans la communauté ou dans le prince qui la représente éminemment, abforbe le droit des particuliers, toutes les fois que cela eft néceffaire pour l'intérêt du tout dont ils font les membres. La raifon en eft que l'intérêt particulier doit toujours céder à l'intérêt général (d), selon l'intention expreffe ou préfumée des fondateurs de la fociété.

C'eft pour remplir cet objet, que le pouvoir royal eft au-deffus du pouvoir paternel; qu'un citoyen doit obéir à fon fouverain, préférablement à fon pere, & que le fouverain laiffe plus ou moins d'autorité aux peres fur leurs enfans, fuivant qu'il le juge néceffaire au bien public. C'eft pour la même fin que le fouverain pour fe fervir des biens des fujets, les aliéner, les détruire, je ne dis pas feulement dans le cas d'une néceffité extrême (car ce cas donne quelque forte de droit aux particuliers même fur les biens d'autrui je dis dans tous les cas où l'intérêt public l'exige.

Lever des impôts qui engloutiffent une partie des revenus de chaque particulier; faire des réglemens qui prennent fur la libre difpofition de fes biens; porter des loix qui le gênent, c'eft de la part du fouverain exercer le droit qu'a l'Etat de difpofer de ce qui appartient à chaque fujet, & dont chaque fujet trouve l'équivalent dans la protection commune que reçoivent les citoyens. C'eft pour cela que le prince prend les terres de fes

(a) Ad Cafarem poteftas omnium pertinet, ad fingulos proprietas. Senec. de benef. 1. 1. (b) Cujus eft, quidquid eft omnium tantum ipfe quantum omnes habent. Panegyr. Plin. jun. (c) Loyfeau, Traité des feigneuries, ch. X. n. 26, 27, 28 & fuivans.

(d) Salus populi fuprema lex efto.

Tome XXVII.

M

fujets, pour y faire des fortifications ou d'autres ouvrages publics; qu'il s'en fert pour faire des digues, afin de préferver un pays des inondations, qu'il inonde des terres entieres pour fufpendre la marche de l'ennemi; qu'il ravage un pays pour empêcher l'ennemi de fubfifter; qu'il abat des maisons pour arrêter un incendie, &c. Le droit de borner non-feulement l'ufage des biens des fujets, mais de s'en faifir & de les tourner. à l'utilité du public, eft fi effentiel à la fouveraineté, qu'elle confifte dans la fuprême puiffance de pourvoir à tout ce qu'elle juge néceffaire à l'uti lité commune. (a).

Mais cette Propriété éminente de l'Etat n'a d'étendue qu'autant que lui en donne l'intérêt public. Ce n'eft pas pour en difpofer comme il lui plaît, que le fouverain eft maître abfolu du bien de fes fujets, c'eft pour en faire ce qui eft utile au bien du royaume (b); on lui en laiffe la difpofition, mais il ne doit en ufer que pour la néceffité, pour l'utilité, ou pour la commodité publique. Dire que le prince eft maître abfolu de tous les biens de fes fujets, fans égards, fans compte ni difcuffion, c'eft fuivant la remarque d'un auteur judicieux (c), l'opinion d'un favori qui fe dédira à l'agonie.

Le prince, dans le cas que je dis, difpofe des biens des particuliers, comme s'ils appartenoient au public. Ce n'eft pas comme propriétaire qu'il en difpofe, car il ne l'eft pas, c'est comme fouverain, obligé de pourvoir aux befoins de la fociété, à laquelle chacun de ceux qui la composent a promis expreffément ou tacitement de faire un tel facrifice en faveur du bien public. Un citoyen eft légitimement forcé de céder fon champ & fa maison paternelle à l'Etat, s'il s'agit de faire des canaux, de grands chemins, des fortifications. Le motif feul de la décoration publique fait même ceffer le droit particulier, bien entendu que le citoyen dont on a pris ainfi les biens, doit être dédommagé par l'Etat de la valeur des chofes dont l'Etat a difpofé pour l'utilité commune.

La province de Zélande, avoit fait dans ces derniers temps, un ufage marqué de ce droit fupérieur & éminent qu'a tout fouverain fur le bien des fujets. Deux villes de cette province, Fleffingue & Terveer, avoient été inféodées par l'ancien fouverain du pays aux auteurs du prince de Naffau d'aujourd'hui. La province de Zélande les définféoda; parce qu'elle crut que l'autorité que l'inféodation donnoit au marquis de Fleffingue & de Terveer, pouvoit devenir dangereufe pour le fouverain entre les mains du Prince de Naffau, qui étoit alors ftadthouder de trois des fept Provinces-Unies, & dont l'autorité étoit fort bornée. Il ne fervit de rien à ce

(a) Cafar omnia imperio poffidet, finguli dominio. Senec. de benef. 1. 1.

(b) Ditionis non proprietatis; tuitionis non deftru&tionis; omnia regitis, fed fuum cuique Jervatis, dit Symmachus aux princes. X. Ep. 54.

(c) La Bruyere, Caracteres, ch. X. du fouverain & de la république,

feigneus, que les trois provinces ftadthoudériennes, & même l'une des villes dévaffelées, comme l'on parle en Hollande, fe fuffent oppofées à la définféodation. La province de Zélande fe déclara quiete envers le prince de Naffau, moyennant un dédommagement qu'elle arbitra en argent, & qu'elle dépofa dans un lieu public, parce que le prince de Naffau ne voulut point la recevoir (a). Mais cette province & toutes les autres ayant nommé le prince de Naffau pour leur ftadthouder, capitaine & amiralgénéral avec une autorité très-étendue, par la révolution de 1748, la Zélande le rétablit dans tous les droits patrimoniaux, & dans toutes les prérogatives qui lui appartenoient, comme marquis de Fleffingue & de Terveer.

L'Etat ou le fouverain a ce même droit éminent & fupérieur fur les perfonnes comme fur les biens des fujets ainfi, le fouverain eft en droit de les envoyer faire la guerre, d'expofer leur vie, & de les employer à tout ce qu'il juge à propos, non en fe propofant directement la mort de fes fujets, mais dans la vue de repouffer l'ennemi, de défendre l'Etat, de pourvoir au bien public.

Pour défendre certains poftes, un commandant nomme les officiers & les foldats qu'il juge les plus propres à leur défenfe; & s'il y a plufieurs fujets qui en foient également capables, il y envoie qui bon lui femble. Ceux fur qui le choix du commandant eft tombé, doivent tenir ferme dans le pofte où il les a placés, duffent-ils périr. Que ne devons-nous pas au gouvernement! Il eft jufte, dans des cas de néceffité qui n'arrivent que rarement, que nous expofions & que nous facrifiions même notre vie pour le falut de la patrie commune, par l'ordre de ceux qui ont l'autorité du commandement. Il vaut beaucoup mieux que, dans les fociétés civiles, nous courions en certains cas, quelques dangers avec plufieurs de nos concitoyens, que d'être expofés continuellement nous feuls à toutes fortes de périls, comme nous le ferions dans la folitude de l'état naturel. C'eft la condition attachée à la protection que nous recevons du gouvernement, que tout membre concoure à la défenfe du corps. C'eft la loi de la guerre que tout officier obéiffe aux ordres du commandant. Perfonne ne prend le parti des armes, qu'il ne s'engage de fuivre aveuglément les ordres du général.

Lorfque l'Etat eft menacé d'un péril imminent, s'il ne fe réfout à livrer l'un de fes citoyens, pour appaifer la colere d'un prince puiffant qui en veut à fa vie, l'Etat doit-il le livrer? Il faut, pour réfoudre cette queftion, établir différentes hypotheses.

Le citoyen qui eft demandé pour avoir commis un crime particulier,

(4) Voyez les remarques de Temple fur l'état des Provinces-unies, p. 139. Voyez auffi, dans le corps univerfel diplomatique du droit des gens, tout ce qui fe paffa au fujet de cette définféodation, II. partie du tom. II. du fupplément, depuis la page 340 jusqu'à la

page 412.

peut employer les voies qu'il a d'échapper aux poursuites de ceux qui le veulent perdre, pourvu qu'il le faffe d'une maniere qui n'attire point de mal fur l'Etat d'où il fort, ni fur celui où il va fe réfugier. Mais l'Etat dont il eft membre doit, fi le crime eft réel, ou le punir, ou le livrer. Si, pour tirer vengeance d'un crime réputé commun, on demande quelques particuliers qui n'en ont pas été personnellement les auteurs, le fort eft la voie la plus équitable pour décider, entre plufieurs perfonnes égales, quelle eft celle qui doit fouffrir la peine qu'aucun citoyen ne mérite plus que l'autre. Le fujet fur qui le fort eft tombé, n'auroit aucune raison de refufer de fe foumettre à cette décifion.

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On demande un citoyen, ou pour lui ôter la vie, ou pour lui faire fouffrir un grand mal, fous quelque mauvais prétexte, & fans qu'il ait commis aucun crime ni commun ni particulier, l'Etat qui n'a pas le pouvoir de réfifter, s'expofera-t-il à périr pour défendre un citoyen? Cela ne mettroit pas à couvert l'innocent, qui d'ailleurs n'a aucun droit de prétendre que l'Etat s'expofe pour le fauver. Ceux qui gouvernent doivent tendre au bien commun, & ils ont conféquemment le droit de livrer à un ennemi puiffant qui les menace, un citoyen innocent s'ils peuvent, par cette voie, fauver la ville & l'Etat qui gouverne, & s'ils jugent à propos de le faire. En ce cas-là, le malheureux perfécuté n'a de reffource que dans la fuite; mais fi tous fes efforts font inutiles, il doit fe réfoudre à fupporter patiemment une infortune où il peut conferver fa conscience pure. Pour ce qui eft de l'Etat, après avoir fait tout fon poffible, pour fe garantir du malheur qui le menace, en continuant de protéger le citoyen, ou pour fauver cet innocent en facilitant fa fuite, il peut l'abandonner, parce que l'intérêt de ce particulier doit céder à l'intérêt commun de l'Etat, que le fouverain ne doit jamais perdre de vue.

Il eft fouvent néceffaire de donner des otages pour la fureté de l'exécution d'un traité public. Le fouverain peut contraindre quelques-uns de fes sujets à fe mettre, pour cette raison, entre les mains du prince avec qui il traite, s'il ne fe préfente perfonne qui offre d'y aller volontairement. Lorfqu'on a affaire à un ennemi dont la puiffance eft fupérieure, qui demande pour otages précisément certaines perfonnes, il ne semble pas qu'elles puiffent éluder légitimement cette pourfuite; mais s'il eft indifférent & à l'Etat & au prince avec qui il traite, que les otages qu'on donne foient choifis entre plufieurs citoyens d'un même ordre, l'expédient le plus naturel eft encore de les faire tirer au fort. Que fi les otages font donnés pour un espace de temps confidérable, il eft jufte de les faire relever par d'autres. L'Etat doit indemnifer les otages des pertes & de la dépense extraordinaire qu'ils font, pour être involontairement abfent de chez eux; & c'eft ce qu'on ne manque jamais de faire.

Voilà ce que je puis dire ici des otages relativement au droit public.

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