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tenoient à perfonne en particulier, mais l'ufufruit appartenoit également & à ceux qu'on en veut exclure, & à celui qui s'en eft emparé, or, dès qu'on s'approprie le fond, on en refuse l'ufufruit; ce qui demande néceffairement une convention ou expreffe ou au moins tacite. L'écriture fainte nous en fournit plufieurs exemples. Mais rien ne fera capable de nous faire fentir la vérité de cette opinion que la foibleffe des raifons dont Barbeyrac, Locke, Burlamaqui, font ufage pour foutenir le contraire les voici. 1o. La feule intention de Dieu, la deftination qu'il fait des biens de la terre aux hommes, & l'acceptation des hommes, fuffifent certainement pour établir la Propriété.

Si l'intention de Dieu & la deftination qu'il fait des biens de la terre aux hommes fuffifoit pour établir la Propriété, elle ne feroit pas un fait humain, mais un état naturel. Car l'homme trouveroit tout cela en fortant des mains de la nature fans qu'il y eût la moindre part. Qu'on ne dife pas que l'homme a quelque part à cet établiffement, à caufe de fon acceptation car l'acceptation des biens de la terre eft une fuite néceffaire de la loi de la confervation, & par conféquent néceffaire: mais tout fait humain tout état acceffoire, tel que celui de la Propriété, doit être libre. Or, tout le monde convient que la Propriété eft un état acceffoire, & par conféquent libre. Ajoutez que fi l'intention de Dieu, la deftination qu'il fait des biens de la terre, & l'acceptation des hommes fuffifoient pour établir la Propriété, l'occupation feroit inutile: cependant Burlamaqui demande la prife de poffeffion pour titre de Propriété. Il eft vrai que l'intention de Dieu, & la difpofition qu'il a fait des biens de la terre, eft que les hommes s'en ferviffent pour leur nourriture, & pour leur confervation & que l'homme a accepté cet ufage; mais on ne voit pas encore par tout cela pourquoi un homme doit s'emparer d'une partie à l'exclufion d'un autre; tout cela pouvant très-bien avoir lieu dans la communauté pri

mitive.

Dieu donc a deftiné les biens de la terre pour l'ufage des hommes, laiffant à leur prudence & aux lumieres d'une raifon éclairée, à voir quelles mefures il falloit prendre pour empêcher que l'ufage de ce droit commun ne produifît la difcorde parmi eux. En effet, Dieu n'a point prescrit une certaine maniere de poffeder les biens du monde, à laquelle tous les hommes foient tenus de fe conformer: ce font les hommes eux-mêmes qui ont réglé cela, felon que le repos & l'avantage de la fociété le demandoit. Or, comment auroient-ils pu parvenir à ce but falutaire fans convention, & par une fimple prife de poffeffion?

2o. Une convention, un confentement de tous ceux qui ont droit de fe fervir d'une chofe, eft moralement impoffible.

Il n'eft pas non plus néceffaire. Car le but du créateur en deftinant les biens de la terre aux hommes, a été de leur fournir la fubfiftance: mais les hommes devoient chercher leur nourriture dans leurs endroits de naisTome XXVII.

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fance pendant que ces endroits pouvoient la leur fournir. Ainfi il ́ auroit été abfurde, fi dans la communauté primitive un Aliatique, par pur caprice, & pour faire usage du droit de communauté primitive, fût venu en Europe pour fe nourrir & enlever les fruits que la terre produifoit pour les Européens; je dis qu'en ce cas-là, les Européens, fachant que l'Afie pouvoit en fournir affez à ce vagabond, auroient pu le chaffer du milieu d'eux, malgré le droit de communauté. Ainfi, le confentement fur lequel je crois fondé le droit de Propriété a été celui des membres à l'égard de la même famille, celui des familles à l'égard d'un hameau, & c'eft la confervation de ce droit de partage que les familles auroient fait des terres qui étoient à leur bienséance, qui donna l'idée à ces mêmes familles de s'allier pour leur défense commune, & d'établir la fociété civile. L'exemple qu'on pour roit apporter des Européens qui fe font emparés de très-vaftes contrées dans les autres parties de la terre, fimplement par la prife de poffeffion, & que cette Propriété a été jugée valable par les puiffances refpectives de l'Europe, fait un cas différent. Car outre que ces établiffemens font cenfés appartenir à ceux qui en ont pris poffeffion les premiers, plutôt par la loi du plus fort que par la prife de poffeffion, comme l'hiftoire de ces conquêtes nous en inftruit affez; une bonne partie de ces contrées dont les Européens fe font emparés, étoient des terres incultes entiérement abandonnées, & inutiles à la nourriture du peu d'habitans des pays conquis. On pouvoit donc regarder ces contrées défertes & abandonnées, comme des biens qui étoient même hors de la communauté négative, puifqu'elles étoient privées d'habitans qui puffent y avoir un droit commun.

Ce confentement des membres d'une famille, ou des familles d'un hameau, étoit souvent exprès, enfuite d'un arrangement pris ensemble; ou tacite, principalement fondé fur la culture des terres. Une famille accoutumée à tirer la nourriture d'un certain quartier, & ayant remarqué que la culture lui en fourniffoit de la meilleure & en plus grande abondance elle aidoit la nature par l'art, le travail & l'industrie, ce qui lui donnoit un droit particulier fur le produit de cette terre; & cette même permiffion de cultiver une partie de la terre qui avoifinoit le hameau, étoit un confentement tacite de la part des autres familles, qui fentoient très-bien qu'elles n'auroient pas pu prétendre de la famille qui cultivoit un certain terrain les fruits de fon travail.

3. Si ce confentement étoit néceffaire, afin que quelqu'un pût légitimement s'approprier une chofe qui n'eft à personne, on mourroit mille fois de faim au milieu de l'abondance.

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La réponse que nous venons de donner à l'argument précédent, fait voir que ce confentement n'étoit pas auffi difficile à obtenir qu'on le croit. Au commencement les hommes fe nourriffoient de ce que la terre produifoit naturellement; & pour lors il y en avoit de refte : les hommes fe multipliant, ils fe féparoient, ils s'éloignoient pour trouver d'autre nour

riture; enfin les hommes fe multipliant encore, on trouva le moyen de faire rendre à la terre ce qu'il falloit au nombre des hommes, par le moyen de la culture. Je ne vois pas que ce confentement eût été fì difficile que les hommes euffent pu mourir de faim.

4°. Enfin, tant s'en faut que ce confentement foit néceffaire, que les autres hommes ne fauroient s'opposer à l'acquifition d'une chofe, qui n'eft à perfonne, fans s'oppofer à l'intention du créateur, & par conféquent fans injustice.

Il ne fuffit pas que la chofe ne foit à perfonne pour être en droit de s'en emparer légitimement: il faut encore que cette même chose ne foit néceffaire à perfonne. Car fuppofons l'homme dans la communauté primitive; fuppofition néceffaire dans la recherche de l'origine de la Propriété; les biens de la terre n'étoient à perfonne; mais comme ils étoient néceffaires à la vie du genre-humain, tous les autres auroient pu, & dû même s'opposer à l'entreprise de celui qui auroit prétendu s'en approprier une partie; parce qu'on les auroit privés de cette partie de nourriture que le bien approprié pouvoit leur fournir. Et je ne vois pas comment ils s'oppoferoient par-là à l'intention du créateur, qui leur ayant accordé la terre & ses productions, il a laiffé à leur prudence à prendre les mefures néceffaires pour ufer honnêtement de ce droit. Or pourquoi ne s'oppoferoit-on pas à l'invafion d'une feule perfonne, fans le confentement des autres? La prudence humaine eft-elle renfermée dans la feule perfonne qui eft le premier occupant? Tous les hommes, en vertu de la deftination des biens de la terre à leurs befoins, ont naturellement le droit de fe fervir de ces biens de la maniere qu'ils le jugent à propos, en fuivant les regles de la fociabilité : comment donc accorderons-nous de bon gré une partie de ces biens à une perfonne qui s'en empare, & qui nous dit cela eft à moi fans nous avoir confulté, ou fans notre permiffion expreffe ou tacite? Eftce là fuivre les loix de la fociabilité?

Au refte, je sens très-bien, que s'il n'y a perfonne qui s'y oppofe, la fimple prise de poffeffion peut donner un droit de Propriété; car par-là même qu'il n'y avoit perfonne qui s'y opposât, il s'enfuit manifeftement, que le bien occupé n'étoit néceffaire à perfonne, & que celui qui s'en empare peut en tirer feul fa fubfiftance, fur-tout s'il le cultive & qu'il en jouiffe pendant un certain temps fans oppofition; puifque la prescription augmente fon droit tout contribue auffi à lui en affurer la Propriété, fans qu'il foit néceffaire d'avoir l'exprès confentement, dès qu'il n'y a perfonne à qui il pût le demander. Mais lorsque l'on cherche l'origine & le fondement de la Propriété, il ne faut pas fuppofer un homme ifolé, mais un homme vivant avec les autres hommes en fociété naturelle, & ufant des biens de la terre en commun. Je dis, que tout occupant fans aucun confentement exprès ou tacite, feroit un ufurpateur; parce qu'il agiroit contre l'intention de Dieu, & par conféquent avec injuftice.

5o. Une comparaison, dit-on, achevera d'éclaircir la chofe. Quand un pere de famille fait fervir quelque plat fur la table pour la nourriture de fes enfans, il n'affigne pas à chacun fa portion, mais ce dont chacun se faifit honnêtement eft à lui, quoiqu'auparavant il n'y eût pas plus de droit que les autres, & que ceux-ci ne lui ayent pas donné la permiffion de prendre tel ou tel morceau.

Cette comparaifon me femble plutôt propre à confirmer que le fondement de la Propriété eft le confentement. D'abord les enfans ou les domeftiques ont droit à la nourriture en général; s'ils fe nourriffent donc à table, ce n'eft pas fimplement par la prile de poffeffion, ou parce qu'ils la faififfent, qu'elle eft à eux, mais par le droit que la loi de la confervation leur donne. Quant au choix qu'ils font à table, un pere de famille ne le leur accordera que lorsqu'il fera fûr que par une préalable éducation ils fe feront accoutumés à fe fervir honnêtement. Le pere donc leur accorde tacitement ce choix parce qu'il préfume qu'ils n'en abuseront pas : en effet dès qu'il s'appercevra qu'ils ne choififfent pas honnêtement, il leur refusera le choix. On ne comprendra peut-être guere, comment Locke, ce grand maître d'éducation, puiffe avoir fait ufage de cette comparaifon pour prouver que la prife de poffeffion eft le feul fondement de la Propriété. Pour fonder cette opinion fur la comparaison rapportée, il faut fuppofer que les enfans puiffent choifir à table fans permiffion expreffe ou tacite de leurs pere & mere. Locke lui-même n'auroit pas voulu propofer cette mauvaise maxime dans fon excellent traité d'éducation.

Je ne veux pas paffer fous filence une raifon qu'emploie Barbeyrac pour prouver que le droit de Propriété eft fondé fimplement fur la prife de poffeffion & dont il fait beaucoup de cas. » Car, dit-il, quand plufieurs » chofes font données en général à une multitude de gens qui n'exiftent » pas tous à la fois, & qui ne peuvent ou ne veulent pas les pofféder >> toutes en commun, tels que font les hommes, confidérés dans tous les » temps & dans tous les lieux, l'intention du donateur eft fans doute que » ceux qui viennent les premiers acquierent fur celles de ces choses dont » ils s'emparent, un droit particulier, exclufif des prétentions de tous les » autres, fans qu'il foit befoin du confentement de ceux-ci. Toute prise » de poffeffion a même, par un effet de la volonté du donateur, une vertu » propre de faire en forte que le premier occupant s'approprie légitime»ment quelqu'une des chofes données en commun: pourvu qu'il n'en » prenne pas plus qu'il n'en faut, & qu'il en laiffe affez pour les autres. » Not. 4. au S. 4. du chapitre iv. du Droit de la Nature & des Gens, de Puffendorff.

Si l'idée de Barbeyrac étoit jufte, il s'enfuivroit que tous les propriétaires d'aujourd'hui feroient des propriétaires de mauvaise foi. Car fi les premiers occupans ont acquis un droit particulier, exclufif des prétentions de tous ceux qui n'exiftoient pas encore, des descendans de ces premiers occupans

n'y avoient point de droit; parce que pour qu'ils en euffent il faudroit que leurs ancêtres euffent obtenu quelque chofe pour eux & pour leurs defcendans mais, dit Barbeyrac, les hommes n'ayant pas pu exister tous à la fois, l'intention du donateur a été que ceux qui font venus les premiers, acquiffent fur celles de ces chofes dont ils s'emparoient un droit particulier, exclufif des prétentions de tous les autres or ces autres font les defcendans des premiers occupans. Ajoutons encore, qu'on n'acquiert jamais une chofe pour foi & fes defcendans, fans une convention expreffe ou tacite.

Que toute prife de poffeffion, par une fuite de la volonté du donateur ait même une vertu propre de faire que le premier occupant s'approprie légitimement quelqu'une des chofes, données en commun, on le dit plus facilement qu'on ne le prouve; car c'eft-là principalement où gît la queftion. En effet, loin que la prife de poffeffion feule donne le droit de Propriété, il y a de longues poffeffions qui ne peuvent pas même accorder ce droit, telles que les poffeffions de mauvaife foi. Enfin, le donateur en accordant les biens de la terre aux hommes, a compris dans cette dona-i tion non-feulement les premiers hommes, mais tout le genre-humain ; or les premiers hommes ne pouvoient s'approprier les différentes parties de la terre pour eux & pour leurs defcendans fans ftipuler, foit expreffément

foit tacitement.

6°. Les jurifconfultes romains, ajoute-t-on, expliquent la chofe de la même maniere. Ils difent que la Propriété des biens a commencé par la prise de poffeffion, & qu'il en refte encore aujourd'hui une trace dans les chofes qui font demeurées communes, lefquelles appartiennent au premier occupant. Dominium rerum ex naturali poffeffione cæpiffe, Nerva filius ait, ejufque rei veftigium remanere de his, quae terra, mari aut cœlo capiuntur ; nam hæc protinùs eorum fiunt, qui primi poffeffionem eorum adprehenderint, L. I. H. De A. vel O. P. XLI. 2.

Cette décision du jurifconfulte romain n'a pas plus de poids que celle des autres auteurs qui font du même fentiment: & nous nous garderons bien de décider des maximes du droit naturel d'après les décifions du droit romain. Les exemples qu'il apporte de ce qui s'eft pratiqué après l'établiffement de la Propriété ne prouvent pas, que l'origine de la Propriété ait eu la même fource. Car, aujourd'hui que les biens de la terre appartiennent généralement en propre, s'il y avoit quelque coin qui n'appartînt à perfonne, la prise de poffeffion fuffiroit pour en acquérir la Propriété, parce que la communauté primitive n'ayant plus lieu, les hommes font cenfès être plus ou moins fuffifamment partagés; & par-là un coin abandonné de tout le monde, fans propriétaire, s'offre naturellement au premier occupant, parce qu'il ne fait pas avec qui convenir pour s'en emparer. Mais dans la communauté primitive, lorfque tous les hommes avoient un droit égal fur les biens de la terre; il y auroit eu de l'injustice de s'en

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