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approprier une partie fans le confentement des autres qui auroient pu en faire autant. On ne perd point un droit, fans le confentement de celui qui veut bien y renoncer.

Il eft au refte fort difficile de trouver des traces de la Propriété pro-. prement ainfi nommée, avant l'établiffement des fociétés civiles, & que les hommes fe fuffent affez dégroffis pour appercevoir la différence qu'il y a entre le pouvoir physique, & le pouvoir moral, fuite du droit. Dans les deux premiers âges de la vie, lorfque les hommes étoient chaffeurs ou pafteurs, on avoit à peine l'idée de Propriété fur les fonds de terre, les hommes ignorant entiérement l'agriculture, ignorant également l'art de bâtir, fi ce n'étoit des cabanes qu'ils conftruifoient & détruifoient en un clin-d'œil, n'avoient point d'habitations fixes; mais rassemblés en hordes ou tribus, ils erroient de côté & d'autre pour trouver des endroits où leurs troupeaux puffent paître. Tant que les hommes menerent cette vie vaga bonde, ils uferent des fonds de terre & de leurs productions, comme de l'air ou de l'eau. Un pâturage étoit regardé comme appartenant à une horde ou tribu, tant qu'elle en étoit en jouiffance, parce que perfonne d'autre n'en réclamoit l'ufage : il en étoit de même de l'air qu'ils refpiroient, & de l'eau dont ils buvoient. Du moment où ils alloient s'établir ailleurs, il ne reftoit plus aucun rapport entr'eux, & le champ qu'ils abandonnoient. Ce champ étoit ouvert aux nouveaux venus, qui avoient droit de s'en emparer & d'en jouir, comme s'il n'eût pas été anciennement occupé. On peut donc conclure delà, que tant que les hommes menerent la vie de pasteurs, fans former une fociété civile, il n'y eut entr'eux & les fonds de terre point de rapport, formé d'une maniere affez diftin&te, pour que ce rapport pût être appellé une vraie Propriété. Voyez fur ce fujet la defcription que donne Thucydide au commencement de fon hiftoire du premier état, de la Grece.

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L'agriculture que nous pouvons regarder comme le troifieme âge de la vie fociale produifit le rapport de Propriété des fonds de terre. Un homme qui s'eft donné des peines pour préparer un champ par la culture où il a employé le fecours de l'art le faifant valoir par-là, fuivant le calcul de Locke, Gouvernement civil, ch. iv. au-deffus de ce qu'abandonné à la nature il auroit produit, cet homme, dis-je, fe forme dans fon efprit l'idée d'un rapport intime avec ce champ. Il contracte par degrés une af fection finguliere pour ce morceau de terre, qui en quelque façon, eft l'ouvrage de ses mains. Il préfere de vivre fur cette terre plutôt que partout ailleurs, & fouhaite d'y dépofer fes os. Cette terre eft un objet qui affecte fon imagination, & s'en occupe, foit qu'il refte fédentaire, ou qu'il foit hors de chez lui. Après une campagne, ou une guerre de plufieurs années en pays étrangers, il revient dans fa maison & dans fa terre avec empreffement, pour y paffer fon temps dans la joie & l'abondance. Ces expériences développent par degrés le rapport de la Propriété, ce rapport

eft diftingué de la poffeffion; & la vive perception de la Propriété relativement à un objet fi confidérable, contribue principalement à cette diftinction. S'il arrive qu'un propriétaire foit dépoffédé en fon absence, tout le monde fent & reconnoît l'injuftice qui lui eft faite, parce que lorfqu'il a commencé à travailler cette terre, tout le monde tacitement au moins a confenti à la lui accorder; ainfi on ne voit qu'avec peine qu'un autre la lui enleve. Suivant l'opinion généralement admife, il continue donc d'être propriétaire, & l'action réelle lui fera donnée contre le poffeffeur, à qui la Propriété ne peut être transférée par un acte contraire aux bonnes mœurs. Il y a donc toute apparence que l'origine & les progrès de la Propriété proprement dite ne font pas différens de ceux des fociétés civiles & de l'agriculture; car la Propriété des biens immobiliaires demandoit une vie fixe & permanente; état qu'on doit attribuer à l'établissement des sociétés civiles, & aux progrès de l'agriculture.

On pourroit nous faire cette queftion: la Propriété eft-elle de droit naturel proprement ainfi nommé? On peut prendre ces mots de droit naturel ou pour un précepte proprement ainfi dit de la loi naturelle; ou pour une maxime qui fuppofe quelque établiffement humain. Au premier égard l'expreffion veut dire que le droit naturel ordonne de faire telle ou telle chose; mais dans l'autre fens, elle fignifie feulement que la droite raison confeilloit d'établir telle ou telle chofe, pour l'avantage de la fociété humaine en général; car ce qui a été introduit pour le bien particulier d'un Etat eft purement de droit civil ou pofitif. Quand donc on demande fi la Propriété des biens tire fon origine du droit naturel; cela doit s'entendre au dernier fens. En effet, les hommes étant faits de telle maniere qu'ils n'auroient pu, fans la propriété des biens, vivre ensemble dans une fociété honnête & paifible, depuis qu'ils fe furent multipliés, & qu'ils eurent commencé à inventer divers arts pour rendre la vie plus commode & plus agréable; la conftitution des chofes humaines & le but du droit naturel demandoient alors un tel établissement.

Voyons à préfent quel eft l'objet de la Propriété; c'eft-à-dire, quelles font les chofes qui en font fufceptibles, & qui peuvent appartenir en propre à quelqu'un.

En général, afin qu'une chofe foit fufceptible de Propriété, il faut 1°. qu'elle foit de nature à être poffédée d'une maniere, ou d'une autre ; car le but & l'ufage de la Propriété confiftent dans la poffeffion. 2°. Il faut que l'on foit à portée de s'emparer de cette chofe & de la garder, autrement toutes les prétentions qu'on voudroit avoir fur elle, feroient inutiles.

Puffendorf exige outre cela deux autres conditions. La premiere, que les chofes dont on veut acquérir la Propriété foient de quelque ufage: la feconde, qu'elles ne foient pas, par elles-mêmes d'un ufage inépuisable. Mais ces conditions ne paroiffent pas néceffaires. Car premiérement, il

feroit peut-être bien difficile de donner quelque exemple d'une chofe qui foit abfolument inutile, & il fuffit que l'on trouve quelque plaisir à l'avoir. Ce feroit cependant un plaifir bien cruel, fi pour nous le procurer, nous nous appropryions une chofe qui nous eft absolument inutile, qui pouvoit être de quelque utilité aux autres; & que nous vouluffions nous en emparer uniquement pour l'avoir, n'ayant d'autre réponse à donner à celui qui dans l'établissement de la fociété nous l'auroit demandée pour lui, en nous repréfentant qu'elle nous eft inutile, & qu'elle lui eft avantageufe: que vous importe donc, fi je veux l'avoir? » A cela, ajoute Barbeyrac, il n'y a Il me » point de réplique. « Note L. fur Puffendorf, liv. iv. ch. v. §. 2. femble cependant que les devoirs de l'humanité y répliquent affez.

Il reste encore une queftion à examiner, savoir, fi l'établissement de la Propriété des biens eft avantageux au genre-humain, ou s'il auroit mieux valu pour les hommes qu'ils demeuraffent dans la communauté primitive? Je réponds, que depuis la multiplication du genre-humain, l'établissement de la Propriété des biens étoit abfolument néceffaire au bonheur des particuliers, au repos & à la tranquillité publique. Car 10. une communauté univerfelle des biens, qui auroient pu avoir lieu entre des hommes parfaitement équitables & libres de toute paffion déréglée, ne fauroit être qu'injufte, chimérique, & pleine d'inconvéniens entre des hommes faits comme ils le font. 2°. Dans une communauté de toutes chofes, chacun étant obligé de rapporter à la maffe commune tout le fruit de fon induftrie & de fon travail, il y auroit des difputes fans nombre fur l'égalité du travail, & de ce que chacun confumeroit pour fon ufage. 3°. Si chacun pouvoit trouver dans le fond commun ce qu'il lui faut pour fa fubfiftance, la plupart des hommes comptant fur le travail d'autrui, fe livreroient à la pareffe & à l'oifiveté; & ainfi on manqueroit bientôt du néceffaire & de l'utile. 4°. Si tout étoit commun, il n'y auroit plus de befoins; & s'il n'y a plus de befoins, il n'y aura plus d'arts, plus de fciences, plus d'inventions. 5°. Suppofez au contraire la Propriété, chacun prend foin de ce qui lui appartient; tous font excités au travail & les avantages que chacun retire de fon application & de fon induftrie donnent la naiffance aux arts, aux fciences, aux inventions les plus utiles & les plus commodes. 6°. Enfin la communauté produifant une égalité de poffeffions & de richeffes, elle établit auffi une égalité entiere dans les conditions. Mais cela banniroit toute fubordination, réduiroit les hommes à fe fervir eux-mêmes, & à ne pouvoir être fecourus les uns des autres. Ainfi tariroit la principale fource du commerce mutuel d'offices & de fervices; & les hommes fe trouveroient dans une telle indépendance les uns des autres, qu'il n'y auroit prefque plus de fociété entr'eux.

La Propriété produit encore un plus grand avantage, je veux dire celui de nous mettre à portée de fatisfaire les plus nobles affections de l'ame. Si les dons de la fortune étoient communs, quelle occafion la générosité,

la

la bienfaisance, la charité, auroient-elles de fe fignaler? Les nobles prins cipes manquant d'objets fur lefquels ils puffent s'exercer, refteroient à jamais dans l'inaction, Or, que feroit l'homme fans eux? Une vile créature diftinguée à la vérité des brutes par fa conformation extérieure, mais d'une nature peu relevée au-deffus de celle de ces mêmes brutes. La reconnoiffance & la compaffion pourroient agir quelquefois; mais dans l'état présent des chofes, ces fentimens ont beaucoup plus d'activité. Les principes de l'homme font adaptés avec une fagesse infinie aux-circonftances extérieures de fa condition, & ces principes réunis forment une conftitution réguliere, où l'harmonie regne dans toutes les parties.

Rien n'étoit donc plus conforme à la droite raifon, & par conféquent au droit naturel, que l'établiffement de la Propriété des biens, puifque fans cela il auroit été impoffible que les hommes vécuffent dans une fociété paisible, commode & agréable.

Malgré toutes ces raifons, Platon, Thomas Morus & Thomas Campanelle ont voulu introduire la communauté des biens: quoiqu'ils penfaffent à une communauté pofitive: le premier dans fa république; le fecond dans fon utopie; & le troifieme dans fa république du foleil. Mais, il eft facile d'imaginer & de fuppofer des hommes parfaits: la queftion eft d'en trouver de tels qui exiftent réellement. On a beau dire que le mien & le tien font la caufe de toutes les guerres; il eft certain au contraire, que le mien & le tien ont été introduits pour éviter les conteftations. D'où vient que Platon lui-même appelle la pierre qui marque les limites du champ une chofe facrée qui fépare l'amitié & l'inimitié, De Leg. lib. viij. Mais ce qui donne lieu à une infinité de querelles & de divifions, c'est l'avarice & l'avidité des hommes, qui les portent à franchir fans retenue les bornes du mien & du tien, réglées ou par des conventions particulieres, ou par des loix.

SENTIMENT de Locke fur le droit de Propriété.

CHACUN

HACUN a un droit particulier fur la propre perfonne, fur laquelle nul. autre ne peut avoir aucune prétention. Le travail de fon corps & l'ouvrage de fes mains font fon bien propre. Tout ce qu'il a tiré de l'état de nature, par fa peine & fon induftrie, appartient à lui feul car cette peine & cette induftrie étant fa peine & fon induftrie propre & feule, perfonne ne fauroit avoir droit fur ce qui a été acquis par cette peine & cette induftrie, fur-tout s'il refte aux autres affez de femblables & d'auffi bonnes choles communes.

Un homme qui fe nourrit de glands qu'il amaffe fous un chêne, ou de pommes qu'il cueille fur des arbres, dans un bois, fe les approprie certainement par-là. On ne fauroit contefter que ce dont il fe nourrit en cette occafion, ne lui appartienne légitimement. Je demande donc; quand estTome XXVII.

L

ce que ces chofes qu'il mange, commencent à lui appartenir en propre ? Lorfqu'il les digere, ou lorsqu'il les mange, ou lorfqu'il les cuir, ou lorfqu'il les porte chez lui, ou lorsqu'il les cueille? Il eft vifible qu'il n'y a rien qui puiffe les rendre fiennes, que le foin & la peine qu'il prend de les cueillir. Son travail diftingue & fépare alors ces fruits des autres biens qui font communs : il y ajoute quelque chofe de plus que la nature, la mere commune de tous, n'y a mis: & par ce moyen ils deviennent fon bien particulier. Dira-t-on qu'il n'a point un droit de cette forte fur ce gland & fur ces pommes qu'il s'eft appropriés, à caufe qu'il n'a pas làdeffus le confentement de tous les hommes? Dira-t-on que c'eft un vol, de prendre pour foi & de s'attribuer uniquement ce qui appartient à tous en commun? Si un tel confentement étoit néceffaire, la perfonne dont il s'agit, auroit pu mourir de faim, nonobftant l'abondance au milieu de laquelle Dieu l'a mife. Nous voyons, que dans les communautés qui ont été formées par accord & par traité, ce qui est laiffé en commun, feroit entiérement inutile, fi on ne pouvoit en prendre & s'en approprier quelque partie par quelque voie. Il eft certain qu'en ces circonftances on n'a pas befoin du confentement de tous les membres de la fociété. Ainfi, l'herbe que mon cheval mange, les mottes de terres que mon valet a arrachées, & les terres que je laboure dans des contrées vagues auxquelles j'ai un droit commun avec d'autres, deviennent mon bien & mon héritage propre fans le confentement de qui que ce foit. Le travail, qui eft mien, mettant ces chofes hors de l'état commun où elles étoient, les a fixées & me les a appropriées.

L'eau qui coule d'une fontaine publique, appartient à chacun : mais si une perfonne en remplit fa cruche, qui doute que l'eau qui y eft contenue n'appartienne à cette perfonne feule? Sa peine a tiré cette eau, pour ainsi dire, des mains de la nature, entre lefquelles elle étoit commune & appartenoit également à tous fes enfans, & l'a appropriée à la perfonne qui l'a puifée.

Ainfi, cette loi de la raison fait que le cerf qu'un Indien a tué, eft réputé le bien propre de cet homme qui a employé fon travail & fon adreffe, pour acquérir une chofe fur laquelle chacun avoit auparavant un droit commun. Et parmi les peuples civilifés, qui ont fait tant de loix pofitives pour déterminer la Propriété des chofes, cette loi originale de la nature touchant le commencement du droit particulier que des gens acquierent fur ce qui auparavant étoit commun, à toujours eu lieu & a montré fa force & fon efficace. En vertu de cette loi, le poiffon qu'un homme prend dans l'Océan, ce commun & grand vivier du genre-humain, ou l'ambregris qu'il y pêche, eft mis par fon travail hors de cet état commun où la nature l'avoit laiffé, & devient fon bien propre. Si quelqu'un, même parmi nous, pourfuit à la chaffe un lievre; ce lievre eft cenfé appartenir, durant la chaffe, à celui feul qui le pourfuit. Ce lievre eft bien une de

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