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ROME ANCIENNE.

DU GOUVERNEMENT DES ROMAINS.

ROME, qui a eu befoin du fecours de la fable, pour cacher la baffeffe

de fon origine, réceptacle de bandits, fondée par un fratricide, formée par l'affemblage des femmes enlevées à leurs familles, devint la maîtreffe du monde. Une grande partie de la terre fut ou fujette ou alliée des Romains; & avec eux, les liens de l'alliance n'étoient guere moins pesans que ceux de la fujétion.

Les livres font pleins de détails qui regardent le commencement, les progrès, les diverses situations, & la fin de ce peuple célébre. Tout le monde fait que Rome, dont la fondation fuivit de près celle de Carthage, fut d'abord gouvernée monarchiquement; qu'après l'expulfion des rois, l'autorité fuprême fut partagée entre les confuls, le fénat, & le peuple; que la république chercha entre les patriciens & les plébéïens, un équilibre de puiffance qu'elle ne trouva jamais; qu'elle eut fouvent recours à la création du dictateur dont l'autorité étoit comme monarchique; qu'elle retourna à la monarchie par où elle avoit commencé; & qu'elle y persista jufqu'à l'entier renversement de fon Empire.

Romulus, que ce peuple naiffant fe donna pour roi, commanda les ar mées, eut l'intendance des facrifices, & jugea les affaires civiles & criminelles. Il établit un fénat qu'il rendit arbitre fuprême de tout ce que le roi jugeroit à propos de renvoyer à fon tribunal, fans qu'il fût permis d'appeller de ce qui y feroit décidé, à la pluralité des fuffrages. Il autorisa le peuple à créer les magiftrats, à faire des loix, à décider de la guerre ou de la paix, quand le roi le permettoit; mais il limita ce pouvoir, & les réfolutions du peuple n'avoient point de force, qu'elles ne fuffent confirmées par le fénat où le roi préfidoit. L'expulfion de Tarquin-le-fuperbe mit fin à la royauté dans Rome, & y forma un gouvernement républicain.

Le gouvernement de la république ne fut, à divers égards, qu'un gouvernement irrégulier, monarchique, ariftocratique, populaire; les confuls y repréfentoient la monarchie; le fénat, l'ariftocratie; le peuple, la démocratie. C'eft le hafard, au fentiment de Polybe (a), qui fit prendre à la république Romaine une forme que Lacédémone choifit par goût. Cet auteur (b) penfe que le rapport mutuel & le concert de tous les ordres de la république Romaine, ont rendu le gouvernement de Rome le plus ac

(a) Frag. lib. VI.

(b) Dans ses réflexions fur le gouvernement des Romains.

compli qu'on ait jamais vu; mais ce concert mutuel, quand exifta-t-il ? Le fénat & les confuls, le peuple & les tribuns ne furent-ils pas perpétuellement aux prifes? Ne facrifierent-ils pas toujours à l'intérêt particu lier de leur corps, le bonheur public qui doit être l'objet de tout fage gouvernement? Toutes ces diffentions anéantirent enfin la république, & donnerent la naiffance à un Empire plus defpotique qu'aucun gouvernement ne l'a jamais été, quoiqu'on nous parle toujours de la valeur des Romains, & qu'on ne nous dife jamais rien de leur lâcheté.

Les empereurs laifferent fubfifter quelque forme extérieure des anciens usages; mais fous ces tyrans, on vit jufqu'où l'efprit d'esclavage pouvoit être porté, comme l'on avoit vu fous la république jusqu'à, quel période la liberté pouvoit aller (a). L'un de ces empereurs, le plus grand ennemi de la liberté publique, ne fortoit, dit-on, jamais du fénat, qu'il ne s'écriât en langage Grec : O hommes nés pour la fervitude (b)!

Il faut fans doute compter pour la premiere caufe de la grandeur où parvinrent les Romains, l'amour extrême qu'ils avoient pour leur patrie. La religion eft le garant le plus fûr qu'on puiffe avoir des mœurs des hommes; & les Romains mêloient quelque fentiment religieux à l'amour de leur pays. Cette ville fondée fous les meilleures aufpices, ces deftinées qui leur promettoient l'empire de l'univers, ce Romulus leur roi & leur dieu, ce capitole éternel comme la ville, la ville éternelle comme fon fondateur, tout cela avoit fait fur l'efprit des Romains une très-vive impreffion.

Le fénat, toujours fatigué par les plaintes & par les demandes du peuple, cherchoit à l'occuper au-dehors or la guerre étoit prefque toujours agréable au peuple, parce qu'on avoit trouvé le moyen de la rendre utile au citoyen & au foldat, par la fage diftribution du butin. Une guerre per pétuelle donna aux Romains une profonde connoiffance de l'art militaire, pendant que les nations voifines, tantôt en guerre, tantôt en paix, perdoient pendant la paix le fruit des exemples qu'une guerre paffagere leur avoit fournis.

Une autre fuite de la guerre continuelle, fut que les Romains ne firent jamais la paix que vainqueurs. En effet, pourquoi faire une paix honteufe avec un peuple pour aller en attaquer un autre? Ils augmentoient leurs prétentions, à proportion de leurs défaites; & par-là, ils confternoient les vainqueurs, en s'impofant à eux-mêmes une plus grande néceffité de vaincre. La conftance & la valeur leur devinrent des vertus néceffaires, & elles ne purent être diftinguées chez eux d'avec le défir de leur propre confervation.

(a) Tacit. in Proamio Vita Agricola.

(b) O homines ad fervitutem nati! Tacit. annal. lib. III.

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Les nations de l'Europe prefque également aguerries, n'ont guère de confiance que dans le nombre; mais chaque Romain, plus robufte & plus déterminé que fon ennemi, comptoit toujours fur fon courage. Ces hommes endurcis à toutes fortes de travaux, qui faifoient la guerre, & qui effuyoient des fatigues en tant de climats, étoient naturellement fains & vigoureux; nos armées au contraire fe fondent, pour ainfi-dire, par le travail immodéré des foldats, & fur-tout par le fouillement des terres. C'étoit par un travail continuel que les foldats Romains fe confervoient, c'est par un travail extraordinaire que les nôtres périffent. Quelle en peut être la raison? Ne feroit-ce pas parce que nos foldats paflent fans ceffe d'une extrême oifiveté à un travail extrême.

Chez les peuples modernes, les défertions font fréquentes, parce que les foldats font la plus vile partie de chaque nation, & qu'il n'y en a aucune qui croie avoir un grand avantage fur les autres. Chez les Romains, les désertions étoient plus rares; des foldats tirés d'un peuple fi orgueilleux, fi fûr de commander aux autres nations, ne pouvoient guere penser à s'avilir jufqu'à ceffer d'être Romains.

Ce qui a le plus contribué à rendre les Romains maîtres du monde c'eft qu'ayant combattu fucceffivement contre tous les peuples, ils ont toujours renoncé à leurs ufages, dès qu'ils en ont trouvé de meilleurs. Leur principale attention étoit d'examiner en quoi l'ennemi pouvoit avoir de la fupériorité fur eux, & d'abord ils y mettoient ordre. Les épées tranchantes des Gaulois (a) & les éléphans de Pirrhus ne les furprirent qu'une fois. Ils fuppléerent à la foibleffe de leur cavalerie (b), d'abord en ôtant les brides des chevaux, afin que l'impétuofité en fût irrévocable, enfuite en y mêlant des velides (c). Ils éluderent la fcience des pilotes par l'invention d'une machine que Polybe a décrite. La guerre étoit pour eux, comme dit Joseph (d), une méditation; & la paix, un exercice. Si quelque peuple eut, de fa nature, quelque avantage particulier, les Romains en firent d'abord ufage, Ils ne négligerent rien pour avoir des chevaux Numides, des archers Crétois, des frondeurs Baleares, des vaiffeaux Rhodiens. Enfin, jamais nation ne fe prépara à la guerre avec tant de prudence, & ne la fit avec tant de hardieffe.

(a) Les Romains préfentoient leurs javelots qui recevoient les coups des épées Gauloifes & les émouffoient.

(b) Lorfqu'ils firent la guerre aux petits peuples d'Italie, leur cavalerie se trouva encore meilleure que celle de leurs ennemis. C'est qu'on prenoit pour la cavalerie les meilleurs hommes & les plus confidérables citoyens à qui le public entretenoit un cheval. Quand ils mettoient pied à terre, il n'y avoit point d'infanterie plus redoutable, & très-fouvent ils déterminoient la victoire.

(c) C'étoient de jeunes hommes légérement armés, & les plus habiles de la légion qui, au moindre fignal, fautoient fur la croupe des chevaux, ou combattoient à pied. Val. Max. liv. II; Tite-Live, liv. XXVI,

(d) De Bello Judaic, lib. II. .

Comme

Comme les peuples de notre Europe ont, à peu près les mêmes arts, les mêmes armes, la même difcipline, & la même maniere de faire la guerre, les avantages font balancés, & il y a une telle difproportion dans la puiffance, qu'il n'eft pas poffible qu'un petit Etat forte de fon abaiffement par fes propres forces. Une expérience continuelle a pu faire connoître en Europe, qu'un prince qui a un million de fujets ne peut guere entretenir continuellement plus de dix mille foldats, fans détruire fon Etat. Il n'y a parmi nous que les puiffantes nations qui ayent des armées, parce que nous ne cultivons pas une partie du gouvernement aux dépens des autres; le marchand, le laboureur, le foldat, ont des fonctions totalement féparées, & fervent leur pays dans des claffes différentes. Il n'en étoit pas de même dans les anciennes républiques, & fur-tout chez les Romains. Leur gouvernement fut presque toujours abfolument militaire, tout citoyen étoit foldat, & le partage égal des terres rendit Rome capable de s'élever, parce que chaque citoyen avoit un intérêt égal à défendre la patrie. Quand les loix ceffoient d'être exactement observées, à Rome, les chofes revenoient au point où elles font parmi nous, & c'eft fur quoi l'hiftorien Romain fait cette obfervation. » Alors on forma, de la jeunesse de la » ville & de celle de la campagne, dix légions dont chacune étoit com» pofée de quatre mille deux cents hommes d'infanterie, & de trois cents » cavaliers. Aujourd'hui que le peuple Romain a étendu fa domination >> fur l'univers entier, fi quelque néceffité preffante demandoit qu'on levât » promptement une nouvelle armée de citoyens, on auroit bien de la » peine à raffembler de fi grandes forces, tant il eft vrai qu'en négligeant » tout ce qui peut nous fauver, nous n'avons acquis que ce qui ruinera » quelque jour l'empire, c'eft-à-dire, le luxe & les richeffes (a). « L'avarice de quelques particuliers & la prodigalité des autres, faifoient paffer les fonds de terre dans peu de mains; & d'abord les arts s'introduifirent pour les befoins mutuels des riches. Il n'y avoit prefque plus de citoyens ni de foldats, car les fonds de terre, employés auparavant à l'entretien de ces derniers, ne fervoient plus qu'à celui des efclaves & des artifans qui étoient les inftrumens du luxe des nouveaux poffeffeurs. Ces fortes de gens ne pouvoient être de bons foldats, ils étoient lâches, déjà corrompus par le luxe des villes & fouvent par leur art même, & comme ils n'avoient point de patrie, à proprement parler, & qu'ils jouiffoient de leur industrie. par-tout, ils avoient peu à perdre.

Ce n'eft pas moins par leur politique que par leurs armes, que les Romains acquirent l'empire du monde.

Quand ils avoient plufieurs ennemis fur les bras, ils accordoient une treve au plus foible qui fe croyoit heureux de l'obtenir, comptant pour beaucoup d'avoir retardé fa ruine.

(a) Tite-Live, premiere décade, liv. 7. Tome XXVII.

Mmmm

Lorfqu'ils étoient occupés à une grande guerre, le fénat ne diffimuloit toutes fortes d'injures, que parce qu'il attendoit dans le filence que le temps de la punition fût venu. Si quelque peuple lui envoyoit les coupables, il refufoit de les punir, aimant mieux tenir toute la nation pour criminelle & fe réserver une vengeance utile.

Ils ne manquoient pas de prétextes pour faire la guerre, & ils faififfoient les plus légers. Leur coutume étant de parler toujours en maîtres, les ambaffadeurs qu'ils envoyoient aux nations, qui n'avoient point encore fenti leur puiffance, étoient furement maltraités; & ces mauvais traitemens étoient pour les Romains, un prétexte de faire la guerre. C'est ainsi qu'ils s'y prirent, pour la faire aux Dalmates (a).

Comme ils s'étoient perfuadés que les deftinées leur avoient accordé l'empire du monde, ils regardoient comme jufte tout ce qui les conduisoir à cette grandeur, & faifoient la paix d'auffi mauvaise foi que la guerre. Ils mettoient dans leurs traités des conditions qui commençoient toujours la ruine de leurs ennemis, & ils ne manquoient jamais d'abufer de la fubtilité des termes, pour recommencer la guerre contre une nation abusée & affoiblie. Après avoir effuyé une longue & périlleufe guerre, après avoir passé les mers & s'être confumé en frais, le peuple Romain fit déclarer, par la voie d'un héraut, dans une affemblée générale, qu'il rendoit la liberté à toutes les villes de la Grece, & ne vouloit d'autre fruit de fa victoire, que le plaifir de délivrer les Grecs d'oppreffion; mais cette modération apparente cachoit une profonde diffimulation. Deux puiffances partageoient alors la Grece, les républiques Grecques, & la Macédoine, & elles étoient toujours en guerre, les unes, pour conferver les débris de leur ancienne liberté; l'autre, pour achever de fe les affervir. Les Romains fentoient qu'ils n'avoient rien à craindre de ces petites républiques affoiblies par leurs divifions inteftines, par leurs jaloufies réciproques, & par les guerres qu'elles avoient eu à foutenir au dehors; mais la Macédoine, qui avoit des troupes aguerries, qui ne perdoit point de vue la gloire de fes anciens rois, qui avoit porté autrefois fes conquêtes jufqu'au bout du monde, qui confervoit précieufement un défir chimérique, & néanmoins vif de la monarchie univerfelle, & qui avoit une alliance comme naturelle avec les rois d'Egypte & de Syrie, fortis de la même origine, donnoit aux Romains de juftes alarmes. Rome, depuis la défaite de Carthage, ne pouvoit trouver d'obftacle à fes deffeins ambitieux, que dans ces puiffans royaumes qui partageoient entre eux le refte de l'univers, & en particulier dans celui de Macédoine plus voifin de l'Italie que tous les autres. Pour mettre donc un contrepoids à la puiffance Macédonienne, les Romains fe déclarerent hautement pour ces républiques, fans autre deffein, ce fembloit, que de les défendre contre leurs oppreffeurs; ils affecterent de leur montrer

(a) Plutarq.

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